Concile du Latran 2

Darras tome 16 p. 86

 

   5. Les actes furent aussitôt traduits du latin en grec, et envoyés aux églises d'Orient et d'Occident.   Nous  avons  encore l'encyclique adressée à ce sujet par saint Martin « à tous les fidèles

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du Christ 1, » et les lettres particulières de ce pape aux églises de Carthage !, de Philadelphie 3, d'Esbuntis(Isbi)4, à l'archimandrite de saint Théodore, Georges 5, et à un personnage nommé Pierre, qualifié d'illustre 6, qui nous est d'ailleurs inconnu et qui vrai­semblablement exerçait une charge de préfet impérial en Orient. Ce qui préoccupait le plus vivement la sollicitude du pontife était la manière de faire parvenir à la cour de Constantinople les actes d'une assemblée où l'hérésie favorite de l'empereur, publiquement imposée par décret à tous les sujets de l'empire, venait d'être frappée d'anathème. Les relations officielles du saint siège avec Byzance étaient rompues, depuis les outrages et l'expulsion violente dont Martin lui-même avait été l'objet en qualité d'apocrisiaire. De nouveaux légats apostoliques, sans autre caractère que celui d'en­voyés du pontife romain, ne devaient pas être mieux reçus. Le pape s'adressa aux deux rois de Neustrie et d'Austrasie, Clovis II et Sigebert III, leur demandant des évêques de leur nation qu'il pût envoyer à Constantinople. Des ambassadeurs francs, n'étant pas sujets de l'empire grec, eussent élé moins exposés aux vio­lences et à la perfidie byzantines. Voici en quels termes le pape parle de son projet dans une lettre à saint Amand de Maëstricht : « Vous n'ignorez pas la persécution et les sacrilèges attentats que depuis quinze ans la sainte et catholique Église subit de la part des évêques de Constantinople, Sergius, Pyrrhus et leur suc­cesseur actuel l'intrus Paul. Afin de répondre aux devoirs de notre charge, nous avons convoqué à Rome une assemblée générale des évêques nos frères. Tous ensemble, d'une seule voix, d'un seul cœur, nous avons condamné la nouvelle et abominable hérésie, mélange d'antiques erreurs empruntées aux disciples d'Apollinaire, aux sévériens, aux eutychéens, à Manès lui-même. Nous vous transmettons avec notre lettre encyclique le volume renfermant les actes du con­cile. Votre fraternité en fera connaître la teneur dans un synode où elle réunira les évêques ses suffragants, dont elle recueillera les

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1. Patr. lat., tom. LXXXVH, col. 119. — 2. Ibid., col. 146. — 3 Ibid., col. 154. — 4.  Ibid., col. 163. Cf. chap. précéd., n° 1, note 1. —5. Patr. lat., tom. cit., col. 167. — 6. Ibid., col. 174.

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souscriptions. Suppliez notre très-précellent fils le roi des Francs Sigebert, de nous envoyer quelques-uns des évêques de ses états qui puissent, avec la protection divine, remplir le rôle de légats près du très-clément empereur d'Orient, et lui porter les actes de notre concile 1. » Les lettres du pape saint Martin à Clovis II ne nous ont pas été conservées. Mais un témoignage précis de saint Ouen ne permet pas de douter de leur existence. «Le très-bienheureux pape Martin, dit-il, envoya dans les Gaules les actes du concile où il venait de définir avec tant de précision la foi catholique. Il y joignit pour le roi des Francs une lettre par laquelle il le priait de lui envoyer des hommes instruits et dévoués qui pussent lui venir en aide dans sa lutte contre les hérétiques. Eloi serait parti sur-le-champ pour répondre à cet appel, et je l'eusse
accompagné moi-même, car notre amitié mettait tout en commun. Une circonstance particulière le força de différer son voyage. Dans l'intervalle, l'ennemi du genre humain souffla toutes ses fureurs dans l'âme des monothélites, et Martin fut enlevé de Rome 2. »

 

   6. L'empressement de Clovis II à se prêter aux vues du pape, en lui accordant pour une mission glorieuse mais  délicate et pleine de périls les deux plus grandes lumières de l'église des Gaules, nous révèle à la cour de Neustrie la pieuse influence d'une jeune reine qui rappelait sur le trône les vertus de sainte Clotilde et de sainte Radegonde. La Providence avait conduit, comme par la main, une captive anglo-saxonne pour la faire régner sur les Francs. Bathilde, c'était son nom, avait été enlevée au foyer paternel à la suite d'une de ces guerres locales, si fré­quentes alors dans la Grande-Bretagne. La noblesse de son origine ne la sauva point de la servitude. Transportée dans les Gaules avec d'autres prisonniers de guerre, elle fut vendue comme eux par ses ravisseurs, qui trafiquaient en pirates des victimes de leurs exploits militaires. Un leude neustrien Erchinoald l'acheta. La modestie de la jeune esclave, sa rare beauté, ses malheurs tou-

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1 S. Martin., Epist. ad Amandum; Patr. lai., tom. cit., col. 138. 2. Audoen., Vit. S.Eligii, lib. I, cap. xxxm-xxxiv ; Patr. lat., tom. LXXXVII, col. 505.

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chèrent le cœur de son maître. Il l'éleva avec une affection paternelle. A la mort du maire du palais Éga, Erchinoald lui fut donné pour successeur. Bathilde le suivit au palais mérovingien, où le jeune roi Glovis II couronna la captive, et la fit monter en 649 sur le trône des Francs. Bathilde ne fit servir son pouvoir qu'au soulagement des malheureux. Saint Éloi, saint Ouen, saint Landéric de Paris, le premier surtout, devinrent ses conseillers habituels : ils lui donnèrent en qualité d'aumônier un clerc nommé Genesius (saint Genès), qui devait plus tard illustrer le siège métro­politain de Lyon et faire revivre les grands exemples des Pothin et des Irénée. On comprend dès lors le favorable accueil fait par la cour de Neustrie aux propositions de saint Martin Ier. En Austrasie, où régnait le bienheureux Sigebert III et où l'influence de saint Amand était considérable, on aurait cru pouvoir compter sur un pareil résultat. Mais Pépin de Landen avait, dans l'an 639, terminé sa glorieuse carrière. Son fils Grimoald lui avait succédé au pouvoir sans hériter de ses vertus. Jamais contraste ne fut plus marqué dans l'histoire. Nous aurons bientôt l'occasion d'en donner la preuve en racontant les tragédies que l'ambition de Grimoald suscita dans le palais austrasien. Pour le moment il dissimulait, sous un prince jeune et pieux, la perfidie de son caractère. Tou­tefois, par échappées, il laissait déjà pressentir les mauvaises ins­pirations de son génie. Ainsi, pendant qu'en Neustrie deux conciles se réunissaient librement, l'un à Nantes, l'autre à Châlons-sur-Saône (650)1, pour souscrire aux décisions de celui de Latran, Grimoald, abusant de l'autorité et du nom de Sigebert, opposa les plus dures et les plus injustes défenses à la tenue du concile austrasien dont Wulfolède, métropolitain de Bourges, peut-être en vertu d'une commission spéciale du pape, avait pris l'initiative et déjà fixé l'époque 2. Saint Amand, seul de tous les évêques des

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1 Nous n'avons plus les actes de ces conciles.

2.  « Nous avons encore, dit le cardinal Pitra, conservée dans la correspon­dance de Desiderius de Cahors [Pair, lat., tom. LXXXVII, col. 264), la cir­culaire ministérielle envoyée dans cette circonstance aux évêques, par Grimoald. Elle ferait honneur au génie retors et chicanier de nos légistes

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Gaules, partit pour Rome. Il arriva encore à temps pour recevoir la bénédiction du pape saint Martin et lui faire agréer avec sa démission du siège de Maëstricht le choix de Remaclius (saint Remacle), auquel il voulait confier cet évêché pour demeurer lui-même plus libre de se vouer au ministère apostolique. Il n'était déjà plus question alors d'une ambassade solennelle à Constantinople. Le pape s'était borné simplement à transmettre à l'empereur les actes du concile romain, en les accompagnant
d'une lettre respectueuse mais ferme, dans laquelle il expo­sait la vérité et rappelait que la foi est le plus sûr boulevard des empires 1.

   7. Pour maintenir dans l'orthodoxie les chrétientés désolées de Palestine, de Syrie et d'Egypte, il crut nécessaire de conférer le titre et l'autorité de vicaire apostolique en Orient à l'évêque Jean de Philadelphie (l'ancienne Rabbath-Ammon), avec ordre de pour­voir incessamment les églises d'évêques, de prêtres et de diacres sincèrement attachés à la vraie doctrine. Ceux des hérétiques qui voudraient abjurer l'erreur devraient le faire par une profession de foi écrite et signée de leur main; ils pourraient ensuite être rétablis dans leur ministère, pourvu qu'il ne se trouvât point d'autre empêchement canonique. « Nous sommes en effet, dit saint Martin, les défenseurs, les gardiens, et non les prévarica­teurs des canons. » La correspondance pontificale adressée aux églises de Jérusalem et d'Antioche témoigne du lamentable état où les conquêtes musulmanes avaient réduit la Palestine et la

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parlementaires. Dès le premier mot, le maire du palais traite de fable le bruit d'un prochain concile. Comment pourrait-il en ignorer le lieu et les membres? Assurément il respecte les canons de l'Église, comme on les a toujours respectés au palais ; mais qu'on tienne concile, à telle époque, sans en prévenir le roi, ni le roi ni les grands ne sauraient le tolérer. Que si plus tard, en temps opportun, après avis préalable, on veut s'assembler pour le bien de l'Eglise ou de l'État, ou pour tout autre cause raisonnable, soit ; mais toutefois, on le répète, après information du roi. Bref, point de concile pour leur sainteté épiscopale, jusqu'à nouvel avis du bon plaisir royal. » (D. Pitra, Hist. de S. Léger, pag. 84, note.)

1. S. Martin, Epist. ad Constant, imper.; Pair, lat., tom. LXXXVII, col. 138.

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Syrie. Outre les ruines matérielles amoncelées par l'invasion, les fils de l'Islam, reprenant la politique de Chosroès, se déclaraient partout les alliés du schisme et de l'hérésie contre la foi catho­lique. Ils installaient de force des monothélites sur les sièges épiscopaux ; les nestoriens, les eutychéens recommençaient à infester la Syrie et l'Egypte. Le manichéisme auquel le pape faisait allu­sion, dans sa lettre à saint Amand, sortait des ténèbres dont les sévérités légales l'avaient depuis deux siècles contraint à s'enve­lopper. Il reparut au grand jour et s'annonça, dans sa nouvelle transformation, comme le frère aîné du monothélisme. De Samosate où il s'était perpétué dans quelques familles à l'état de société secrète, un de ses adeptes, du nom de Paul, le propagea en Orient et l'établit surtout en Arménie. Les sectaires, abandonnant la dénomination compromettante de manichéens, prétendirent que leur nouvel apôtre était réellement saint Paul descendu du ciel pour les instruire : ils s'appelèrent Pauliciens. Par une sorte de logique dans la démence, Constantin, l'un des plus ardents dis­ciples du nouveau Paul, se donna lui-même pour le vrai Sylvanus des épîtres du grand apôtre. « Le démon, selon le mot du chroni­queur Pierre de Sicile, soufflait manifestement l'illusion dans le monde. » Les pauliciens ne voulaient plus qu'on prononçât même le nom de leurs véritables ancêtres Basilide, Valentin, Térébinthe, Manès. Ils jetaient hautement l'anathème à la mémoire et aux écrits de ces vieux gnostiques décrédités. Pour eux, l'unique auto­rité était celle des Ecritures ; ils prétendaient y trouver les deux principes du bien et du mal coexistants et coéternels avec leurs conséquences nécessaires, le fatalisme et l'immoralité. L'institution de l'Église, la présence réelle, le culte de la croix, l'invocation de la vierge Marie et des saints, étaient à leurs yeux autant de formes prises par le génie du mal pour enchaîner les âmes simples et ignorantes. Ainsi le manichéisme, société occulte, et le mahométisme, société guerrière et conquérante, se donnaient la main au VIIe siècle pour renverser le grand édifice de l'Église et replonger les états chrétiens dans la barbarie. Aujourd'hui le croissant de Mahomet n'est plus redoutable, mais les ténébreuses affiliations de

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l'esprit du mal, sous des noms différents, poursuivent encore l'œuvre de Manès et des pauliciens.

 

   8. En luttant avec une vigueur apostolique contre ces ennemis de la foi, c'était la civilisation et l'ordre public que le pape Martin Ier défendait, pendant que l'empereur monothélite Cons­tant II désertait honteusement cette grande cause. Le dernier acte du courageux pontife, dans cette guerre qui devait lui coûter la vie, fut la déposition de l'évêque récemment élu de Thessalonique. Dans une lettre synodique adressée selon la coutume au saint siège, le nouveau titulaire, nommé Paul, faisait une profes­sion de foi vague et embarrassée, où l'œil exercé de saint Martin n'eut pas de peine à découvrir la tendance monothélite. Les dé­putés de Thessalonique assurèrent que leur évêque avait failli uniquement par inadvertance; que, soumis d'esprit et de cœur à la doctrine catholique, il s'empresserait de rectifier les inexactitudes, et d'éclaircir dans un sens orthodoxe les ambiguïtés de sa lettre. Le pape manda aussitôt à ses légats en Orient de signaler à Paul les points défectueux de sa profession de foi. Afin d'éviter toute méprise ultérieure, il leur transmit, rédigée d'avance, la formule qu'ils auraient à lui faire souscrire sans altération ni retran­chement quelconques. Malgré ces précautions, Paul réussit à tromper ou peut-être à séduire les apocrisiaires. Au lieu de souscrire purement et simplement la formule envoyée de Rome, il demanda à la transcrire de sa main et à la signer sur sa propre copie. En consentant à cette demande, les légats commettaient une première faute et violaient le texte de leurs instructions ; mais ils en firent une seconde bien plus grave, en ne réclamant pas contre l'omission calculée de l'adjectif naturelles, fusicai, que la formule pontificale ajoutait aux termes deux volontés et deux opéra­tions en Jésus-Christ. Ainsi que nous l'avons dit précédemment, le terminus technicus de l'orthodoxie était précisément deux volontés naturelles, deux opérations naturelles en Jésus-Christ. La suppres­sion du mot fusicai rejetait donc la profession de foi de l'évêque de Thessalonique dans les équivoques et les embûches où Sergius, au début de la controverse, avait voulu emprisonner la question. En

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présence d'une telle mauvaise foi, saint Martin comprit la néces­sité de sévir rigoureusement. Les légats durent expier leur fai­blesse par la pénitence canonique sous le sac et la cendre : l'évêque Paul fut déposé.

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