Les juifs 6

Darras tome 6 p. 298

 

     44. Après les jours de repos laissés comme récompense à ses soldats et comme délai aux assiégés, Titus fit entreprendre le siège de la forteresse Antonia. Du 9 au 26 mai, quatre chaussées nouvelles, élevées par chacune des légions à un intervalle de quinze à vingt mètres l'une de l'autre, vinrent aboutir, deux aux murailles de la citadelle, la troisième au réservoir de Strontium ou piscine Probatique, la quatrième à la piscine Amygdalon. Ces deux points avaient été particulièrement fortifiés par les ingénieurs de Jérusalem, et se rattachaient au moyen d'ouvrages gigantesques au système de défense de la citadelle. A mesure que les chaussées avançaient, Titus, dont les démonstrations pacifiques avaient été repoussées, se montrait plus rigoureux envers les assiégés. Chaque nuit, les cavaliers arabes et les sentinelles romaines, dispersés dans les campagnes environnantes , saisissaient de malheureux affamés auxquels les aqueducs souterrains, construits par Salomon, fournissaient des issues secrètes. On les amenait au camp par troupeaux de cinq cents à la fois. Les soldats romains, qui les accusaient d'empoisonner les fontaines, s'amusaient à les crucifier en vue des remparts. Un jour le bois manqua pour élever les instruments de supplice, « terrible punition de la croix du Calvaire1 ! » D’autres fois on leur coupait le nez, les mains et les oreilles et on

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1. F. de Chainpagny, Rome et la Judée, pag. 374.

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les renvoyait aux assiégés. Mais ces cruautés gratuites, qui déshonoraient les bourreaux, produisaient un surcroît d'exaltation de la part des révoltés. Jean de Giscala et Simon faisaient venir les parents des victimes sur les remparts, et, en leur montrant le cadavres de leurs frères, de leurs fils ou de leurs époux, s'écriaient : Voilà ce que l'on gagne à passer au camp romain ! L'expérience avait appris aux Arabes que la plupart des transfuges, avant de quitter Jérusalem, avalaient de l'or ou des bijoux qu'ils espéraient soustraire à toutes les recherches. Dès lors on éventrait indistinctement les transfuges  dont on  pouvait se saisir, et on fouillait leurs entrailles pour y chercher un trésor. En une seule nuit, deux mille de ces malheureux furent ainsi massacrés. Titus, indigné d'une telle barbarie, voulut d'abord en faire punir les auteurs. Mais le camp romain tout entier était de connivence, et le prince dut se borner à des reproches stériles et à des ordres sans efficacité. Cependant, après dix-sept jours d'un travail héroïque, les quatre chaussées venaient d'être terminées, et l'on se disposait à mettre en place les machines de siège, lorsque des torrents de poussière, de fumée et de flammes s'élancèrent des entrailles du sol. C'était une mine que Jean de Giscala et Simon Gioras avaient fait pratiquer sous les fondements de Jérusalem et qu'ils avaient amenée jusque sous les terrassements romains. L'excavation avait été remplie de bois sec, enduit de résine et de bitume. On y mit le feu, et les quatre chaussées s'écroulèrent sous l'embrasement. Le surlendemain, Jean de Giscala, simulant une sortie du côté de la montagne de Sion, attira sur ce point tous les assiégeants. Simon Gioras, à ia tête d'une troupe déterminée, sortit de la forteresse Antonia et se jeta, la torche à la main, sur les machines restées sans défenseurs. A la lueur de l'incendie, les Romains accoururent, mais il était trop tard; balistes, catapultes, tours roulantes, béliers, tout fut la proie des flammes. Le feu, activé par les ardeurs mêmes de la saison, se communiquait jusqu'aux fascines enfouies sous des blocs de pierre dans les terrassements. Les Romains crurent qu'ils avaient à combattre non plus des hommes, mais le Dieu même de la Judée. Ils coururent en désordre se réfugier dans leur camp. En

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ce moment, Jean de Giscala et Gioras, appelant toute leur armée et toute la population virile de Jérusalem, se précipitèrent dans la plaine et envahirent les premiers retranchements. Déjà ils faisaient retentir les airs de Jeurs chants de victoire, lorsque Titus et ses généraux, ralliant l'élite de leur cavalerie, vinrent prendre en flanc cette multitude entassée. Les légions, remises de leur panique, firent volte-face et le combat devint une épouvantable mêlée, où pendant quelques instants les nuages de poussière et les cris des mourants empêchaient de rien distinguer. Tout était perdu pour les Romains s'ils ne triomphaient de cette attaque effrénée. Chacun des légionnaires le comprenait; ils se battaient non plus pour la victoire, mais pour sauver leur vie. Après des prodiges de valeur, accomplis de part et d'autre, les Juifs furent contraints de se replier à l'abri de leurs murailles et de rentrer au sein de leur ville affamée (30 mai 70).

 

   45. Un conseil de guerre se réunit le lendemain sous la tente de Titus. La situation était critique. On avait épuisé pour la construction des machines et l'élévation des terrasses tout le bois des vallées environnantes. Il ne restait plus un seul pied d'arbre sur les montagnes de Jérusalem, dont l'œil admirait naguère la végétation riante et fertile. Ordonner de nouveaux terrassements aux légions découragées, c'était s'exposer encore à quelque catastrophe soudaine, et prodiguer inutilement la sueur et le sang des guerriers. Les plus impatients proposèrent un assaut général. Le jeune Antiochus, fils du roi de Comagène, insista sur ce point avec tant d'ardeur, qu'il s'offrit de prendre, avec les seules troupes de son pays, une ville que quatre-vingt mille hommes assiégeaient sans résultat depuis deux mois. On le laissa libre de tenter l'aventure. La nuit suivante, il put se convaincre de la difficulté, en voyant ses meilleurs soldats tomber sous ses yeux, sans réussir à se frayer un chemin sur les remparts inaccessibles de la forteresse Antonia. Le seul parti à prendre était d'avoir recours au blocus, comme on avait fait au siège de Numance. Le camp tout entier était tellement persuadé de l'excellence de cette mesure, qu'aussitôt sa promulgation, les soldats se mirent d'eux-mêmes à élever le mur de cir-

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convallation qui devait cerner comme dans un filet la malheureuse cité. «Je ne sais quelle impulsion divine s'était emparée d'eux1,» dit Josèphe ; mais les disciples de Jésus-Christ savaient que leur divin Maître avait précisément noté à l'avance ce trait caractéristique de la ruine de Jérusalem. « Le jour vient, avait-il dit, où l'ennemi te ceindra d'un mur de circonvallation, t'enfermera et te resserrera de toutes parts. » Les soldats romains rivalisaient d'ardeur pour accomplir à leur insu cette parole prophétique. Chaque légion, chaque cohorte, luttait à qui aurait plus vite achevé sa tâche. En trois jours et trois nuits (31 mai-2 juin), une muraille de terre, de pierre et de gazon, longue de trente-neuf stades, investissait comme une ceinture la ville assiégée. Partant du quartier général de Titus, situé non loin du Golgotha, elle coupait à l'orient le faubourg de Bézétha, parallèlement à la voie douloureuse que le Seigneur avait suivie pour aller au Calvaire ; traversait le lit du Cédron, un peu au-dessus du point où Jésus avait dû le franchir le jeudi saint ; coupait du nord au sud les cimes du mont des Oliviers ; passait sur le mont du Scandale, célèbre par l'idolâtrie de Salomon ; franchissait une seconde fois la vallée du Cédron, au-dessous de sa jonction avec celle de Gehenna; rencontrait, sur la colline du Mauvais Conseil, en face du Temple, l'ancien emplacement du camp de Pompée, le champ de Haceldama, acheté avec les trente deniers du déicide, et la villa de Caïphe, où s'était tenu le conciliabule qui décida la mort du Sauveur. Remontant du midi au nord, la muraille, couronnant toujours les hauteurs, venait re- joindre le camp de Sennachérib, devenu celui de Titus, en coupant les routes de Jérusalem à Hébron, Bethléem, Joppé et Ramieh -. La distance moyenne du mur de circonvallation à l'enceinte fortifiée de la ville était de cent cinquante ou cent quatre-vingt-dix mètres. Treize redoutes fermaient les passages et ser- vaient d'asile à des sentinelles. Dès que les assiégés se présentaient sur un point, les troupes romaines averties s'y portaient en masse

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1. 'Opu?) TU Saiy.6vto;. (Joseph., de Bell, jud.)

2.F. de Clnuipagny, Rome et la Judée, pag. 376, 377.

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et s'opposaient à toute escalade 1. Enfin, pour enlever à la population de Jérusalem une dernière ressource, Titus fit explorer et fermer les issues de quelques souterrains qui débouchaient au loin dans la campagne, par delà le mur de circonvallation2.

 

   46. Avec un blocus si rigoureux, la famine atteignit à Jérusalem des proportions telles, dit Josèphe, que de mémoire d'homme on n'avait jamais rien vu de semblable. Les malheurs précédents semblaient de la prospérité, relativement aux souffrances pré- sentes. Les plates-formes des maisons, les places, les galeries du Temple étaient remplies de cadavres. On avait tout d'abord cherché à se débarrasser de ces foyers d'infection, en les jetant par milliers du haut des murailles, ou en les faisant sortir la nuit par les portes de la ville. Un matin, Titus aperçut de son retranchement la vallée à moitié comblée par ces corps en putréfaction. Il leva les mains au ciel, prenant les dieux à témoin qu'il était innocent de tant d'horreurs. Mais bientôt les bras manquèrent pour ce service funèbre. La peste commençait à exercer ses ravages. A prix d'or, on ne trouvait plus un seul homme qui voulût toucher à des restes contagieux. Les victimes de la peste et de la faim mouraient donc, sans avoir la consolation suprême d'obtenir une sépulture. Dès lors les familles, les amis se réunissaient dans une maison et mouraient ensemble. Quand tout était fini, la demeure restait silencieuse et fermée. Quelquefois pourtant, des monstres à face humaine, ces chacals qu'on retrouve dans toutes les pestes, bravant la mort même avec l'épouvantable cynisme de la cupidité, fouillaient, l'épée à la main, parmi les monceaux de cadavres, pour y découvrir une dernière dépouille ou quelques parcelles d'or. C'est à cette phase du siège que se rapporte l'épisode si connu de Marie, fille d'Éléazar. Elle était d'une bourgade nommée Bathéchor, sur la rive orientale du Jourdain, et appartenait à l'une des plus nobles familles d'Israël. Réfugiée avec ses proches à Jérusalem, à l'époque de la seconde campagne de Vespasien, elle avait apporté dans la ville sainte tout son argent et son or. Les chefs de l'insur-

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1. Salvador, Domin. Rom. en Judée, tom. II, pag. 426. — 2. Dio, In Vespa&^k.

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rection l'en avaient dépouillée. Elle avait un enfant encore à la mamelle. Pour donner un peu de lait à son fîls bien-aimé, elle déployait un courage et une énergie incomparables. La nuit, elle se mêlait aux affamés qui s'échappaient par les souterrains ; elle errait dans les vallées de Josaphat, de Gehenna et du Gôdron, sous les retranchements romains, cherchant au péril de sa vie quelques brins d'herbe ou de paille qu'elle rapportait à sa demeure. Mais les sicaires venaient chaque matin lui enlever ces tristes débris, avant qu'elle eut pu les convertir en aliments. L'infortunée chargeait les monstres de malédictions. D'autres fois, elle les suppliait à genoux d'avoir pitié d'elle et de la tuer sur le corps de son fils. Insensibles à ses menaces comme à ses prières, ils se retiraient en riant, pour revenir le lendemain. Surexcitée, dit Josèphe, par la faim qui lui torturait les entrailles, et par la colère qui lui dévorait le cœur, elle saisit son enfant : Malheureuse créature, dit-elle, quand je te sauverais de la guerre, de la famine et de l'insurrection, quel serait ton sort? Si tu vivais, ce serait pour devenir l'esclave des Romains ; la famine précède l'esclavage et les sicaires sont plus cruels encore que la servitude et la faim. Meurs donc ! Tu seras le dernier aliment de ta mère ; tu seras la furie vengeresse attachée aux horribles sicaires; le genre humain, jusqu'à la fin des siècles, parlera de ta mort comme de la calamité suprême qui manquait jusqu'ici au désastre des Juifs ! Elle dit, et d'une main désespérée, égorge son enfant. Elle le fait rôtir, en mange la moitié et cache le reste. La fumée qui s'échappe du toit, l'odeur de ce mets exécrable ramènent les sicaires. Je vous ai gardé votre part, s'écrie la Juive en leur montrant ce qui reste de son fils. Un mouvement d'horreur se manifeste sur leur visage. Oui, c'est mon fils ! dit-elle. Je l'ai tué et j'en ai mangé la moitié. Faites de même. Ne soyez pas plus tendres qu'une femme, ni plus compatissants qu'une mère. Si ce festin vous fait horreur, tant mieux, j'aurai le reste ! Les sicaires s'enfuirent épouvantés ; toute la ville fut bientôt instruite de ce fait, et le lendemain les transfuges en apportèrent la nouvelle au camp. Titus prit encore une fois les dieux à témoin que la responsabilité de ces forfaits incombait uniquement aux chefs

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de la révolte; mais il jura de ne pas laisser debout une cité qui avait souillé la terre et profané les rayons du soleil 1.

 

  47. Quelques jours auparavant, Josèphe avait réitéré ses propositions de paix. Une pierre lancée par les assiégés l'étendit sans con-naissance au pied des remparts. Le bruit courut qu'il était mort, et cette sinistre nouvelle parvint jusqu'à la prison où languissait sa mère. Cependant les troupes de Simon et de Jean de Giscala se précipitèrent hors de la ville pour s'emparer de l'ex-gouverneur de Galilée. De leur côté, les Romains accoururent pour le secourir. Une mêlée sanglante s'agitait autour de Josèphe. Il n'était, heureusement pour l'histoire, qu'évanoui. Les légionnaires, après des prodiges d'héroïsme et de valeur, parvinrent à repousser les Juifs. Ils rapportèrent le blessé dans le camp. Ces divers épisodes avaient ranimé l'ardeur des soldats romains. Protégés par le mur de circonvallation, ils n'avaient plus à redouter les surprises nocturnes et les sorties des assiégés. On reprit donc l'idée de recommencer de nouvelles terrasses, depuis le retranchement jusqu'aux murailles de la forteresse Antonia. Le bois manquait ; on alla le chercher à une distance de quatre-vingt-dix stades2, et après vingt et un jours de travail (4-26 juin), quatre chaussées plus hautes que  les premières menaçaient les quatre faces de la citadelle. Jean de Giscala et Simon Gioras ne firent point cette fois usage de la mine. Leurs travailleurs encore valides furent employés à un ouvrage différent. Une sortie mal combinée échoua devant la valeur des soldats romains, qui formèrent avec leurs boucliers une immense tortue, à l'abri de laquelle le bélier ébranla les assises du rempart. Une tour s'écroula sous leurs efforts. Titus se voyait enfin maître de la forteresse. Quand le nuage de poussière produit par la chute de la tour se fut dissipé, les Romains aperçurent avec effroi un

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1. On croirait entendre dans cette dernière parole un écho de la prophétie de Moïse qui avait prédit quinze siècles à l'avance la catastrophe finale d'Israël. Adducet Dooiinus super te gentem de longinquo et de extremis terrœ finibus in similitudinem aquilœ volantis... Obsideberis intra portas tuas, et co~ medes fructum uteri tui et carnes filiorum ac filiarum tuarum in angustiâ et vastitale quâ opprimet te hostis tuus. (Deuter., xxviii, 49-53.)

2.Joseph., de Bell.jud., lib. Vil, cap. vin.

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nouveau rempart aussi solide et aussi  élevé que celui qu'ils venaient d'abattre. C'était la surprise que les ouvriers juifs leur ménageaient silencieusement depuis un mois, et qu'ils avaient exécutée avec une rapidité merveilleuse. Toutes les ressources de l'art, toute l'énergie du courage humain étaient impuissantes devant une pareille défense. Titus fut obligé de relever le moral des légions, par des harangues fréquemment renouvelées. Mais la victoire qu'il avait longtemps et si inutilement cherchée à force de travaux et de combats vint s'offrir d'elle-même. Le Dieu qu'il ne connaissait pas et qui le voulait triomphant, semblait se réserver à lui seul l'honneur de forcer des remparts inexpugnables.  « Une nuit, à la clarté de leurs feux, quelques légionnaires s'aperçurent du haut de leurs redoutes,  que les sentinelles juives avaient cédé à la fatigue ou à la privation de nourriture. Elles dormaient. Le centurion de garde fait aussitôt prévenir Titus, et cependant à la tête de vingt-deux soldats, précédés d'un enseigne et d'un trom- pette, il escalade en silence les ruines de la tour écroulée, se hisse sur ses débris à la hauteur du nouveau mur sur lequel il s'élance, et ordonne au trompette de sonner la charge. Titus accouru avec un corps d'élite le suivait. L'armée entière, au signal qui se répète dans l'intérieur du camp, sort de  ses lignes et franchit tous les obstacles. On était maître de la forteresse Antonia. Les soldats juifs eurent à peine le temps de l'abandonner pour se jeter pèle-mêle dans l'enceinte fortifiée du Temple. Les Romains voulurent y pénétrer derrière eux. Mais les troupes de Giscala et de Gioras les arrêtèrent, et après dix heures de lutte corps à corps les forcèrent à se borner pour cette fois à la conquête inespérée de l'Antonia (30 juin).

 

   48. Le 12 juillet, le sacrifice du soir et du matin, appelé sacrifice  perpétuel, cessa dans le Temple. Les victimes faisaient défaut1. Le

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1. Androne aporia, dit Josèphe. Mais tous les commentateurs se sont accordés à voir ici une faute de copiste. Il faut lire Arnone aporia.. En effet ce n'étaient point les sacrificateurs qui manquaient, ainsi que Crevier le fait observer judicieusement; puisqu'à la prise du Temple, les Romains égorgèrent des milliers de lévites et de prêtres. On se souvient d'ailleurs que le souverain

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cérémonial mosaïque prenait fin pour jamais 1. La victime pure et non sanglante dont l'oblation quotidienne porte au trône de Dieu les mérites de la rédemption du monde remplaçait tous les holocaustes figuratifs. Ce fut dans la ville assiégée une consternation inexprimable quand on apprit que l'agneau de propitiation n'était plus immolé sur l'autel de Jéhovah. Des milliers de malheureux, qui depuis un mois arrachaient le cuir des boucliers ou les courroies de leurs chaussures pour tromper par cet aliment impossible les rages de la faim, oublièrent leurs souffrances pour déplorer le désastre national. Leurs lamentations s'élevaient vers le ciel et furent entendues des  soldats romains occupés en ce moment à démolir les fortifications de l'Antonia. Titus fit un nouvel effort pour amener un accommodement.  Il ordonna à Josèphe de reprendre ses proclamations pacifiques en les adressant personnellement à Jean de Giscala, le chef de la révolte. Le futur historien de la guerre judaïque s'acquitta avec zèle de ce nouveau message. Du haut d'une tour qui faisait face au rempart sur lequel Jean de Giscala entouré d'une foule immense était venu l'écouter, il éleva la voix et dit : « César offre au peuple juif la faculté de reprendre ses sacrifices interrompus. Lui-même il fournira les victimes. Que si Jean de Giscala tient absolument à combattre, qu'il rassemble ses guerriers, qu'il descende dans la plaine et la lutte s'engagera entre hommes de cœur. Quelle que soit l'issue du combat, la population de Jérusalem et le Temple seront sauvegardés. » Un silence de terreur et de consternation régnait parmi les assiégés. Nul n'osait prendre la parole en présence du chef dont le despo-

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pontife Phanniaa, élu par les chefs de l'insurrection, était encore sain et sauf et partageait la table privilégiée des sicaires.

1. Chaque année les Juifs célèbrent par un jeûne solennel la date funeste où leur sacrifice cessa pour ne se renouveler jamais. Il y a dans l'obstination hébraïque une particularité remarquable. Quand même les fils d'Israël se cotiseraient aujourd'hui pour racheter tout le territoire de la Judée et pour rebâtir Jérusalem (ils sont assez riches pour cela), toute leur bonne volonté serait impuissante à remettre en honneur les exhibitions sanglantes des sacrifices mosaïques. Leurs mœurs ont subi malgré eux des modifications radicales, au contact de la civilisation chrétienne. Aucun d'eux n'aurait le courage de supporter la vue de ces boucheries religieusement organisées.

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tisme s'imposait à la multitude terrifiée. Jean de Giscala éclata en injures et en malédictions contre Josèphe. Il termina en s'écriant: «Jérusalem survivra à ta trahison, nul désastre ne saurait l'atteindre, parce qu'elle est la cité de Jéhovah ! —Le Temple regorge des cadavres que ton obstination a voués à la mort, reprit Josèphe. L'abondance règne dans ta demeure, pendant que l'autel du Seigneur manque de victimes, et que le peuple meurt de faim. Jéhovah n'est plus avec vous, c'est lui qui combat avec les Romains et qui livrera le Temple et la ville aux flammes. — Ces pourparlers ne faisaient qu'irriter Jean de Giscala et Simon Gioras. Mais ils produisaient une impression profonde sur le peuple. Le lendemain matin, un grand nombre de prêtres et de lévites se présentèrent au camp, implorant la clémence de Titus. Le prince les accueillit avec la plus grande bienveillance, leur fit donner à manger, avec précaution toutefois, car on avait vu de malheureux affamés mourir en se précipitant avec trop d'empressement sur une nourriture dont leur estomac délabré ne pouvait plus supporter le poids. Enfin, il les envoya à Gophna, leur promettant de leur rendre toutes leurs possessions quand le siège serait fini. Trois jours après, Jean de Giscala fit proclamer à son de trompe, sur les remparts de Jérusalem, que les Romains avaient massacré les transfuges. Il fallut rappeler de Gophna les malheureux. Josèphe fit avec eux le tour de la ville. Prosternés devant leurs parents, leurs frères, leurs amis, qui les suivaient du regard, ils les suppliaient de se rendre et d'accepter les conditions favorables que leur offraient les Romains. Tout fut inutile, Jean de Giscala et Simon Gioras firent disposer sur les plates-formes du Temple, des balistes et des catapultes qui lançaient des javelots et des quartiers de rocher sur les redoutes des assiégeants. Titus vint lui-même, et en présence de cette résistance fanatique, il s'écria : J'adjure les dieux de Rome, la divinité de ce pays, les soldats qui m'entourent, les Juifs qui sont près de moi et vous-mêmes ! Soyez avec eux témoins que c'est vous seuls qui appelez la ruine sur ce Temple. Quant à moi, je m'engage à le respecter : qu'on dépose les armes, et les sacrifices judaïques ne seront plus interrompus1.

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1. Jcsej.h., de Bell.jud., Jib. VII, cap. IV.

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   49. Titus aurait voulu vaincre, non détruire. L'obstination des Juifs fut plus forte que sa volonté. Des deux côtés on avait hâte d'en finir. Les légionnaires aspiraient au pillage d'une ville dont les richesses étaient proverbiales dans le monde entier. Les assié-gés, désormais sans espoir, préféraient mourir d'un coup d'épée plutôt que de languir des jours et des semaines dans les tortures de la faim. Quatre terrasses nouvelles furent établies contre les remparts septentrional et occidental du Temple (24 juillet). Jean de Giscala et Simon Gioras essayèrent de nouvelles sorties. A travers les vallées du Cédron et de Josaphat, ils se précipitaient sur le mur de circonvallation dans le dessein de le forcer et d'enlever le camp romain. Ces tentatives désespérées n'aboutissaient qu'à enlever chaque jour un certain nombre de chevaux dont les chairs dépecées devenaient une ressource contre la famine. Dès qu'un piquet de cavalerie paraissait en vue des remparts, il devenait le but d'une attaque soudaine, et Titus fut obligé, dans un ordre du jour, de proclamer la peine de mort contre tout cavalier qui laisserait prendre sa monture. Déjà cependant, les béliers battaient depuis six jours la muraille du Temple (30 juillet) sans qu'une seule pierre de ces assises gigantesques fût seulement ébranlée. « Les Romains saisissant alors leurs échelles tentèrent brusquement un assaut improvisé. La face extérieure du rempart fut couverte d'une nuée d'hommes, qui, tenant le bouclier sur leur tête, s'encourageaient réciproquement à atteindre le parapet ennemi. Plusieurs y réussirent et plantèrent l'aigle romaine ; mais les assiégeants, arrivés en masse sur ce point, s'emparent du drapeau, renversent les échelles surchargées de soldats, précipitent à coups d'épée ceux qui enjambent le mur, et massacrent les plus impétueux qui s'étaient déjà formés en bataille sur la plate-forme l. » Dans un conseil de guerre tenu le lendemain, Titus demande une dernière fois l'avis de ses généraux. L'incendie était l'unique moyen de prendre une forteresse dont les pierres résistaient aux plus formidables hélépoles, et dont les défenseurs repoussaient si vigoureusement toute tentative d'escalade. Mais l'incendie du Temple de Jérusalem paraissait

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1. Salvador, Domin. Rom. en Judée, tom. II, pag. 445.

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un sacrilège aux yeux du jeune prince. Vainement on lui disait : Ce n'est plus un lieu sacré. Les Juifs l'ont converti en citadelle, qu'il en subisse le sort ! Titus persista dans sa résolution et donna l'ordre de tout disposer pour un assaut général. Ses prévisions furent encore trompées. Dieu voulait détruire le Temple que le César voulait conserver. Le 10 août, Jean de Giscala et Simon Gioras prévinrent l'attaque des Romains. « Sortant, dit Josèphe, avec toutes leurs troupes, par la porte Orientale, ils se précipitent sur les sentinelles, qui soutiennent courageusement le choc, se couvrent de leurs boucliers, et résistent de pied ferme malgré leur infériorité numérique. Titus, posté sur le point le plus élevé des ruines de l'Antonia, voit la lutte s'engager. Il comprend que sans un prompt secours ses soldats sont perdus. A la tête d'une cohorte de cavaliers il fond dans la plaine, prend les Juifs en flanc, les force à rentrer dans l'enceinte de leurs murailles; il était onze heures du matin. Le prince retourna à son campement, après avoir prévenu les légions de se tenir prêtes pour l'assaut du lendemain. Mais la sentence divine avait condamné le Temple de Jérusalem aux flammes. Ce jour était précisément le même qui avait vu l'incendie du Temple par les troupes de Nabuchodonosor (4 août). Cette fois le désastre fut provoqué par les Juifs. Aussitôt après le départ de Titus, Jean de Giscala et Gioras ramènent leurs troupes au combat. Ils sont de nouveau repoussés et les Romains les poursuivent à travers les portiques jusque sous le mur de l'édifice sacré. Alors un légionnaire, sans prendre aucun ordre et sans reculer devant l'attentat qu'il allait commettre, obéissant à une inspiration divine, se hisse sur les épaules d'un de ses camarades jusqu'à une des fenêtres d'or ouvertes sur le pourtour septentrional du Temple. De là il jette une torche allumée dans l'intérieur des appartements latéraux. Quelques instants après la flamme s'élançait à travers le toit de cèdre. Les Juifs poussent des cris de désespoir. Ils reviennent en furie pour sauver le Temple. On court prévenir Titus. Le prince, au retour de l'expédition du matin, s'était jeté sur son lit de camp ; il dormait. S'élancer d'un bond sur son cheval et accourir suivi de ses officiers et de l'armée tout entière, fut pour lui l'affaire d'un

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moment. Cherchant à dominer de la voix et du geste les clameurs confuses de la multitude, il fait signe d'éteindre le feu. Ses ordres se perdent au milieu du bruit. Il arrive assez à temps encore pour entrer avec son escorte dans l'intérieur du Temple et jusque dans le Saint des saints. L'incendie dévorait toutes les constructions latérales et n'avait pas atteint le centre de l'édifice. Il sort bientôt, et conservant l'espoir d'éteindre le feu, il ordonne au centurion Liberalis d'organiser immédiatement le sauvetage, de requérir pour cela tous les légionnaires, les menaçant du supplice de la flagellation s'ils refusent leur concours. Mais la rage des soldats romains, le désir de la vengeance, la soif du pillage, l'emportent sur les ordres, les menaces, les prières même de Titus. Car il en vint à les supplier de lui obéir. Pendant qu'il parlait, ces forcenés amoncelaient à la porte principale du soufre, du bitume, toutes les matières inflammables qu'ils avaient sous la main. Bientôt l'incendie promenant sa flamme victorieuse le long des lambris de citronnier et de cèdre, atteint les riches draperies, les guirlandes sculptées. Un immense brasier où l'or et l'argent coulaient en ruisseaux liquides, voilà tout ce qui restait du Temple de Jérusalem, l'une des merveilles du monde. Onze cent trente ans, sept mois et quinze jours s'étaient écoulés depuis que Salomon en avait jeté les fondements; six cent trente neuf ans et quarante-cinq jours depuis sa restauration par Zorobabel 1. »

 

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