FOI CHRÉTIENNE
hier et aujourd'hui
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III. LE DILEMME DE LA FOI DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
Après cette première constatation, il nous faut réfléchir à une autre difficulté de croire, qui se présente à nous aujourd'hui avec une acuité particulière.
Au gouffre qui sépare « visible » et « invi-
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sible » s'ajoute la distance entre « autrefois » et «aujourd'hui », rendant ainsi pour nous le problème plus difficile encore.
Le paradoxe fondamental inhérent à la foi est encore renforcé par le fait d'une foi pour ainsi dire revêtue d'un costume d'autrefois, rappelant les formes de vie d'autrefois.
Toutes les mises à jour, qu'on les désigne de manière théorique et académique par le mot «démythologisation » ou de manière pratique et ecclésiale par le terme « aggiornamento », ne peuvent donner le change; au contraire, tous ces efforts ne font que confirmer l'impression que l'on veut désespérément nous présenter comme moderne ce qui de toute évidence appartient au passé.
Ces ajustements continuels montrent au grand jour combien tout cela est d'hier. La foi n'apparaît plus comme ce saut, certes bien aventureux mais provoquant la générosité de l'homme, ce saut hors de ce monde tangible, apparemment seul consistant, dans le vide apparent, dans l'invisible et l'insaisissable.
Elle semble plutôt exiger de nous que nous misions sur le passé et nous forcer à le regarder comme la norme à jamais valable. N'est‑ce pas demander l'impossible au moment où l'idée de « progrès » s'est substituée à la notion de “tradition » ?
Nous touchons ici, en passant, un aspect caractéristique de notre situation actuelle, et qui a quelque importance pour notre problème.
Dans le passé, la notion de «tradition” renfermait tout un programme; c'était un abri où l'homme trouvait sa sécurité; en se référant à elle, on pouvait être sûr de ne pas s'égarer. Aujourd'hui règne le sentiment exactement oppose: la tradition, c'est ce qui est périmé, ce qui est d'hier.
Le progrès au contraire porte en lui la promesse de l'être authentique; aussi l'homme ne s'attarde‑t‑il plus dans la sphère de la tradition, du passé, il trouve son milieu vital dans le progrès et l'avenir
C'est une raison de plus pour que la foi, vue sous l'angle de la tradition, apparaisse à l'homme d'aujourd'hui comme un stade dépassé, incapable de lui procurer une place dans cet avenir, où il prétend trouver le champ
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de ses obligations et de ses possibilités.
De ce fait, le scandale premier de la foi, la distance qui sépare le visible de l'invisible, Dieu de la créature, est masqué et dominé par un scandale secondaire, celui du passé et du présent, par l'antithèse du progrès et de la tradition, par l'engagement à l'égard du passé que la foi semble impliquer.
Ni le subtil intellectualisme de la démythologisation ni le pragmatisme de l'aggiornamento n'arrivent donc à emporter la conviction.
N'est‑ce pas la preuve que cette déviation du scandale originel de la foi chrétienne a des racines extrêmement profondes, sur lesquelles ni théories ni recettes n'ont directement prise.
En un certain sens, l'on saisit ici sur le vif l'originalité du scandale « chrétien », ce que l'on pourrait appeler le positivisme chrétien, la positivité irréductible du christianisme.
Je veux dire : la foi chrétienne n'a pas seulement pour objet, comme on pourrait d'abord le supposer, ce qui est éternel et qui en vertu de son altérité resterait totalement en dehors de notre monde et en dehors du temps; son objet immédiat, c'est plutôt le Dieu qui est entré dans l'histoire, Dieu fait homme.
En paraissant ainsi combler le fossé entre l'éternel et le temporel, entre le visible et l'invisible, en nous faisant rencontrer Dieu comme un homme, l'Éternel comme un être soumis au temps, la foi se reconnaît comme révélation.
Sa prétention d'être révélation est fondée dans le fait qu'elle introduit pour ainsi dire l'Éternel dans notre monde « Nul n'a jamais vu Dieu, le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l'a fait connaître7 »; il est devenu «exégèse » de Dieu, aurait‑on presque envie de dire suivant l'expression grecque.
Mais restons au mot allemand (auxlegen = ex‑poser) que l'original nous autorise à prendre au pied de la letter: Jésus a «ex‑posé» Dieu, il l'a sorti de lui‑même, ou comme le dit Jean d'une manière encore plus frappante dans sa première Épître : « il l'a donné à voir, à toucher, à tel point que Celui que personne n'a jamais vu, nous pouvons maintenant le toucher de nos mains8”.