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42. « Le séjour de Polycarpe à Rome, dit encore saint Irénée, coïncidait avec celui des hérésiarques Valentin et Marcion. L'autorité de ce témoin apostolique, qui affirmait que l'Église seule possédait la véritable doctrine de l'Évangile, ramena à la foi un grand
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1. Ce texte n'a pas médiocrement embarrassé les protestants. Ils ont essayé, pour se tirer de ce mauvais pas, une traduction dont Henri de Valois fait admirablement ressortir l'absurdité. Ce passage, disent-ils, doit s'entendre ainsi : « Anicet voulut, pour faire honneur à Polycarpe lui donner de sa main l'Eucharistie. »
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p211 CHAP. Tf. — PREMIERES ANNÉES DE SAIXT ANICET.
nombre d'âmes perverties par l'enseignement des sectaires. Polycarpe rencontra un jour Marcion. Me reconnaissez-vous? lui demanda ce dernier. — Oui, répondit le saint évêque. Je te reconnais pour le premier-né de Satan 1. — Polycarpe prit ensuite congé d'Anicet. Ils se séparèrent, après s'être donné le baiser de paix, en signe d'adieu2. » Mais, en quittant nos régions occidentales, le grand évêque de Smyrne laissait à l'Europe, et à la terre des Gaules en particulier, un gage immortel de son affection et de sa sollicitude apostolique. Soit qu'on rapporte à cette époque la mission des saints Pothin, Irénée, Bénigne, Andoche, Thyrse et Andéol à Lugdunum, Alba-Augusta (Viviers), Divio (Dijon) et la cité des Lingons (Langres), soit qu'il faille, sur l'autorité des Actes de saint Ferréol et saint Patient de Metz, la faire remonter aux dernières années de saint Jean l'Évangéliste, il n'en est pas moins certain que cette pieuse colonie de missionnaires grecs, qui évangélisa l'antique Helvie (Vivarais), la province Lyonnaise, le pays des Lingons et des Éduens, fut dirigée vers notre patrie par saint Polycarpe. Les Actes authentiques de saint Bénigne, inconnus aux Bollandistes, ont été remis en lumière par la science moderne3. Les origines chrétiennes de la Bourgogne resplendissent maintenant, après une si longue éclipse, et nos traditions nationales, sur ce point encore, ont été noblement vengées du dédain systématique sous lequel on avait prétendu les ensevelir. Nous retrouverons, à leur date, le glorieux récit des combats et des victoires de nos apôtres. Nul doute cependant que le voyage de saint Polycarpe à Rome n'ait été, pour le grand évêque de Smyrne, l'occasion de se renseigner sur le sort des disciples envoyés par lui dans les Gaules. Soit qu'il eût amené avec lui de nouveaux missionnaires, destinés à seconder les premiers, soit qu'il les ait alors détachés pour la première fois de sa personne, et envoyés dans notre patrie, il est incontestable que tous ces ouvriers évangéliques passèrent par
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1 S. Iren., Âdv. keeres., lib. III, cap. m ; apud Euseb., Bist. eccles., lib. IV, cap. xiv. — 2. Iren. cit. ab Euseb., Hist. eccles., lib. V, cap. xxtv.
3. Bougaud. Etude historique et critique sur la mission, les actes et le culte àe saint Bénigne, apôtre de la Bourgogne. Iu-8°, Autun, 1859.
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Rome, avant de se rendre dans les Gaules. Tous nos monuments ecclésiastiques s'accordent en effet à nommer l'Église romaine comme la source sacrée d'où la foi s'est répandue sur notre pays. Quand saint Pothin, disciple de saint Polycarpe, arriva à Lugdunum, il y trouva donc, suivant la remarque du savant de Marca, les premiers éléments d'une communauté chrétienne, réunis par les soins de saint Crescent de Vienne, ou de saint Trophime d'Arles. Sous les efforts de son zèle, la semence évangélique grandit dans la cité et produisit cette Eglise Lyonnaise, que nous verrons bientôt si nombreuse et si florissante.
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§ II. Saint Irénée.
11. Avec le nom de saint Irénée s'ouvre, pour l'Église des Gaules, une tradition non interrompue de vertus, de science et de zèle apostolique. Depuis que Lazare et Marie-Madeleine, sa sœur, étaient venus évangéliser Massilia, depuis que Trophime à Arles, Crescent à Vienne, Denys l'Aréopagite à Lutèce des Parisii, avaient jeté dans notre patrie les premières semences de la foi, nous avons vu quelles résistances s'étaient élevées de toutes parts contre la doctrine nouvelle. Les disciples de Polycarpe, envoyés à deux reprises différentes sur ce sol qui dévorait ses apôtres, furent accueillis par les bûchers de Lugdunum, et livrés à toutes les tortures, moins encore par la sentence d'un proconsul romain, que par la haine populaire qui s'attachait à leur croyance et à leur nom de chrétiens. Le mot de Sulpice Sévère est donc vrai, dans son acception littérale : « La religion du Christ ne fut embrassée qu'assez tard dans les Gaules, » quoiqu'elle y eût été prêchée dès le premier siècle. Les deux obstacles principaux qu'elle eut à vaincre, furent d'une part, le polythéisme grec et romain, imposé après la conquête de Jules César ; maintenu par toutes les forces d'un empire aussi puissant que celui d'Auguste et de ses successeurs ; accepté par tous les esprits serviles, qui font gloire de leur esclavage, et croient remplacer la grandeur du caractère par celle de l'obséquiosité. Ce culte, nouveau pour les Gaulois, et ramassé dans les fourgons de l'armée romaine, n'aurait pas été dans notre pays un obstacle plus sérieux qu'ailleurs, à la propagation de la doctrine évangélique, s'il ne se fût appuyé sur une religion nationale, fortement enracinée et chère à tous les cœurs. Nous avons nommé le druidisme. Les recherches de la science moderne, sur le véritable caractère de la foi des Druides, aboutissent à nous la représenter comme une sorte de naturalisme panthéistique, où tous les phénomènes visibles sont des manifestations extérieures de la divinité. A l'ombre de ses forêts séculaires, le Gaulois entendait la voix de Dieu dans le bruit de la foudre ; dans le sifflement de la tempête, comme dans le murmure du ruisseau ; le souffle du
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vent à travers le feuillage ; le silence mystérieux des lacs, et la solitude majestueuse des monts couverts de neige. Tous les accidents de la nature étaient des formes multiples, variées, mobiles à l'infini, d'un être universel, immuable et tout-puissant. Les druides enseignaient que l'âme humaine, après la séparation du corps, n'est point anéantie ; qu'elle ne devient pas non plus une ombre errante en des régions ténébreuses, mais qu'elle va régir d'autres organes dans une autre sphère, où elle conserve son identité, ses passions, ses habitudes favorites. De là ces affaires d'intérêt dont les Gaulois renvoyaient la solution après la mort ; ces prêts d'argent remboursables outre-tombe ; ces lettres jetées aux flammes du bûcher, pour transmettre au pays des âmes les nouvelles des parents et des amis encore survivants ; de là ces pierres jetées par chaque soldat sur le tumulus d'un chef; et la barbare coutume d'égorger la femme, les parents et les esclaves du mort, de les enterrer à ses côtés, avec son cheval de bataille, ses armes et ses parures les plus précieuses, pour que son apparition dans l'autre monde ne fût pas indigne du rang qu'il avait occupé en celui-ci. La croyance à la métempsycose se combinait avec celle d'une solidarité réelle entre les âmes, qui permettait de racheter une vie menacée par l'offrande aux génies des transmigrations d'une autre vie de même espèce. De là, les sacrifices humains, qui ensanglantèrent trop souvent les forêts de la Gaule ; de là tant d'innocentes victimes égorgées par le couteau des prêtres, crucifiées aux branches du chêne sacré, ou brûlées dans un immense colosse d'osier auquel une main sacerdotale mettait le feu. Il paraît que, dans sa forme hiératique primitive, le druidisme excluait toute idée de temples ou de statues. Le dieu nature était suffisamment manifesté aux regards par les phénomènes du monde visible. Cependant, comme il faut toujours à l'imagination populaire une personnification quelconque de son culte intérieur, le dieu des Gaulois prit des noms divers et fut plus tard représenté sous diverses images, dans des temples consacrés à sa toute-puissance. Il se nomma tour à tour : Teutatès, à la fois génie bienfaisant, inventeur des arts, du commerce ou de l'indus-
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p425 CHAP. IV. — SAINT IRÊKÉE,
trie, et divinité implacable, qu'on ne saurait apaiser que par des flots de sang humain ; Héus ou Hésus, le dieu de la guerre et des conquêtes; Héol, dieu soleil, qui féconde le sol et enflamme la poitrine des guerriers ; Tarann, esprit de la foudre, qui marche sur les nuées et verse les orages. Par ce côté idolâtrique, le druidisme se prêtait à l'invasion des divinités domestiques, agrestes, sylvicoles et fluviales du polythéisme romain. La mythologie peuplait de nymphes locales, ou de dieux protecteurs, tous les vallons, tous les ruisseaux, les forêts et les chaînes de montagnes. II ne fut pas difficile aux Gaulois de reproduire cette faune ou cette flore divine; de là le dieu Nemausus, chez les Arécomiques ; la déesse Bibractet chez les Eduens ; le dieu Taranicus, des monts du Tanargue, comme le dieu Pennin, des Alpes, ou Vosogus, des Vosges. La tribu sacerdotale se prêtait à ces superstitions idolâtriques. Elle se divisait en trois classes : les Bardes, qui chantaient les louanges des dieux, la gloire des héros, les exploits des guerriers; les Ovates, espèces d'aruspices et d'augures chargés de célébrer les sacrifices, et d'interroger le destin d'après le vol des oiseaux, l'inspection des entrailles ou du sang des victimes; enfin les Druides proprement dits, aristocratie religieuse, en qui se concentrait tout le pouvoir et toute la science hiératiques. Ils passaient leur vie dans les vieilles forêts consacrées au culte ; d'où leur est venu leur nom de Druides, selon les uns : hommes des chênes; selon d'autres : conversant avec les dieux. On sait que les femmes, à la fois prophétesses et magiciennes, comme Velléda, étaient affiliées à l'ordre des druides, sans toutefois en partager les hautes prérogatives. Les fées de nos contes populaires sont le dernier souvenir de ces prêtresses du druidisme. « L'une des plus célèbres, dans les traditions celtiques, est Koridewen (la fée blanche), dépositaire de tous les secrets de la science du passé et de l'avenir, qui recueille et mêle ensemble, dans sa chaudière d'airain, les six plantes auxquelles sont attachées des vertus mystérieuses. Ces herbes, que le charlatanisme religieux des druides avait mises en grand renom, étaient la sélage ou herbe d'or, la jusquiame, la verveine, la primevère et le trèfle. Ajoutons-y le fameux gui de chêne, qui réunis-
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sait à lui seul toutes les propriétés des six autres plantes combinées. Les druides croyaient que le gui avait été semé sur le chêne par une main divine : l'union de leur arbre sacré avec la verdure persistante du gui était à leurs yeux le symbole vivant du dogme de l'immortalité. Le sixième jour de la lune, en hiver, à l'époque de la floraison, le gui était détaché en grande pompe de l'arbre sacré. Un druide vêtu de blanc, montait sur le chêne, une serpe d'or à la main, et tranchait la racine de la plante, que d'autres druides recevaient dans une étoffe de soie blanche, et distribuaient ensuite à la foule pieuse qui se pressait autour du chêne privilégié. On immolait deux taureaux blancs, et la journée s'achevait au milieu des réjouissances 1. «Heureux, si le culte druidique n'eût connu que des solennités aussi inoffensives ! Mais il est trop certain que les menhir (blocs isolés ou branlants), les peulwen (blocs suspendus en équilibre), les cromlech (cercles de pierre), les dolmen (pierres levées ou allées de pierre), furent souvent rougies du sang des victimes humaines.