La cité de Dieu 3

tome 23  p. 460

 

CHAPITRE XV.

 

Exemple de Régulus qui, par religion, retourne volontairement en captivité, sans que sa piété le préserve de la mort.

 

  1. Ils ont cependant aussi, parmi leurs hommes illustres, un admirable exemple d'une captivité volontairement soufferte pour cause de religion. Marcus Attilius Régulus, général romain, fut pris par les Carthaginois; comme ces derniers aimaient mieux recouvrer leurs prisonniers que de retenir ceux des Romains, ils l'envoyèrent lui‑même à Rome avec les ambassadeurs pour traiter cette affaire, l'obligeant par serment de revenir à Carthage, si leur pro­position était repoussée. Il partit, et jugeant cet échange désavantageux pour la république, il dissuada les sénateurs de le faire. Après avoir émis cet avis, fidèle à son serment sans y être contraint par ses concitoyens, il retourna volon­tairement à Carthage. Là, on le fait mourir au milieu de tourments raffinés et épouvantables. Enfermé dans un coffre étroit, hérissé de pointes, où il est contraint de rester debout, il ne peut se pencher sans éprouver les plus atroces dou­leurs, et meurt exténué par la privation de som­meil. Certes, c'est avec justice qu'on exalte une

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Hérodote raconte cette fable dans son premier livre.

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vertu supérieure à une telle infortune. Cependant, il avait juré par ces dieux, dont le culte aujourd'hui défendu serait cause, disent‑ils, des calamités qui tombent sur le genre humain. Or, si ces dieux, qu'on honorait pour en obtenir les prospérités de cette vie, ont voulu ou permis que ce religieux observateur du serment souffrit de telles tortures, qu'aurait pu faire de plus cruel leur indignation pour châtier un parjure? Mais tirons de ce raisonnement une double conclusion. De vrai, Régulus avait un tel respect pour les dieux, que la fidélitè à son serment ne lui permet ni de rester dans sa patrie, ni de se retirer dans un autre lieu, mais l'oblige à retourner vers ses plus cruels ennemis. S'il jugeait cette fidélité, dont les suites furent si affreuses, profitable pour cette vie, il se trompait sans aucun doute. Son exemple prouve donc que le culte des dieux ne sert de rien pour la félicité temporelle, puisque lui si attaché à ce culte est vaiucu et fait prisonnier, et que pour avoir été religieux observateur de son serment, il meurt au milieu de supplices inouïs et atroces. Que si la piété envers les dieux obtient pour récompense le bonheur après cette vie, qu'on cesse donc de calomnier les âges chrétiens, qu'on cesse de prétendre que Rome a subi ces calamités, parce qu'elle n'adore plus ces dieux, puisque même en les honorant avec une piété scrupuleuse, elle aurait pu être aussi malheureuse que Régulus. A moins pourtant que, devant une vérité si manifeste, on ne pousse la folie et l'aveuglement, jusqu'à soutenir qu'un homme fidèle aux dieux peut être malheureux, mais qu'une ville entière ne saurait l'être; comme si la multitude étant toujours composée d'individus, la puissance de ces dieux était moins capable de protéger un seul qu'un plus grand nombre.

 

   2. Si l'on prétend que, dans cette captivité et au milieu de ces cruels supplices, Régulus a pu être heureux par la seule vertu de l'âme, cherchons avant tout cette vertu véritable, qui peut aussi rendre une cité heureuse; la ville n'étant qu'une société d'hommes unis, ce qui fait le bonheur de l'homme, doit aussi faire celui de la cité. Je ne veux point encore rechercher quelle fut la vertu de Régulus. Il suffit, pour le moment, que cet exemple illustre force nos adversaires à convenir que ce n'est point pour les biens du corps, ni pour des avantages extérieurs qu'on doit honorer les dieux. N'a‑t‑il pas, en effet, renoncé à toutes ces choses, plutôt que

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p462 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

d'offenser les dieux au nom desquels il avait juré. Mais que dire de ces hommes qui se glorifient d'un tel concitoyen, et craignent que la cité ne lui ressemble ? S'ils n'ont point cette crainte, qu'ils avouent donc qu'une ville aussi pieuse envers les dieux que le fut Régulus, a pu subir le sort de ce général, et qu'ils cessent de poursuivre le christianisme de leurs calomnies. Mais puisque cette question s'est élevée au sujet des chrétiens emmenés en captivité, qu'ils se rappellent donc cet exemple et se taisent, les détracteurs impudents et insensés de la religion la plus salutaire. Si ce n'a pas été une honte pour ces dieux, que, voulant rester fidèle à la foi jurée en leur nom, leur plus religieux serviteur ait été privé de sa patrie, sans en espérer une autre; que, captif, il ait subi de la part des ennemis une longue mort au milieu de tortures cruelles et inouïes; comment reprocher comme un crime au christianisme la captivité de ses enfants, qui, attendant avec une foi vive la patrie céleste, se considèrent comme des étrangers dans leurs propres demeures.

 

CHAPITRE XVI.

 

La violence subie pendant la captivité, même par les vierges consacrées, n'a pu flétrir en elles la chasteté de l'âme.

 

  Ils croient sans doute accabler les chrétiens d'un terrible reproche, quand, exagérant les maux de la captivité, ils ajoutent les violences exercées sur des femmes, des jeunes filles, et même sur des vierges consacrées. Or, ici, ce n'est ni la foi, ni la piété, ni même la vertu qu'on nomme chasteté, qui sont en jeu; c'est plutôt notre pensée qui éprouve de la difficulté à concilier les délicatesses de la pudeur avec les données de la raison. Aussi notre intention est‑elle moins de répondre à nos ennemis, que de consoler nos soeurs. Il faut donc poser comme un principe certain que la vertu, règle d'une bonne vie, a son siège dans l'âme, d'où elle commande aux membres du corps, et que le corps est saint, lorsque la volonté qui le gouverne est sainte. Tant que cette volonté demeure ferme et constante, tout ce qu'un autre fait du corps ou au corps, si on ne peut l'éviter sans pécher soi-même, ne rend point coupable celui qui le souffre. Mais, parmi ces violences que le corps d'autrui peut souffrir, s'il en est qui causent la douleur, il en est aussi qui peuvent produire la volupté. Or, bien qu'un tel outrage n'enlève point la chasteté, à laquelle l'âme reste constamment attachée, cependant il alarme la pudeur. Elle tremble qu'on ne croie à un consentement de l'esprit, dans un acte où peut‑être la chair n'a pu rester insensible.

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p463 LIVRE 1. ‑ CHAPITRE XVIII.

 

CHAPITRE XVII.

 

De la mort volontaire par crainte du châtiment ou

du déshonneur.

 

   Aussi, qui donc serait assez inhumain pour refuser le pardon à celles qui se sont donné la mort pour éviter cet outrage? Quant à celles qui n'ont pas voulu se tuer, pour ne pas commettre un crime elles‑mêmes, en se défendant du crime d'autrui, qui donc, à moins d'être insensé, oserait les en blâmer? En effet, s'il n'est pas permis de tuer de son autorité privée un homme, bien qu'il soit coupable, aucune loi ne permettant ce meurtre, certainement celui qui se donne la mort est homicide. Il est d'autant plus coupable en se tuant, qu'il était plus innocent dans la cause pour laquelle il se condamne à mourir. Si nous détestons avec raison l’action de Judas, si la Vérité déclare qu'en se pendant, il a plutôt aggravé qu'expié le crime de son infâme trahison; car son funeste repentir, désespérant de la miséricorde de Dieu, rendait impossible une salutaire pénitence; combien plus doit s'abstenir de se donner la mort, celui qui n’a point en soi de crime qui réclame une telle expiation? En se tuant, Judas tue un criminel, et cependant ce n'est pas seulement de la mort du Christ, c'est de la sienne aussi qu'il meurt coupable; c'est pour son crime, mais par un autre crime, qu'il se donne la mort. Pourquoi donc un homme qui n'a point fait de mal, s'en ferait‑il à lui‑même? En se tuant, il tue un in­nocent, pour empêcher qu'un autre ne soit cou­pable. Pour éviter qu'un autre ne commette un crime contre lui, pourquoi en commettrait‑il un lui‑même?

 

CHAPITRE XVIII.

 

De la violence que, malgré la volonté, le corps souffre de la part des autres.

 

        1. On craint peut‑être d'être souillé par la luxure d'autrui? Non, si elle est étrangère, elle ne peut souiller; et, si elle souille, elle n'est plus étrangère. La pureté est une vertu de l'âme; elle a pour compagne la force, qui la dispose à supporter toutes sortes de maux, plutôt que de consentir à ce qui est mal; or, nul homme, si constant et si chaste qu'il soit, ne peut répondre des violences qu'on peut faire subir à son corps, mais seulement du consentement ou du refus de sa volonté. Qui donc serait assez insensé pour croire qu'il a perdu la chasteté, si sur cette chair qui lui appartient, s'exerce et s'assouvit malgré lui une passion étrangère !

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p464 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

   Si la chasteté peut se perdre de cette manière, alors ce n'est plus une vertu de l'âme, elle n'est plus au nombre des biens qui constituent une vie bonne; non, elle doit être rangée parmi les qualités du corps, comme la force, la beauté, une santé florissante, et autres choses du même genre; biens dont la perte n'empêchent nullement la vie d'être bonne et sainte. Si la chasteté n'est rien autre chose, pourquoi s'efforcer de la conserver même au péril de sa vie ? Mais, si c'est un bien de l'âme, la violence que subit le corps ne peut rien contre elle. Il y a plus, c'est même un bien pour cette sainte continence, lorsqu'elle résiste aux attraits des concupiscences charnelles, elle sanctifie le corps lui‑même; avec l'inébranlable résolution de ne point céder à la volupté, le corps conserve sa sainteté, puisque la volonté d'en user saintement persévère, et que le corps, autant qu'il dépend de lui, en conserve la puissance.

 

2. Et de fait, la sainteté du corps ne consiste pas dans l'intégrité des membres ou dans leur préservation de tout contact; ne peuvent‑ils pas être froissés ou blessés par divers accidents, et les médecins, pour les guérir, ne sont‑ils pas obligés d'y faire des opérations qui répugnent ? Appelée à constater l'intégrité d'une jeune fille, une sage femme, soit malice, ignorance ou hasard, détruit en elle cette intégrité; y aurait‑il quelqu'un d'assez insensé pour soutenir que par un tel accident, cette vierge est flétrie même dans la sainteté de son corps. Aussi, tant que l’âme persévère dans la résolution, par laquelle le corps même a mérité d'être sanctifié, la vio­lence d'une passion étrangère ne saurait ravir au corps cette sainteté, que conserve un amour constant de la chasteté. Mais qu'une femme dont l'esprit est corrompu, violant les promesses faites à Dieu, aille se livrer à celui qui l'a sé­duite, dirons‑nous que pendant le trajet elle est encore chaste de corps, après avoir perdu cette chasteté de l'âme qui sanctifiait son corps? Loin de nous une telle erreur. Comprenons plutôt que le corps, même subissant la violence, ne perd point la sainteté, tant que l'âme demeure chaste; mais que, demeurât‑il intact, il perd cette vertu si la sainteté de l'âme est violée. Aussi rien qui doive être puni d'une mort vo­lontaire dans la femme qui, sans aucun consen­tement de sa part, a été victime des violences d'autrui. A plus forte raison avant d'avoir subi ces violences, car elle commettrait elle‑même un homicide certain pour éviter un crime étran­ger et encore incertain.

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p465 LIVRE 1. ‑ CHAPITRE XIX.

 

CHAPITRE XIX.

 

De Lucrèce, qui s'est donné la mort à cause de l'outrage qu'elle avait reçu.

 

   1. N'est‑il pas manifeste, comme nous le disons, que malgré la violence faite au corps, si la volonté reste toujours chaste, l'auteur seul de l'oppression est criminel, et non celle qui l'a subie. Mais peut‑être oseront‑ils encore contester une démonstration si claire, ceux contre lesquels nous défendons non‑seulement la sainteté du cœur, mais encore la pureté de corps chez les femmes chrétiennes outragées pendant leur captivité? Cependant ils proclament la chasteté de Lucrèce, cette noble matrone de l’ancienne Rome. Ayant subi dans son corps la violence du fils de Tarquin, elle révèle le crime de cet infâme jeune homme à Collatin son époux, à Brutus, son parent, tous deux illustres et remplis de courage, et elle les fait jurer de la venger; puis désolée de loutrage qu'elle a reçu, et ne pouvant en supporter la honte, elle se donne la mort. Que dirons‑nous de cette femme? Etait-elle chaste, était‑elle adultère? Qui balancerait à répondre? « Ils étaient deux, et chose admirable, un seul fut adultère, » a dit avec vérité un orateur traitant supérieurement ce sujet. Mot sublime et profondément vrai. Considérant dans cette action honteuse la criminelle passion de l'un, et la chaste volonté de l'autre, la diversité des volontés plutôt que l'union matérielle des corps: « Ils étaient deux, s'écrie‑t‑il, un seul fut adultère. »

 

   2. Mais pourquoi donc celle qui n'est point adultère est‑elle traitée plus sévèrement que l'autre ? Celui‑ci est chassé de sa patrie avec son père, celle‑là se punit du dernier supplice; si souffrir malgré soi violence n'est point une impudicité, est‑ce justice que la chasteté soit punie? J'en appelle à vous, lois et juges de Rome. Vous ne permettez pas que même après un crime, un scélérat puisse être mis à mort, s'il n'est condamné. Si donc on vous déférait cette cause, si on vous prouvait que non‑seulement une femme qui n'était point condamnée, mais une femme chaste et innocente a été tuée, ne puniriez‑vous pas ce crime comme il le mérite? C'est ce qu'a fait cette Lucrèce si vantée; c'est elle qui a versé le sang de Lucrèce innocente, chaste et outragée. J'attends votre sentence... Vous ne pouvez prononcer contre elle, son absence la soustrait à vos châtiments; mais pourquoi prodiguer tant d'éloges à la meurtrière d'une matrone pure et innocente? Certes, vous

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p466 DE LA CITÈ DE DIEU.

 

ne pouvez nier que devant les juges d'enfer, même tels que vos poètes les représentent, elle ne soit placée parmi ceux « qui, dégoûtés de la lumière, se sont de leur propre main arraché une vie innocente, et ont rejeté au loin leurs âmes, » (Enéid., liv. VI.) Elle désire revoir le jour « les destins s'y opposent, et le marais qu'on ne saurait traverser l'enveloppe de ses tristes ondes. » Mais peut‑être n'est‑elle point dans ce lieu, s'étant arrachée non pas une vie innocente, mais une vie tourmentée par le remords? Que serait‑ce, en effet, si, (ce qu'elle seule pouvait savoir), quoique subissant la violence de ce jeune homme, elle a néanmoins consenti au plaisir, consentement dont elle eut tant de douleur qu'elle voulut le punir par sa mort? Ce que pourtant elle ne devait point faire, s'il lui était possible d'apaiser les faux dieux par une pénitence efficace. Toutefois, s'il en est ainsi, il n'est plus vrai de dire qu'ils étaient deux, et qu'un seul fut adultère; tous deux l'ont été, l'un par une violence ouverte, l'autre par un consentement secret; alors ce n'est plus une femme innocente qui s'est tuée. Dans ce cas, ses défenseurs peuvent dire qu'elle n'est pas aux enfers parmi ceux « qui de leur propre main se sont arraché une vie innocente. » Ici cependant, sont deux extrémités inévitables : si on nie l'homicide, on confirme l'adultère; si on la justifie d'adultère, on la déclare homicide, et partant, impossible d'échapper à ce raisonnement : Si elle est adultère, pourquoi ces éloges? si elle est chaste, pourquoi ce suicide?

 

   3. Quant à nous, il nous suffit qu'on ait dit à la louange de cette noble dame : Ils étaient deux, un seul fut adultère, pour justifier nos chrétiennes outragées pendant leur captivité, contre ceux qui, n'ayant aucune notion de la sainteté, osent les insulter, En effet, leur opinion est que nul consentement mauvais n'a flétri la chasteté de Lucrèce. Qu'elle se soit tuée pour avoir souffert violence tout en restant pure elle‑même, ce n'est pas amour de la vertu, mais faiblesse de la honte. Elle rougit du crime commis sur elle, et non pas avec elle; cette romaine trop avide de gloire craint que si elle survit à l'outrage qu'elle a subi malgré elle, on ne soupçonne qu'elle y ait consenti; ne pouvant dévoiler sa conscience aux yeux des hommes, elle fait de sa mort un témoin de son innocence; elle tremble qu'on ne croie à sa complicité, si elle supporte l'outrage honteux

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p467 LIVRE 1. ‑ CHAPITRE XX.

 

dont elle a été la victime. Les femmes chrétiennes n'ont point imité cet exemple, elles vivent après avoir subi une semblable violence. Elles n'ont pas vengé sur elles le crime d'autrui par leur propre crime, ce qui aurait eu lieu, si la honte de l'outrage souffert les avait portées à se donner la mort. Elles ont en elles et devant Dieu la gloire de la chasteté, le témoignage de leur conscience; cela leur suffit, puisqu'il ne leur reste rien de légitime à faire, et qu'en voulant éviter l'injure des soupçons humains, elles agiraient contre l'autorité de la loi divine.

 

CHAPITRE XX.

 

Il n’est jamais permis aux chréliens de se donner

la mort.

 

   Ce n'est donc pas sans raison que, dans les saints livres canoniques, nous ne trouvons au­cun passage qui ordonne ou permette de se donner soi‑même la mort, soit pour acquérir l’immortalité, soit pour éviter ou prévenir quelque malheur. Nous devons croire, au con­traire, que Dieu nous le défend , quand il dit : “Tu ne tueras point, ” (Exod., xx, 13) surtout en voyant qu'il n'ajoute point ton prochain, comme il le fait en parlant du faux témoignage : « Tu ne porteras point faux témoignage contre ton prochain, » dit‑il. Il ne faut cependant pas croire que celui qui porte un faux témoignage contre lui‑même soit exempt de ce crime, car la règle de l'amour du prochain est l'amour de soi, puisqu'il est écrit : « Tu aimeras ton prochain comme toi‑même. » (Matth., xxii, 39.) Si donc, quoique cette loi ne parlant que du prochain puisse sembler à ceux qui la comprennent mal, ne pas s'étendre jusqu'au faux témoignage contre soi‑même, si, dis‑je, on n'est pas moins coupable en témoignant faussement contre soi que contre autrui, combien plus doit‑on juger qu'il n'est pas permis de se tuer soi‑même, puisque ce précepte : « Tu ne tueras point » étant absolu et sans aucune adjonction, n'excepte personne, pas même celui qui le reçoit. Aussi en est‑il qui ont cherché à l'étendre jusqu'aux animaux, soutenant qu'il défend de donner la mort même à aucun de ces derniers. Mais pourquoi ne pas l'étendre aux plantes, à tout ce qui tient à la terre, et qu'elle nourrit de ses sucs. Bien que privés de sentiments, ne dit‑on pas que ces êtres vivent? Ils peuvent donc mourir et partant être tués si l'on emploie la violence.

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p468 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

   L'Apôtre écrit en parlant de ces espèces : « Ce que tu sèmes ne saurait vivre, s'il ne meurt auparavant. » (I Cor., xv, 36.) Et nous lisons dans un Psaume : « Il a tué leurs vignes par la grêle ? » (Ps. LXXVII, 47.) S'ensuit‑il que ce précepte : «Tu ne tueras point, » nous défende d'arracher un arbrisseau, et qu'il nous faille sottement embrasser les erreurs de Manès ? Laissant donc ces rêveries, quand nous lisons: « Tu ne tueras point, » nous n’appliquons pas ce précepte aux plantes, car elles sont privées de sentiment, ni aux animaux sans intelligence, oiseaux, poissons, quadrupèdes ou autres, car, n'ayant pas comme nous la raison, ils ne sauraient nous être unis; aussi, par une juste disposition de la Providence, leur vie et leur mort sont également pour notre usage, c'est donc de l'homme seul qu'il faut entendre ce précepte : « Tu ne tueras point, » ni un autre, ni par conséquent toi‑même, car celui qui se tue n'est‑il pas le meurtrier d'un homme?

 

CHAPITRE XXI.

 

Exceptions à la loi qui défend l'homicide.

 

   Cependant cette même autorité divine a établi certaines exceptions à cette loi qui ne permet pas de tuer un homme. C'est lorsque Dieu le commande, soit par une loi générale, soit par un ordre temporaire et particulier. En effet, celui‑là n’est pas homicide qui doit son ministère à celui qui ordonne; il n'est que comme le glaive servant d'instrument aux mains qui s'en servent. Aussi ils n'ont pas violé ce précepte : « Tu ne tueras point,» ceux qui sur l'ordre de Dieu ont entrepris des guerres, ou qui, revêtus de la puissance publique ont, suivant les lois, c'est‑à‑dire suivant les règles d'une raison éclairée par la justice, puni de mort les scélérats. Nous n'accusons point Abraham de cruauté, mais nous louons, au contraire, sa piété, quand, non par passion, mais pour obéir aux ordres de Dieu, il se dispose à immoler son fils. (Gen., xxii, 10.) Et c'est avec raison qu'on demande s'il faut reconnaître un ordre de Dieu dans la mort de la fille de Jephté, qui, étant accourue au‑devant de son père, fut immolée pour satisfaire au vœu qu'il avait fait de sacrifier à Dieu le premier objet qui se présenterait à lui au retour de sa victoire. (Jug., xi, 34.) Si l'on excuse Samson de s'être écrasé lui et ses ennemis sous les ruines d'un édifice, c'est parce que l'Esprit qui par lui faisait des miracles, le lui avait intérieurement inspiré. (Ibid., xvi, 30.) C'est

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p469 LIVRE 1. ‑ CHAPITRE XXII.

 

pourquoi, excepté ceux qu'une loi générale basée sur la justice, et ceux que Dieu lui‑même, source de toute justice, ordonnent de mettre à mort, quiconque tue, ou lui‑même ou un autre, est coupable d'homicide.

 

CHAPITRE XXII.

 

Se donner la mort n'est point une marque d'héroïsme.

 

1. Qu'on admire, si l'on veut, chez tous ceux qui se sont tués eux‑mêmes, une certaine grandeur de courage; mais on ne peut reconnaître en eux une véritable sagesse. Et encore, en consultant plus attentivement la raison, on ne saurait avec justice appeler grandeur de courage, cette impuissance à supporter les maux de la vie ou les crimes d'autrui, qui porte un homme à se donner la mort. C'est plutôt faiblesse d’âme de ne pouvoir souffrir ou la dure condition du corps, ou les jugements insensés du peuple. Elle est réellement plus grande l’âme qui supporte sans les fuir les misères de la vie, et qui, forte du bon témoignage de sa conscience, méprise ces vaines opinions des hommes et surtout du vulgaire, si souvent environnées d’erreurs. Si se tuer soi‑même est la marque d'un grand cœur, qui mieux que Cléombrotus mérite cette gloire ? Après avoir lu le livre de Platon sur l'immortalité de l'âme, il se précipita, dit‑on, du haut d'un mur pour passer de cette vie à une autre, qu'il croyait meilleure. Aucun malheur, aucun crime vrai ou supposé dont il ne puisse supporter le poids, mais son grand cœur seul le porte à embrasser la mort, et à briser les doux liens qui nous attachent à la vie. Pourtant cette action est plutôt étrange que bonne, au témoignage même de Platon qu'il venait de lire. Ce dernier l'eût faite lui‑même, et aurait conseillé de la faire, si la même intelligence qui lui fit connaître l'immortalité de l'âme, ne lui eût montré que c'était un acte non‑seulement à éviter, mais à défendre.

 

   2. Cependant plusieurs se sont tués pour ne pas tomber entre les mains des ennemis? Nous ne cherchons pas ici si on l'a fait, mais si on a dû le faire. La saine raison doit être préférée aux exemples; il en est néanmoins qui s'accordent avec elle, et qui sont d'autant plus dignes d'imitation, qu'ils viennent d'une piété plus éminente. Ni les patriarches, ni les prophètes, ni les apôtres n'ont attenté à leur vie : Jésus-Christ, qui leur dit de fuir de ville en ville pour éviter la persécution (Matth., x, 23), ne pouvait-

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p470 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

il pas aussi leur dire de se donner la mort pour ne pas tomber au pouvoir de leurs persécuteurs ? Or s'il n'a ni ordonné, ni conseillé cette manière de quitter la vie à ses disciples, auxquels il a promis et préparé une demeure éternelle au sortir de ce monde (Jean, xiv, 2), quels que soient les exemples allégués par les Gentils qui ne connaissent pas Dieu, il est clair que cela n'est point permis aux adorateurs du Dieu unique et véritable.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon