Époque de Grégoire VII 6

Darras tome 21 p. 284

 

21. Le samedi des quatre-temps de carême (14 mars suivant), la ville éternelle fut témoin d'une pieuse cérémonie qui attestait de la part du pontife la résolution plus énergique que jamais de pour­suivre la lutte contre la simonie et l'incontinence des clercs. L'abbé de Fontavellane, Pierre Damien, s'était distingué eutre tous parmi

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1. Léo Ostiens, Chrome. Cassin. Patr. Lat. Tom. CLXXIII, col. 721.

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les héros de mortification et de sainteté qui avaient jusque-là tenu d'une main si ferme le drapeau de la discipline contre toutes les attaques des passions frémissantes. Etienne X voulut, en récompensant ce vaillant athlète, donner à sa parole et à ses exemples une autorité nouvelle : il manda à Pierre Damien de venir recevoir de ses mains les insignes du cardinalat et la con­sécration épiscopale. «Mais, dit l'hagiographe, l'humble fils de la solitude, l'homme de la contemplation, l'amant de la pauvreté et du silence monastique, répondit aux évêques qui lui étaient envoyés par un refus péremptoire. «J'ai fait vœu, dit-il, de vivre au désert, servant Dieu dans l'obscurité et l'étude. Le tumulte et l'agitation des affaires me sont interdits ; je les ai en horreur. » On le menaça alors d'excommunication, mais il supplia les envoyés de prendre auparavant les ordres du saint pontife en lui présentant avec ses excuses et ses actions de grâces le véritable motif de son refus. Le seigneur apostolique, informé d'une résistance à laquelle il s'était sans doute attendu, ne parla nullement d'excommunication; il employa un argument moins rigoureux mais beaucoup plus effi­cace. Il écrivit de sa main à l'abbé de Fontavellane, lui ordonnant en vertu de la sainte obéissance de se soumettre paisiblement à ce qui lui était commandé. Pierre Damien n'insista plus. Il suivit à Rome les envoyés du pontife. Le pape lui donna la consécration épiscopale et le prenant par la main lui remit l'anneau et le bâton pastoral, gages symboliques de son alliance indissoluble avec l'é­glise d'Ostie. «Depuis lors, ajoute le biographe Jean disciple et con­fident de Pierre Damien, le saint homme se dévoua sans réserve aux devoirs de sa nouvelle dignité. Le joug que l'obéissance lui avait imposé pesait, me disait-il, cruellement sur sa tête, mais l’obéissance qui le lui avait fait subir l'empêcha jusqu'à la fin de le déposer 1. » Nous avons d'ailleurs pour nous renseigner sur les sentiments de Pierre Damien, lorsqu'il se vit promu contre sa volonté à la tête du collège cardinalice, un témoignage plus intime encore. C'est celui  qu'il  exprima  lui-même   dans   une

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1 Joannes Monach. Vit. S. Petr. Damian. cap. ziv;  Pair. Lat. Tom. CXLIV, col. 151.

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lettre adressée quelques jours après son sacre à ses nouveaux col­lègues.

 

   22. Elle est conçue en ces termes : « Aux évèques vénérables et au collège des saints dans le Christ les cardinaux de l'église de Latran Pierre leur collègue indigne, affection profonde et dévouée. Autour d'un camp les sentinelles avancées, sur les remparts d'une citadelle les gardiens vigilants répètent dans la nuit le cri d'alarme. Moi aussi, contraint d'entrer dans la milice de l'Église, je vous adresse, vénérables pères, en style rude, d'une voix que le désert a enrouée, le cri de la sentinelle, non certes pour vous tirer du sommeil puisque vous veillez depuis si longtemps avec un indomptable courage, mais pour m'exercer moi-même à la vigilance. Vous avez sous les yeux, bien aimés frères, la décadence d'un monde qui se précipite à la ruine, entraîné sur une pente infernale. Plus il approche de l'abîme, plus il redouble de forfaits. La discipline, ce génie tutélaire de l'ordre ecclésiastique, a disparu; le sacerdoce profané est devenu le scandale des peuples ; les lois canoniques sont foulées aux pieds ; le ministère sacerdotal est passé du service de Dieu à celui des hideuses concupiscences. En vérité, il ne reste plus parmi nous de chrétien que le nom : la vie est redevenue toute judaïque. Où ne trouve-t-on pas la rapine, le vol, le parjure, le proxénétisme, le sa­crilège? Partout la vertu est conspuée ; le vice comme une peste infâme gangrène la société. Dans ce naufrage universel où le genre humain va s'engloutir, l'église romaine reste seule le port du salut. Le filet du pauvre pécheur Pierre tendu au milieu de la tempête et des flots soulevés est l'unique refuge des âmes. C'est qu'en effet l'église du bienheureux Pierre dans sa prééminence excellente sur toutes les autres a seule le privilège immortel des promesses di­vines. Oui, sainte église du Sauveur, et vous en particulier basi­lique de Latran, vous êtes réellement le centre et le chef des élus, la mère de toutes les églises du monde, leur sommet, leur faite couronné de gloire. Les sept évêques cardinaux qui seuls avec le pontife apostolique ont le privilège de monter à votre autei pour y célébrer les augustes mystères sont vraiment les sept flambeaux mystiques dont l'œil du prophète Zacharie avait entrevu de loin

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la lumière 1, les sept candélabres d'or, les sept étoiles dans la main du Seigneur, les sept anges de l'apocalypse de saint Jean 2. Nous sommes donc, vénérables frères, placés au confluent du monde. On accourt de tous les points de l'univers pour demander à cette église de Latrau la règle de la foi, le modèle de la conduite et la disci­pline des mœurs. Tel est notre honneur, mais telle aussi notre res­ponsabilité. La dignité épiscopale ne consiste ni dans les manteaux de martre-zibeline, in tuiritis gebellinorum 3, ni dans les coiffures ornées de rubis et de perles, ni dans les glands de pourpre flam­boyante, ni dans le clinquant des harnais d'or, ni enfin dans le fracas d'une escorte de cavaliers aux chevaux frémissants d'impatience, rongeant leur frein couvert d'écume. Non, non ! la dignité épiscopale c'est la pureté des mœurs et la sainteté de la vie. Hélas! qu'en font-ils donc ceux qui vont la solliciter au camp des rois, la poursuivre sur les champs de bataille, à travers les races barbares et jusqu'aux extrémités de notre Europe? Ils auraient plutôt fait de l'acheter à prix débattu, moyennant une somme d'argent une fois payée; car il y a trois manières de payer l'épiscopat et par conséquent trois sortes de simonie : on paie en argent, en services ou en flatterie. Les malheureux! quand ils ont arraché à la lassi­tude du prince l'objet de leurs convoitises, ils se vengent sur leurs subordonnés du servilisme qu'ils se sont si longtemps imposé. Leur houlette pastorale est une verge de fer ; ils ne sont ni pas­teurs ni pères, mais d'exécrables tyrans. C'est à vous, frères bien aimés, qu'il appartient avec l'autorité du siège apostolique de mettre un terme à tant de scandales. Vous êtes le sel de la terre; un peu de sel suffit à prévenir la corruption. Vous êtes les soixante-dix palmiers qui fleurissaient aux douze sources d'Elim et qui abritèrent la multitude des enfants d'Israël. Enfin vous n'êtes pas seulement prêtres et évêques, mais les maîtres du sacerdoce et de l'épiscopat. On peut vous comparer au diamant qui raye tous les

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1 Zachar. m, 8. Quia ecce lapis quem dedi coram Jesu; super lapidera unum teptem oculi sunt.

2.Apoc. i. 20.

3. Cf. Ducange. Dict. médis et infim. latin, voc, Gebellinus.

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métaux et ne se laisse entamer par aucun. Ayons donc la force du diamant, la limpidité des sources, la fécondité des palmiers d'Elim, l'incorruptibilité du sel évangélique. Ainsi nous serons di­gnes de la vocation qui nous appelle dans une certaine mesure à la participation du pouvoir des clefs donné par le Seigneur au prince des apôtres 1. »

   23. Au moment où Pierre Damien écrivait   ces lignes éloquentes,  voici ce qui  se passait dans l'église  de  Milan,  livrée à la tyrannie de l’archevêque simomaque Wido. « Tous les prê­tres y étaient mariés, dit Bonizo de Sutri, et vivaient publique­ment dans cet affreux concubinage. Le peuple aurait murmuré peut-être, mais on le faisait taire avec ce proverbe : « L'église ambrosienne a des libertés particulières dont elle ne doit compte à personne. » Il en était ainsi depuis plus de deux cents ans, ajoute le chroniqueur. Or l'un des élèves les plus distingués de Lanfranc, Anselme de Badagio, qui était allé recueillir à l'abbaye du Bec les leçons de l'illustre docteur, revint en 1037 en Italie où il fut aussitôt promu à l'évêché de Lucques. Les pré-tendues libertés de l'église de Milan n'étaient à ses yeux qu'une horrible licence et un effroyable scandale. Il ne craignit pas de le dire. Un jour qu'on vantait en sa présence le talent oratoire de quelques prédicateurs milanais : « Si les prêtres et les diacres de Milan, dit-il, n'avaient pas tous et chacun des femmes, il leur se­rait permis de prêcher la parole de Dieu. » A l'exemple d'Anselme, un clerc nommé Landulf, notarius (secrétaire) de l'archevêché, et un diacre maître ès-arts libéraux, comme on disait alors, nommé Ariald, plus tard martyrisé pour la foi de Jésus-Christ, organisè­rent à Milan même et dans les campagnes voisines une ligue sainte contre l'immoralité des clercs, « Sous la protection de Dieu et du bienheureux Pierre prince des apôtres, dit Bonizo de Sutri, ils s'engagèrent dans cette lutte formidable. Les livres de saint Ambroise à la main, ils parcouraient les cités et les campagnes, dé­montrant au peuple que l'illustre docteur, patron de Milan, avait

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1.  S^ Petr. Damian. Epist. Lia. Il; Patr. Lat. Tom. CXLIV, col. 254.

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toujours maintenu le célibat ecclésiastique et   flétri comme hérétiques notoires tous ceux   qui refusaient obéissance à la sainte église romaine. Les   multitudes accoururent en foule à leurs prédications; les  petits,  les humbles, les pauvres,  c'est-à-dire ceux que Dieu choisit de préférence pour confondre les puissants et les forts, faisaient cortège aux   nouveaux apôtres et s'attachaient à leurs pas. Cependant les clérogames presque aussi nombreux que le sable des mers, dit encore non sans quelque exagé­ration le chroniqueur, soulevèrent contre la ligue sainte les capitanei et les vavasseurs des églises, les vendeurs de bénéfices ecclésiasti­ques, leurs parents, leurs alliés, les familles de leurs concubines. Il y eut une véritable émeute. On croyait ainsi réduire au silence les prédicateurs de la vérité ; mais les agresseurs furent écrasés sous le nombre des fidèles qui allait croissant chaque jour, et devint bientôt assez puissant pour expulser l'archevêque simoniaque. » Vai­nement celui-ci dans un synode tenu à Fontaneto excommunia An­selme, Landulf et Ariakl, les traitant de «Patarins «(déguenillés) 1, par allusion à la foule des pauvres qui les suivaient. Son épithète in­jurieuse lui resta pour compte; «les défenseurs de la foi, reprend Bonizo s'estimèrent trop heureux d'avoir été trouvés dignes de souffrir cet outrage pour le nom de Jésus2.» Le nom de Patarins fut bientôt un titre de gloire. Ariald vint à Rome supplier le bienheureux pape Etienne X d'envoyer à Milan des légats apostoliques pour relever de ses ruines la malheureuse église de saint Ambroise. La situation était telle que sur mille clercs, on n'en trouvait pas cinq qui ne fussent concubinaires ou simoniaques 3.   »   Le  pontife accueillit favorablement la requête de l'homme de Dieu. Le nouveau car­dinal Pierre Damien fut désigné pour cette mission et nous ver-

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1 Voici l'étymologie que Bonizo de Sutri donne à ce mot : Quod videntes si-Imoniaci non valentes tamen veritati et tantss multitudini resistere confundeban-tur, eisque paupertatem improperantes Paterinos, id est pannosos, vocabant; et illi quidem dicenles fratri Hacha, rei erant judicio; liachos enint grxce, latine pannus dicitur. (Bonizo Sutr. Ad amie. Lib. VI. l'atr, Lai. Tow. CL, col. 825.

2. Act. v, 41. — 3 Bonizo Sutr, toc, cit.

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rons bientôt le zèle, la prudence et le succès avec lesquels il l'ac­complit.

 

   24. Bonizo est le seul auteur qui nous fasse connaître l'origine si glorieuse de cette qualification de Patares ou Patarins, usurpée depuis par des sectes antichréliennes et antisociales dont nous aurons à raconter les désastres. A un autre point de vue son récit nous permet de rectifier une imputation calomnieuse qui a pesé jusqu'à nos jours sur la mémoire d'Etienne X. Léon d'Ostie, par un mot trop légèrement inséré dans sa Chronique, fut l'auteur sans doute très-involontaire de ces récriminations posthumes. « Quel­ques jours après son retour à Rome, dit-il, le seigneur apostolique manda au prévôt du Mont-Cassin de lui envoyer l'or et l'argent qui se trouvait dans le trésor de l'abbaye1, promettant de les rendre bientôt en quantité plus considérable. Comme il se disposait à se rendre en Toscane pour y conférer avec Godefroi de Lorraine son frère, on disait, ut ferebatur, qu'il projetait de lui donner la cou­ronne impériale et de revenir avec lui en Apulie pour chasser les Normands dont la domination lui était odieuse. » C'est sur cet on-dit du chroniqueur qu'on a imaginé après coup tout un plan de haute trahison ourdi par Etienne X contre le roi mineur Henri IV d'Allemagne. Voilà donc, disaient les adversaires de la papauté, comment les vicaires de Jésus-Christ exercèrent la tutelle dont la confiance du dernier empereur les avait investis ! L'orphelin con­fié à leur garde devenait leur première victime; Etienne X ne songeait qu'à le dépouiller de son droit à la couronne impériale, au profit d'une ambition de famille et en faveur de son frère Godefroi ! Muratori raisonnait tout différemment. « Le plan qu'on prête à Etienne X, s'il exista réellement, dit-il, aurait sans doute valu à ce pontife la haine de la nation germanique ; mais il eût sauvé l'Ita­lie en lui épargnant les désastres du règne de Henri IV enfant mi­neur alors qui devait plus lard effrayer le monde par ses crimes. » Comme on le voit, le docte historien n'ajoutait qu'une médiocre

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1. In aura duntaxat atgue argento. (Léo Ostiens. Chroui., Cassin, Lib. H, cap. ïgvii ; Pair. Lat. Tom. CLXXIII, col. 70i.

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confiance à « l'on dit » de la chronique du Mont-Cassin. Il avait raison. Les religieux n'avaient pas accueilli sans murmure l'ordre du pape leur "abbé, relativement au trésor du monastère . « La nuit qui précéda le transfert des objets précieux à Rome, reprend le chroniqueur, le frère Léon d'Amalfi étant resté après les matines à prier dans l'église, vit apparaître le patriarche saint Benoît reconnaissable à la majesté de son visage et de ses cheveux blancs. Il semblait sortir de l'abside ; une vénérable religieuse le suivait, les yeux baignés de larmes, se plaignant de la spoliation du sanctuaire C'était sainte Scolastique. Ensemble traversant le chœur, ils s'avan­cèrent jusqu'au milieu de la nef. Le patriarche s'arrêtant alors dit à sa compagne : « Ne pleurez pas, ma sœur. Dans quelques jours on nous rendra tout1. » Cette vision plus ou moins authentique nous donne l'idée de l'émotion produite au Mont-Cassin par le message pontifical et de la répugnance des moines à se séparer de leur trésor. Que voulait faire le pape de l'or et de l'argent qu'il réclamait? Le champ des conjectures était vaste. Parmi toutes celles qui furent mises en avant, la plus plausible fut celle qui prêtait au pape le projet de conférer à son frère la couronne impériale. L'or et l'ar­gent du Mont-Cassin eussent payé les frais de cette combinaison de famille. De là le ut ferebatur de la chronique. Rien pourtant n'était à la fois plus simple et plus équitable que la demande du pape. L'or et l'argent qu'il réclamait, était en majeure partie, selon la judicieuse remarque de Dom Tosti, sa propriété personnelle. Il l'avait rap­porté de Constantinople après sa légation en Orient sous Léon IX2. La détresse de Rome, dont une moitié avait été incendiée quatre ans auparavant3, explique assez le besoin qu'Etienne X avait alors de ressources pour réparer tant de ruines. En tout cas, s'il avait eu vraiment l'intantion qu'on lui prêle, le dénouement de cette aflaire n'eût point été celui que Léon d'Ostie nous fait connaîtra en ces termes : « Malgré leur répugnance, les religieux n'osèrent déso­béir ; le prévôt de l'abbaye porta donc le trésor au seigneur aposto-

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1 Léo Ostiens, loe. cit. col. 705.

2.  Cf. N° 1 de ce présent Chapitre.

3.  Cf. N» 86 du chapitre précédent.

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lique. En le lui offrant, il raconta la vision merveilleuse et n'omit point de dire l'immense douleur des religieux. Le saint pape pro­fondément ému versa des larmes à ce récit. Il ordonna au prévôt de reporter immédiatement tout ce trésor au Mont-Cassin. De tant de richesses il ne voulut garder qu'une statuette rapportée par lui de Constantinople1. » Evidemment si le trésor du Mont-Gassic avait eu la destination que supposaient les moines, le pontife n'au­rait pas si facilement renoncé à un projet qui intéressait à ce point l'avenir de l'Italie et la sécurité du saint-siége.

 

   23. Il est vrai pourtant qu'il se disposait à se rendre en Toscane afin d'y conférer avec Godefroi de Lorraine son frère. Mais l'objet de cette entrevue sur lequel on n'avait jusqu'ici aucune donnée se laisse maintenant deviner d'après le récit de Bonizo. Les troubles qui venaient d'éclater à Milan, la prise d'armes du clergé simoniaque, des capitanei et des vavasseurs contre les Patarins, ré­clamaient des mesures énergiques. Ce fut, à notre avis, l'unique motif qui détermina Etienne X à quitter Rome durant le carême, c'est-à-dire à une époque où d'ordinaire les souverains pontifes ne sortaient point de la ville éternelle. Sa santé lui inspirait toujours une certaine inquiétude. « Avant de s'éloigner, reprend Léon d'Ostie, il convoqua les évêques, le clergé et le peuple romain dans la basilique de Saint-Pierre. Là, il promulgua une constitu­tion apostolique déclarant que s'il lui arrivait de mourir dans le voyage qu'il allait entreprendre, il interdisait toute élection pon­tificale avant le retour du sous-diacre de la sainte Église Hildebrand, qui venait d'être envoyé en Germanie près de l'impératrice Agnès pour une mission concernant les affaires de l'État. Il inter­disait sous peine d'anathème de proclamer un nouveau pape en l'absence et sans le conseil d'Hildebrand2. Bonizo de Sutri et une chronique contemporaine publiée par Watterich d'après un manus­crit du Vatican confirment le récit de Léon d'Ostie, en ajoutant quelques détails plus circonstanciés. « Le seigneur pape, disent-ils, après quelques semaines de séjour à Rome, retomba plus malade que

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Léo Osticns. loc. cit. col. 705. — 2 Léo Ostiens, loc. cit. col. 70G

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jamais. Il eut alors une inspiration prophétique dont les événements ne devaient que trop tôt justifier l'exactitude. Il convoqua les car­dinaux, évêques, prêtres, diacres, et leur parla en ces termes : « Je sais, frères, qu'après ma mort il surgira du milieu d'entre vous des hommes d'orgueil et d'ambition qui forceront la porte du bercail, se feront appuyer par la puissance laïque et foulant aux pieds les règles saintes édictées par les pères envahiront le siège apostoli­que. » A ces mots, tous les assistants protestèrent qu'ils étaient in­capables d'un pareil sacrilège. Tous sans exception promirent au pape de se conformer à ses instructions. Chacun d'eux vint mettre la main dans la sienne et lui jurer sous la foi du serment de ne laisser aucun pape monter sur la chaire de saint Pierre sans le con­sentement unanime et la libre élection faite par tous les membres du eollége cardinalice. Après cette déclaration solennelle, le pon­tife partit pour la Toscane 1. » Il nous semble absolument impos­sible de faire concorder ces récits très-authentiques avec l'idée d'un prochain couronnement impérial de Godefroi de Lorraine. Si ce projet eut existé le pape n'avait point à se rendre en Toscane, Godefroi lui-même serait venu à Rome recevoir, suivant l'usage, sur l'autel de Saint-Pierre le diadème de Charlemagne. Enfin si Godefroi de Lorraine eut été réservé in petto pour le rôle d'empe­reur, Etienne X ne se fût pas inquiété à ce point de l'éventua­lité d'une vacance du siège. Le nouveau César son frère y eût pourvu. Rien ne subsiste donc de l'imputation calomnieuse dont on avait prétendu charger la mémoire d'Etienne X. Le pieux pon­tife allait en Toscane non pour concerter avec son frère une intrigue politique, ni pour l'engager à violer le serment de fidélité récem­ment prêté par lui au roi mineur de Germanie, mais pour travail­ler à la pacification de la province de Milan dévastée par la faction simoniaque. En passant près du monastère de Musceto, où se trou­vait l'illustre camaldule Jean Gualbert, le pape le fit prévenir de son arrivée et lui manda de le venir trouver. « Mais, dit l'hagio-

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1.  Bonizo  Sutr,  Ad amie.  Lib.  VI.  Patr. Lat.  Tom.  CLXXIII, col.  82G. — Codex Archivi Vatican. Watterich. Tom. I, p. 201.

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p294   PONTIFICAT d'étienne x (IO08-IO0O).

 

graphe, les envoyés pontificaux trouvèrent le saint homme telle­ment malade qu'il lui était impossible de se rendre à cette invita­tion. Le seigneur apostolique, malade lui-même, fit repartir ses légats en disant : « Qu'on l'apporte sur son lit. » Un violent orage qui éclata soudain ne permit point d'exécuter cet ordre, et en dernier lieu le seigneur apostolique fit dire au saint : « Je re­nonce au bonheur de vous voir : restez avec la bénédiction de Dieu dans votre monastère1. » Peut-être Etienne X voulait-il renouveler pour le thaumaturge ce qu'il venait de faire pour Pierre Damien et revêtir Jean Gualbert de la dignité cardinalice. Il n'en eut pas le temps. « A peine arrivé à Florence, il fut repris de sa maladie de langueur2. » Saint Hugues de Cluny l'accompagnait dans ce voyage et l'assista à ses derniers moments. « La grâce de Dieu, dit l'hagiographe, avait ménagé au pontife cette consolation suprême. Hugues passait les journées entières près de son lit de douleur, dans des entretiens pleins de charme et d'onction céleste. « Je demande au Seigneur, lui dit un jour le pape, de mourir entre vos bras. Aussitôt que vous me quittez, l'ennemi du genre humain m'assiège de visions terribles ; quand vous rentrez il disparaît. » Dès lors, le bienheureux abbé ne quitta plus le pieux pontife. Il reçut son dernier soupir, lui ferma les yeux, revêtit son corps des insignes pontificaux et le déposa de ses mains dans le cercueil3. » (19 mars 1058). Ainsi mourait à la fleur de l'âge un pape dont l'avénement avait été salué par tant d'espérances. Cette catastrophe soudaine éveilla des soupçons d'empoisonnement qui ne nous paraissent pas justifiés. Les fièvres paludéennes dont Etienne X avait pris le germe à Rome durant les chaleurs du mois d'août de l'année précédente étaient alors aussi meurtrières qu'elles le sont de nos jours. Godefroi de Lorraine fît au pape son frère de magnifiques funérailles et lui éleva dans la cathédrale de Flo­rence un mausolée dont l'inscription rappelait à la fois les titres

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1.  Joann. Gualbert. Acta. Patr. Lat. Tom. CXLVI, col. 784.

2.  Léo Ostiens. loc. cit.

3.  Hugo Cluniac, Vita. Patr. Lat. Tom. CLIX. col. 896 et 011.

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p295 AP.   III. — INTRUSION   DE   BENOIT X. 

 

et la sainteté de l'auguste défunt, la tendresse et la douleur frater­nelle 1.

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