La Cité de Dieu 39

Tome 24 p. 39

 

CHAPITRE VII.

 

Les saints Anges qui nous aiment ne réclament pas nos hommages, ils désirent au contraire que nous les adressions à Dieu.

 

Quant à ces esprits immortels et bienheureux, placés avec justice dans les demeures célestes, ils jouissent de la possession de leur Créateur; son éternité les affermit, sa vérité les confirme, sa grâce les sanctifie. Comme ils nous aiment d'un amour compatissant, qu'ils désirent que de mortels et misérables, nous devenions immortels et bienheureux; ils ne veulent point de nos sacrifices, mais ils les réclament pour celui-là seul dont ils sont eux‑mêmes le sacrifice conjointement avec nous. En effet, nous ne formons avec eux qu’une seule Cité, dont le Psalmiste a dit : « On a dit de toi des choses honorables, ô Cité de Dieu. » (Ps. LXXXVI, 3.) Une partie de ses membres est ici‑bas voyageuse en nous, l'autre triomphe en eux. C'est de cette Cité souveraine dont la volonté de Dieu est la loi intellectuelle et immuable, c'est pour ainsi dire de cette Curie (curia) suprême, car on s'y occupe de nos intérêts (ibi cura de nobis), que par le ministère des anges est descendue vers nous cette sainte Écriture, où nous lisons : « Celui qui sacrifiera à d'autres dieux qu'au Seigneur sera exterminé. » (Exod. xxii, 20.) Tant de miracles ont confirmé cette Écriture, cette loi et ces préceptes, qu'on voit clairement à qui ces esprits, désireux de nous voir associés à leur félicité, veulent que nous offrions nos sacrifices.

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CHAPITRE VIII.

 

Miracles que Dieu a opérés pour confirmer la foi des fidèles dans les promesses qu'il avait faites par le ministère des anges.

 

 

Peut être paraîtrai‑je trop long, si je rappelle les miracles si anciens, opérés pour confirmer la vérité des promesses faites à Abraham des milliers d'années avant leur accomplissement; à savoir, qu'en sa race seraient bénies toutes les nations. Qui ne serait surpris, en effet, de voir l'épouse stérile de ce patriarche lui donner un fils, dans un âge où la femme, même féconde, ne peut plus enfanter? Qui n'admirerait que, dans un sacrifice de ce même Abraham, une flamme céleste coure au milieu des victimes immolées (1)? que des Anges, qu'il reçoit comme des hôtes mortels, lui prédisent la naissance d'un fils, et lui annoncent l'embrasement de Sodome par le feu du ciel? que, peu avant cet embrasement, ces mêmes anges arrachent le neveu du patriarche, Loth, à la ruine de cette ville; que la femme de ce dernier, ayant regardé en arrière, soit soudain changée en une statue de sel, mystérieux exemple, qui nous apprend que, lorsqu'on est dans la voie de sa délivrance, il ne faut rien regretter de ce qu'on abandonne? Mais combien grands furent les miracles opérés par Moïse pour délivrer le peuple de Dieu de la servitude des Égyptiens ; s'il fut permis aux mages de Pharaon, c'est‑à‑dire du roi d'Égypte, qui opprimait ce peuple, de faire quelques prodiges, ce fut pour rendre leur défaite plus éclatante. Ils opéraient par les charmes et les enchantements de la magie, auxquels se livrent les mauvais anges et les démons; pour Moïse, d'autant plus puissant, que c'était à l'aide des bons anges, et au nom du Seigneur, créateur du ciel et de la terre, qu'il faisait ses miracles, il triompha facilement de leurs prestiges. Aussi, dès la troisième plaie, les mages furent impuissants; dix plaies, symboles de profonds mystères, sont frappées par la main de Moïse; elles triomphent de la dureté de coeur de Pharaon et des Égyptiens, qui consentent au départ du peuple de Dieu. Bientôt ils se repentent et se mettent à sa poursuite; la mer s'ouvre et offre un passage aux Hébreux, qui la traversent à pied sec, puis les flots se réunissant engloutissent et noient les Égyptiens. Parlerai‑je des autres prodiges qui, pendant que le peuple errait dans le désert, se multiplièrent avec une puissance surprenante. Un

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(1) « Je n'aurais pas du, dit saint Augustin, (Rétravtations, liV. 11, Chap. X1,111,) donner comme un miracle cette flamme venue du ciel, qui, au sacrifice d'Abraham, avait couru entre les victimes immolées, puisque le saint Patriarche ne l'avait aperçue que dans une vision.

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p41 LIVRE X. ‑ CHAPITRE IX.

 

morceau de bois est jeté, sur l'ordre de Dieu, dans une eau qu'on ne pouvait boire : elle perd son amertume et rafraichit le peuple altéré. La manne tombe du ciel pour apaiser sa faim; comme on ne doit en recueillir qu'une certaine quantité, tout ce qui dépasse la mesure devient la proie des vers, excepté la veille du sabbat, où la double mesure demeure incorruptible, parce que le lendemain il n'était pas permis d'en recueillir. Le peuple désire se nourrir de chair, il semble impossible d'en trouver assez pour cette grande multitude; des oiseaux tombent dans le camp, et la convoitise est rassasiée jusqu'au dégoût. Les ennemis viennent à la rencontre des Hébreux et s'opposent à leur passage; Moïse prie, les bras étendus en forme de croix, ils sont taillés en pièces, sans qu'il périsse un seul des enfants d'Israël. Des séditieux s'élèvent parmi le peuple de Dieu, ils veulent se séparer de cette société divinement instituée; la terre s'entr'ouvre et les dévore vivants, exemple visible d'un châtiment invisible. Frappé de la verge, un rocher fournit une eau suffisante pour étancher la soif de cette grande multitude. Les morsures mortelles des serpents, juste châtiment des péchés du peuple, sont guéries par la vue d'un serpent d'airain élevé sur bois, afin que le peuple fut consolé dans son affliction, que la mort fut représentée détruite par la mort, c'est‑à‑dire par l'image de la mort crucifiée. Ce serpent fut conservé en mémoire de ce prodige; mais, dans la suite, le peuple égaré, commençant à l'honorer comme une idole, le roi Ézéchias, consacrant sa puissance au service de Dieu, le brisa avec une piété digne des plus grands éloges.

 

CHAPITRE IX.

 

Rites magiques employés dans le culte des démons; Porphyre, instruit dans cette science, semble blâmer les uns et approuver les autres.

 

1. Ces miracles et beaucoup d'autres, qu'il serait trop long de rapporter, avaient lieu pour établir le culte du seul Dieu véritable, et pour détruire celui des fausses divinités. Ils s'opéraient par une foi simple et une pieuse confiance, et non par les charmes et les enchantements produits par une curiosité criminelle qu'ils appellent soit Magie, soit du nom détes-

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table de « Goétie » soit enfin plus honorablement « Théurgie » (1). Ils cherchent à établir une sorte de distinction entre ces choses; ces hommes pernicieux qui se livrent à des pratiques défendues, et que le vulgaire nomme magiciens, sont selon eux adonnés à la Goétie; quant à ceux qui cultivent la Théurgie, ils méritent des éloges; comme si les uns et les autres n'étaient pas enchaînés au culte perfide des démons, qu'ils honorent sous le titre d'Anges.

 

2. En effet, Porphyre lui‑même, bien qu'il promette une certaine purification de l'âme par la Théurgie, n'avance cependant cette assertion qu'en hésitant et comme s'il en rougissait; mais il nie que personne à l'aide de cet art puisse revenir à Dieu ; en sorte qu'on le voit flotter indécis entre les maximes de la philosophie et les dangers d'une curiosité sacrilège. Tantôt il nous avertit de fuir cet art comme trompeur, dangereux dans la pratique et prohibé par les lois; tantôt, il semble céder à ceux qui en ont fait l'éloge, et il déclare qu'il est utile pour purifier une partie de l'âme, non pas cette partie intellectuelle, qui perçoit la vérité des choses intelligibles sans aucune forme corporelle, mais cette partie spirituelle qui reçoit les images des corps. Il prétend que cette dernière peut, par certaines consécrations théurgiques, appelés « Télètes (2), » devient apte à recevoir l'inspiration des esprits et des anges qui lui fait voir les dieux. Cependant il avoue que ces Télètes n'apportent à l'âme intellectuelle aucune purification, qui la rende capable de voir son Dieu, ni de contempler la vérité. D'où l'on peut comprendre quels dieux révélent ces consécrations théurgiques, et quelle vision elles procurent, vision dans laquelle on ne voit pas la vérité. Enfin, il dit que l'âme raisonnable, ou intellectuelle, terme qu'il préfère, peut s'élever dans les régions supérieures sans même que sa partie spirituelle ait été purifiée par quelque cérémonie théurgique; il ajoute que cette dernière, bien qu'ayant reçu cette purification, ne parvient point pour cela à l'immortelle éternité. Quoiqu'il établisse une différence entre les démons et les anges, assignant pour séjour à ceux‑là l'air, à ceux‑ci l'éther ou l'empyrée; quoiqu'il nous conseille de rechercher l'amitié de quelque démon, qui nous soulève un peu au

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(1) Goëtie de yoos, hurlement, cri, genre de magie qui consistait dans l'évocation des morts. Théurgie. évocation des démons intermédiaires par des cérémonies, des sacrifices et des conjurations. ‑ (2) Voir sur ce mot, la note du chap. xxiii de ce même livre.

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p43 LIVRE X. ‑ CHAPITRE, X.

 

dessus de cette terre après notre mort, (car il admet une autre voie pour arriver à la céleste société des anges); cependant il montre qu'il faut craindre le commerce des démons, quand, par une sorte d'aveu formel, il dit que l'âme tourmentée après sa mort a en horreur le culte des démons qui ont cherché à la séduire. Et cette même Théurgie qu'il recommande comme nous unissant aux anges et aux dieux, il ne peut s'empêcher de convenir qu'elle traite avec des puissances, qui envient à l'âme sa purification, ou favorisent la malice de ceux qui la jalousent. Rapportant à ce sujet la plainte de je ne sais quel Chaldéen il s'exprime ainsi : « Un homme vertueux de Chaldée se plaint qu'ayant fait d'immenses efforts pour purifier une âme, toute sa peine fut inutile, parce qu'un homme puissant dans cet art, poussé par la jalousie, avait lié ces puissances conjurées par des rites sacres, et les avait empêchées d'accorder ce qu'on leur demandait. » Donc, ajoute Porphyre, l'un avait lié et l'autre n'avait pu rompre ces liens. Il montre par cet exemple que la Théurgie est une science aussi capable de faire le mal, que d'opérer le bien soit chez les dieux, soit chez les hommes; que les dieux eux‑mêmes éprouvent et subissent ces troubles et ces passions que Apulée attribue aux démons et aux hommes. Et cependant il distingue les dieux des uns et des autres par l'élévation de leur résidence céleste, et se conforme ainsi aux sentiments de Platon.

 

CHAPITRE X.

 

De la Théurgie qui, par l'invocation des démons, promet à l'âme une purificalion illusoire.

 

Voici donc un autre disciple de Platon, Porphyre, qu'on regarde comme plus instruit qu'Apulée, qui avance que les dieux eux‑mêmes peuvent, par je ne sais quelle puissance théur­gique, être soumis aux passions et aux trou­bles. Des conjurations ont pu les effrayer et les empêcher de purifier une âme; celui qui leur commandait le mal les a tellement effrayés, qu'ils n'ont pû être délivrés de cette terreur, et exaucer la prière de celui qui leur demandait le bien, encore qu'il se servit pour cela du même art de la Théurgie. Qui donc, à moins d'être un esclave misérable des démons, et tota­lement étranger à la grâce du véritable libéra­teur, ne verrait dans tout ceci les ruses et les impostures de ces mêmes démons? Et de fait, s'il s'agissait ici de dieux bons, est‑ce que l'homme bienveillant, qui veut purifier une âme, n'aurait pas plus de puissance sur eux que l'envieux qui cherche à s'y opposer? Que si

l'homme pour lequel on les implorait eût semblé

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à ces dieux justes, indigne de cette purification, au moins ils n'auraient pas dû trembler devant un homme envieux, être arrêtés, comme le dit Porphyre, par la crainte d'une divinité plus puissante, mais refuser par un jugement libre la grâce qu'on leur demandait. Chose surprenante, ce vertueux Chaldéen, qui veut purifier une âme par des cérémonies théurgiques, ne trouve pas quelque Dieu supérieur qui, soit en inspirant plus d'effroi à ces dieux épouvantés, les oblige à accorder le bienfait, soit en comprimant celui qui les effraie, leur permette de concéder librement la grâce qu'on leur demande ! Pourquoi donc peut‑on trouver un Dieu plus puissant qui les terrifie et n'en peut‑on rencontrer un qui les délivre de cette crainte? Quoi ! on trouve un Dieu qui exauce l’envieux et empêche par la terreur les dieux de faire le bien, et on n'en trouve point qui soit propice à l'homme de bien et qui rassure la bienveillance des dieux? 0 sublime Théurgie! ô admirable purification des âmes, dans laquelle une impure jalousie est plus puissante pour empêcher le bien, qu'une volonté droite pour l'obtenir! Ou plutôt, ô perfidie des esprits mauvais, qu'il faut fuir et détester pour s'attacher à la doctrine du salut! Ah, lorsque les sacriléges auteurs de ces purifications impures voient, comme le dit Porphyre avec leur esprit soi‑disant purifié des images d'anges ou de démons merveilleusement belles, si toutefois cela est vrai, c'est l'accomplissement de cette parole de l'apôtre : « Que Satan se transforme en ange de lumière » (II. Cor. xi, 14); ce sont des illusions de celui qui, avide de retenir par des cérémonies trompeuses, les âmes misérables sous le joug de cette multitude de faux dieux, cherche à les empêcher de rendre un culte légitime au vrai Dieu, seul capable de les purifier et de les guérir. Comme Protée, il revêt toutes sortes de formes, persécuteur acharné, auxiliaire perfide et toujours cherchant à nuire.

 

CHAPITRE XI.

 

Lettre de Porphyre à Anébonte, prêtre égyptien, dans laquelle il demande des éclaircissements sur la diversité des démons.

 

1. Ce même Porphyre montre plus de sagesse dans la lettre qu'il écrit à l'égyptien Anébonte, où, sous prétexte de le consulter et de s'instruire, il dévoile et ruine tout cet art sacrilége. Là, il se déclare contre tous les démons, qu'il dit follement attirés par la fumée des

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p45 LIVRE X. ‑ CHAPITRE XI.

 

sacrifices. Il en conclut que leur résidence n'est point l'éther, mais l'air ou le globe même de la lune. Cependant il n'ose attribuer à tous les démons ces impostures, ces perversités, ces inepties, qui le choquent avec raison. Il dit, en effet, comme les autres qu'il y a de bons démons, quoiqu'il convienne que tous sont également imprudents. Il s'étonne que les dieux soient non‑seulement attirés par les sacrifices, mais qu'ils soient contraints et forcés daccomplir la volonté des hommes; si les dieux se distinguent des démons, en ce qu'ils sont incorporels, tandis que ces derniers ont un corps, comment peut‑on appeler dieux le soleil, la lune et les autres astres brillants dans le ciel qui, indubitablement, sont des corps. Comment, si ce sont des dieux, les uns peuvent‑ils être bons et les autres, malfaisants ; enfin comment, s'ils sont corporels, peuvent‑ils s'unir aux dieux incorporels. Il demande encore, sous forme de doute, si, chez les devins ou chez ceux qui opèrent des prestiges, on doit admettre des âmes plus puissantes, ou si ce pouvoir leur vient de quelques esprits étrangers. Il soupçonne que cette puissance leur vient plutôt d'ailleurs, parce qu'ils se servent de pierres ou d'herbes pour lier des personnes, ouvrir des portes fermées et opérer d'autres effets merveilleux. De là vient, dit‑il, que plusieurs admettent un certain genre d'esprits, dont le propre serait d'écouter les vœux des hommes ; genre essentiellement trompeur, revêtant toutes les formes, adoptant tous les sentiments, se donnant tantôt pour dieux, tantôt pour démons, tantôt pour les âmes des trépassés. Ce sont eux qui font ce qui se produit de bien ou de mal; du reste, ils ne sont d'aucun secours pour ce qui est véritablement bien, ils ne le connaissent même pas; conseillers pernicieux, ils persécutent et retardent quelquefois les partisans zélés de la vertu; gonflés d'orgueil et d'impudence, ils se repaissent de l'odeur des sacrifices et sont sensibles à la flatterie. Enfin, Porphyre rapporte les autres vices de ces esprits perfides et mauvais; ils s'insinuent dans l'âme, ils trompent par des illusions les sens de l'homme, soit qu'il veille ou qu'il dorme; il ne dit pas que tel soit son sentiment, mais il expose tout cela comme des doutes fondés, en disant que telle est l'opinion de quelques‑uns. Il était difficile à ce grand philosophe de connaître et d'accuser hardiment toute cette société de démons, que la moindre pauvre femme chrétienne découvre sans peine et déteste librement. Peut‑être aussi craignait-il d'offenser cet Anébonte auquel il écrivait, pontife illustre de semblables mystères, et les

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p46 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

autres admirateurs de ces oeuvres, qu'ils considéraient comme divines et se rapportant au culte des dieux.

 

2. Ce philosophe poursuit, et sous forme de questions, il rappelle des choses qui, sérieusement examinées, ne peuvent être attribuées qu'à des puissances malignes et trompeuses. Pourquoi, après les avoir invoqués comme bons, leur commande‑t‑on comme aux plus détestables d'exécuter les volontés injustes de l’homme? Pourquoi eux qui poussent les hommes à des unions incestueuses, n'exaucent‑ils pas la prière de celui qui n'est pas resté pur; pourquoi défendent-ils à leurs prêtres de manger la chair des animaux de peur d'être souillés par les vapeurs qui s'en exhalent, quand eux‑mêmes se repaissent et des vapeurs et de la graisse des victimes; pourquoi le contact d'un cadavre est‑il interdit à l'initié, quand les mystères eux‑mêmes se célèbrent le plus souvent avec le cadavre de bêtes immolées; comment enfin un homme esclave de toutes sortes de vices, peut‑il faire des menaces non‑seulement à un démon ou à l'âme de quelque trépassé, mais au soleil même, à la lune ou à tout autre dieu céleste, les frapper de vaines terreurs pour leur arracher la vérité. En effet, il menace de briser le ciel et d'autres choses également impossibles à l'homme, afin que ces dieux, comme des enfants imbéciles, épouvantés par ces vaines et ridicules menaces, exécutent ce qu'on leur commande. Porphyre raconte à ce propos qu'un certain Chérémon, habile dans cette science sacrée ou plutôt sacrilége, a écrit que les mystères d'Isis et d'Osiris, son mari, si célèbres chez les Égyptiens, ont une force invincible pour contraindre les dieux à faire ce qu'on leur commande, quand l'enchanteur menace de divulguer ou de détruire ces mystères, quand il annonce d'une voix terrible, que s'ils ne lui sont pas propices, et qu'il ne soit pas exaucé, il déchirera les membres d'Osiris. Ce philosophe s'étonne avec raison qu'un homme fasse ces menaces vaines et insensées aux dieux, et non pas à des divinités du dernier ordre, mais aux dieux célestes, brillant d'une radieuse lumière; et que ces imprécations, loin de rester impuissantes, les contraignent violemment, les frappent de terreur et les obligent à exécuter sa volonté. Ou plutôt sous prétexte d'étonnement et de rechercher la cause de pareils effets , il laisse à entendre qu'ils sont produits par ces mêmes esprits, dont plus haut il a décrit le genre, comme étant admis par quelques philosophes; esprits trompeurs, non par leur nature comme il le dit, mais par malice, qui feignent tour à tour d'être

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p47 LME X. ‑ CHAPITRE XII.

 

dieux, âmes des trépassés ou démons; que dis‑je? non, ils ne feignent pas d'être démons, car ils le sont réellement! Et quant à ce qu'il pense, qu'à l'aide d'herbes, de pierres, d'animaux,de certaines formules, de quelques figures bizarres, des observations faites sur le mouvement des astres, les hommes peuvent former sur la terre des puissances capables de produire des effets merveilleux; tout cela est l'œuvre de ces mêmes démons, se jouant des âmes qu'ils ont asservies, et trouvant leurs délices dans l'aveuglement des hommes. Donc où Porphyre a sur ce sujet réellement des doutes qu'il cherche à éclaircir, et cependant il rapporte des choses qui montrent avec évidence, que ces prestiges ne viennent point des puissances, qui nous aident à obtenir la vie bienheureuse, mais qu'on doit les attribuer aux démons imposteurs. Où, pour juger plus favorablement de ce philosophe, écrivant à un égyptien adonné à ces erreurs et se croyant fort habile, il n'a pas voulu l'offenser pas une autorité doctorale, ni le froisser par une contradiction manifeste; mais avec l'humilité d'un homme qui interroge et cherche à s'instruire, il a voulu l'amener à ré­fléchir, et lui montrer combien toutes ces choses sont méprisables et doivent être évitées. Enfin, à la fin de sa lettre, il le prie de lui enseigner quelle est, d’près la sagesse égyptienne, la voie qui conduit à la béatitude. Quant à ceux

qui n'ont de commerce avec les dieux que pour les importuner au sujet d'un esclave fugitif, d'une terre à acquérir, à l'occasion d'un mariage, d'un marché ou d'autre chose de ce genre, il convient que c'est en vain que ceux‑là paraissent professer la sagesse. Ces divinités avec lesquelles ils sont en rapport, eussent‑elles annoncé la vérité sur tout le reste, puisqu'elles ne disent rien qui dispose et qui convienne à la béatitude, ne sont ni des dieux, ni de bons démons, mais elles sont ou celui qu'on appelle trompeur, ou une pure invention de l'imposture humaine.

 

CHAPITRE XII.

 

Des miracles que le vrai Dieu opère par le ministère des saints Anges.

 

Cependant, comme par le moyen de ces arts théurgiques, il s'opère des choses surprenantes et telles qu'elles surpassent toute la puissance des hommes, que faut‑il en conclure? Sinon que si toutes ces choses merveilleuses, qu'on dit et qui semblent être l'œuvre d'un pouvoir supérieur, dès‑lors qu'elles ne se rapportent pas au culte du vrai Dieu, dont la jouissance seule, d'après les aveux et les témoignages nombreux des Platoniciens, constituent la béatitude de

l'âme, ne sont, à les juger sainement, que des illusions et des embûches séduisantes des esprits

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p48 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

mauvais, qui doivent être évitées par quiconque est véritablement pieux? Quant aux miracles, quels qu'ils soient, opérés par les anges ou de toute autre manière, dont le but est d'établir le culte du vrai Dieu, source unique de la vie bienheureuse, nous devons croire que ce Dieu lui‑même les produit par ces esprits, qui nous aiment d'une affection pieuse et vraie. En effet, on ne doit point écouter ceux qui prétendent que le Dieu invisible ne saurait faire des prodiges qui tombent sous le sens; ils avouent eux-mêmes qu'il est le Créateur du monde, et certes, ils ne peuvent nier que ce monde ne soit visible. Quelque merveille qui arrive ici‑bas, elle est assurément moins surprenante que la création de cet univers, c'est‑à‑dire du ciel, de la terre et de tout ce qu'il renferme qui, sans aucun doute, sont l'œuvre de Dieu. De même que l'intelligence humaine ne saurait comprendre le Créateur, ainsi la manière dont il produit ces oeuvres la dépasse. Aussi, quoique les merveilles qui resplendissent dans la nature visible semblent perdre leur prix, parce que nous sommes accoutumés à les voir, cependant, si nous les considérons mûrement, elles sont plus étonnantes que les miracles les plus extraordinaires et les plus rares. Car, de toutes les merveilles qui s'opèrent par l'homme, l'homme lui‑même est la plus grande. C'est pourquoi Dieu, qui a fait les choses visibles, le ciel et la terre, ne dédaigne pas d'opérer des miracles visibles au ciel et sur la terre, pour exciter l'âme, trop attachée aux choses qu'on voit, à honorer sa majesté invisible. Quant au lieu et au temps où il les opère, c'est le secret de sa sagesse immuable qui règle l'avenir comme s'il était déjà le présent. Auteur des temps, il n'en subit point le changement; il connaît l'avenir comme il connaît le passé; il exauce ceux qui le prient, comme il voit d'avance ceux qui devront un jour l'invoquer. Quand les anges écoutent nos prières, c'est lui qui les écoute en eux, comme dans son véritable temple spirituel, dignité que partagent aussi les hommes justes; ses ordres, qui s'exécutent dans le temps, sont conformes à sa loi éternelle.

 

CHAPITRE XIII.

 

Dieu invisible s'est souvent fait voir, non selon son essence, mais de la manière dont il pouvait être vu par ceux qui ont joui de cette faveur.

 

Et qu'on ne soit pas surpris s'il est dit que Dieu, tout en étant invisible, s'est montré souvent aux Patriarches sous une forme visible. (Gen. xx xii, Exod. xxxiii, Nomb. xii, etc.) En effet, comme le son, qui exprime une pensée conçue dans le secret de l'intelligence, n'est pas la pensée elle‑même, ainsi, l'apparence sous laquelle

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p49 LIVRE X. ‑ CHAPITRE XIV.

 

a paru ce Dieu invisible de sa nature, n'était pas Dieu lui‑même. Toutefois, il se manifestait sous une apparence corporelle, comme la pensée se révèle par le son de la voix. Les Patriarches n'ignoraient pas que cette apparence visible, sous laquelle ils voyaient le Dieu invisible, n'était pas lui‑même. Il parle à Moïse, et Moïse lui parle, et pourtant ce dernier disait : « Si j'ai trouvé grâce devant vous, découvrez‑vous à moi, que je sois bien sûr de vous voir vous-même. » (Exod. xxxiii, 13.) Comme la loi de Dieu devait être donnée, non à un seul homme ou à un petit nombre de sages, mais à toute une nation, à un peuple nombreux; en présence de ce même peuple, les anges la publient d'une voix terrible; d'étonnants prodiges ont lieu sur cette montagne, où un seul homme recevait cette loi, sous les yeux de la multitude surprise et tremblante du spectacle auquel elle assistait. Car le peuple d'Israël ne crut pas Moïse, comme les Lacédémoniens crurent Lycurgue, quand il prétendit avoir reçu de Jupiter ou d'Apollon les lois qu'il établissait. Et de fait, cette loi donnée au peuple, dans laquelle était ordonné le culte d'un seul Dieu, devait être environnée de signes merveilleux et frappants, autant que la divine Providence les jugeait nécessaires; et cela, en présence du peuple, pour lui apprendre que, dans la promulgation de cette même loi, la créature n'était que l'instrument du Créateur.

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