FOI CHRÉTIENNE
hier et aujourd'hui
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La destinée opposée du mythe et de l'Évangile dans le monde antique, la fin du mythe et la victoire de l'Évangile sont à expliquer essentiellement, au point de vue de l'histoire de la pensée, à partir du rapport antinomique établi dans les deux cas entre religion et philosophie, entre foi et raison.
Le paradoxe de la philosophie antique consiste, sous le rapport de l'histoire des religions, dans le fait d'avoir détruit le culte au niveau de la pensée, et essayé en même temps de le légitimer au niveau de la religion;
en d'autres termes elle n'était pas révolutionnaire en matière de religion mais tout au plus réformiste; pour elle, la religion était une question de règle de vie et non une question de vérité.
Paul, à la suite de la littérature sapientielle, a décrit très exactement ce processus, avec le langage de la prédication prophétique et des discours de sagesse de l'Ancien Testament, dans la lettre aux Romains (1, 18‑31). Déjà le livre de la Sagesse (Sg 13‑15) évoque ce destin fatal de la religion antique, ainsi que le paradoxe inhérent à la dissociation entre la vérité et la piété.
Les idées largement développées là, Paul les résume en quelques versets, où il décrit le sort de la religion antique dans ce cadre de la séparation du logos et du mythos: « car ce qu'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste: Dieu en effet le leur a manifesté.., mais bien qu'ayant connu Dieu, ils ne lui ont rendu comme à un Dieu ni gloire ni actions de grâces... ils ont changé la gloire de Dieu incorruptible contre une représentation, simple image d'hommes corruptibles, d'oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles » (Roi 1, 19‑23).
La religion ne suit pas le chemin du logos, elle reste attachée au mythos, dont pourtant elle a perçu la vacuité. A partir de ce moment‑là, sa chute devient inévitable. En se coupant de la vérité, la religion finit par n'être plus considérée que comme une simple institutio vitae, comme un simple cadre de vie, un certain style de vie.
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p83 LE DIEU DE LA FOI ET LE DIEU DES PHILOSOPHES
A l'encontre de cette situation, la position chrétienne a été vigoureusement décrite par Tertullien dans cette expression superbe et audacieuse: « Le Christ s'est désigné comme la Vérité et non pas comme la Coutume 15 » C'est là, à mon sens, une très grande affirmation de la théologie des Pères.
La lutte de l'Église primitive et la tâche permanente qui incombe à la foi chrétienne, si elle veut rester elle‑même, s'y trouvent résumées avec une densité extraordinaire.
A l'idolâtrie de la consuetudo romana, des traditions de la ville de Rome qui avait fait de ses coutumes la norme ultime de la conduite, s'oppose le droit exclusif de la vérité.
Le christianisme s'est rangé de façon décisive du côté de celle‑ci, et par le fait même il s'est détourné d'une conception de la religion réduite à n'être qu'un système de cérémonies, susceptible à la rigueur de recevoir un certain sens au prix d'un effort d'interprétation.
Ajoutons encore une remarque pour préciser ce qui précède. L'antiquité était arrivée à concilier rationnellement le dilemme de sa religion, de sa coupure d'avec la vérité reconnue par la philosophie, grâce à l'idée d'une triple théologie physique, politique et mythique.
Elle avait justifié la disjonction entre le mythos et le logos par la considération de la sensibilité populaire et du bien de l'État, la théologie mythique s'accordant avec une théologie politique. Autrement dit, elle avait opposé vérité et coutume, utilité et vérité.
Les défenseurs de la philosophie néo‑platonicienne ont fait un pas de plus. Ils donnaient du mythe une interprétation ontologique, en l'expliquant comme une théologie symbolique et en essayant de l'utiliser, au moyen d'une exégèse, comme voie d'accès à la vérité.
Or ce qui ne peut survivre que grâce à une interprétation, en fait, a déjà cessé de vivre. Naturellement, l'esprit humain se porte vers la vérité elle‑même et non pas vers ce qui, par les détours d'une méthode d'interprétation, est présenté comme étant compatible avec la vérité, mais il n'a plus aucune espèce de vérité.
Il est frappant de voir à quel point ces deux procédés sont d'actualité. A un moment où la vérité du fait chrétien semble se dissoudre et disparaître, on voit se dessiner à nouveau, dans la lutte du christianisme pour son existence, les deux méthodes précisément par lesquelles le polythéisme antique, sans y réussir, a essayé
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p84 DIEU
de faire face à son agonie.
D'une part, on abandonne la sphère de la vérité rationnelle pour se cantonner dans un domaine de pure religiosité, de pure foi, de pure révélation. Cet abandon, qu'on le veuille ou non, ressemble étrangement à celui du logos par la religion antique, à la fuite devant la vérité vers la simple coutume, devant la physis vers la politique.
D'autre part, il y a ce que j'appellerais en bref un christianisme d'interprétation. Grâce à la méthode d'interprétation, on supprime le scandale chrétien, en le dépouillant de son caractère choquant. Mais, de la sorte, on substitue à sa réalité une simple phraséologie; on prend un détour inutile pour dire la vérité simple, que, par une exégèse compliquée, on donne comme le sens véritable.
A l'encontre, l'option chrétienne primitive est radicalement différente. La foi chrétienne ‑nous l'avons vu ‑ a opté contre les dieux des religions pour le Dieu des philosophes, c'est‑à‑dire contre le mythos de la seule coutume pour la vérité de l'être lui-même. D'où le reproche d'athéisme adressé aux premiers chrétiens.
L'Église primitive, en effet, refusait tout l'univers de l'antique religio, le déclarant inacceptable et le rejetant comme de vaines coutumes contraires à la vérité. Quant au Dieu des philosophes qui avait trouvé grâce, l'antiquité lui attribuait peu d'importance au point de vue religieux; on le considérait comme une réalité académique, étrangère à la religion.
Le laisser subsister, ne reconnaître que lui seul, apparaissait comme irreligion, négation de la religion et athéisme. Le soupçon d'athéisme contre lequel le christianisme primitif eut à se défendre, met en évidence son orientation spirituelle, son option contre la religio et la coutume dépourvue de vérité, pour la seule vérité de l'être.