Darras tome 13 p. 248
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L'empereur ne les lut vraisemblablement jamais, ou du moins Chrysaphius eut l'adresse d'en amortir l'effet. La princesse Pulchérie, dans la retraite où elle vivait pieusement, loin de la cour, n'avait plus aucune influence sur l'esprit de son frère. Le clergé et le peuple de Byzance, accoutumés à tant de tragédies, se contentaient de pleurer en silence, prévoyant que Flavien aurait le sort de Jean Chrysostome.
42. Et pourtant, si jamais les désastres intérieurs ou extérieurs pouvaient corriger un gouvernement et lui faire comprendre la nécessité d'appeler Dieu et l'Église à son aide, ils ne manquèrent pas à cette époque. Le tremblement de terre de l'an 447 avait presque en entier détruit Constantinople. Les Huns, sous la conduite d'Attila, venaient de ravager la Thessalie. Soixante-dix cités furent réduites en cendres. Le tribut de deux mille livres pesant d'or, que Théodose avait consenti à payer annuellement pour sauver le reste de son empire, n'avait pu se réaliser, malgré tous les efforts des agents du fisc. Trois batailles furent successivement livrées et perdues, en 449, par les troupes romaines. Chrysaphius, ne pouvant vaincre Attila, voulut le faire poignarder. L'exécution de ce projet, digne d'un eunuque, fut confiée à l'ambassadeur du roi hun, Edicon. Une somme de cinquante livres d'or lui fut remise comme premier acompte sur le prix du sang qu'il allait verser. Edicon feignit d'entrer dans les idées de Chrysaphius. Il partit et révéla tout à son maître. Celui-ci dépêcha à Constantinople un envoyé qui se présenta devant l'empereur, portant suspendue à son cou une bourse renfermant les cinquante livres d'or. « Théodose et Attila, dit-il, sont tous deux de noble race; mais l'empereur a dérogé à sa noblesse. Le jour où il a consenti de payer un tribut au roi des Huns, il en est devenu l'esclave. Voilà qu'aujourd'hui l'esclave veut tuer son maître. J'apporte le prix de cette trahison. Et maintenant vous, empereur Théodose, sachez qu'Attila, mon souverain, ne vous pardonnera votre lâcheté que quand vous lui aurez envoyé la tête de l'eunuque. » Ce que Théodose eût pu faire de mieux aurait été, sans nul doute, de consentir à ce sacrifice. Tout l'empire y eût gagné le repos. Il préféra s'humilier, comme un esclave pris en
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flagrant délit. Une pompeuse ambassade se rendit dans les marais de Pannonie, fut admise sous la tente du farouche ravageur de nations, qui affectait de manger dans des écuelles de bois, et de faire servir ses hôtes dans de la vaisselle d'or. A force de supplications, de présents, de promesses de subsides, on obtint qu'Attila n'insisterait plus pour avoir la tête de l'eunuque (449).
43. Chrysaphius profita de ce répit pour consommer contre l'Église le crime qu'il avait été impuissant à exécuter vis-à-vis d'Attila. Le brigandage avorté près du roi des Huns réussit à merveille contre le saint patriarche Flavien, et prit dès lors le nom à jamais abhorré de Latrocinium Ephesi. Dioscore d'Alexandrie était arrivé l'un des premiers dans cette ville, avec une escorte digne de sa future présidence. Le fanatique Barsumas lui amena un renfort de moines, qui se joignirent aux parabolani et aux matelots égyptiens, prêts à faire recevoir de force les décrets qu'il plairait à la sainteté de leur patriarche de proclamer. Le pieux Memnon était mort. Il avait été remplacé sur le siège épiscopal d'Éphèse par Etienne, caractère faible et craintif, qui s'empressa de mettre à la disposition du tout-puissant Dioscore la basilique de Sainte-Marie, illustrée naguère par la proclamation du dogme de la maternité divine. Plus malheureux peut-être par sa pusillanimité qu'il n'était coupable au fond, Etienne ne savait trop quelle attitude tenir, dans ce conflit de tant de puissances supérieures à la sienne. En sa qualité d'évêque diocésain, il voulut donner généreusement l'hospitalité à ceux de ses collègues qui la lui demandèrent. Eusèbe de Dorylée fut admis dans sa demeure, avec beaucoup d'autres. Le lendemain de son arrivée, le comte Elpidius et le tribun Eulogius, avec trois cents hommes armés, vinrent trouver Etienne et lui signifier qu'ils le traiteraient comme un criminel d'État, s'il ne chassait de sa maison l'accusateur juridique du vénérable Eutychès. Ce dernier s'était lui-même transporté à Éphèse. Le palais du gouverneur fut mis à sa disposition, et il ne sortait qu'entouré d'une troupe de prétoriens. Saint Flavien, avec les clercs qui l'accompagnaient, ne jugea point à propos de descendre chez l'évêque du lieu. Une pieuse famille lui offrit l'hospitalité, et quand les légats
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du pape arrivèrent, ils furent trop heureux de partager avec lui cet asile. Durant la traversée, le prêtre Renatus avait succombé à une maladie soudaine. Il était mort à Délos. Ses trois compagnons eurent plus d'une fois l'occasion d'envier son sort.
44. Le 8 août 449, le conciliabule s'ouvrit sons la présidence de Dioscore. Les cent trente évêques qui le composaient acceptè- rent ce président nommé par l'empereur. Au mépris de toutes let règles canoniques et de tous les antécédents synodaux, les légats du saint siège n'obtinrent même pas une place d'honneur. Jules, évêque de Puteoli, dut s'asseoir au-dessous de Dioscore. Quant au diacre Hilaire et au notaire apostolique Dulcitius, ils furent relégués au dernier rang, après tous les prêtres. Encore ce fut par grâce qu'on les y maintint, car Dioscore fit sortir de la salle tous les notarii des autres évêques. Il ne fît d'exception que pour ceux de Juvénal de Jérusalem et d'Érasistrate de Corinthe, dont il avait pris soin d'acheter la conscience. Les fonctions de primicier, ou promoteur du concile, furent remplies par un prêtre alexandrin nommé Jean, créature du patriarche. Il lut d'abord les lettres impériales de convocation. L'évêque Jules, légat du pape, réclama la lecture des lettres pontificales adressées par le pape saint Léon au concile. Le diacre Hilaire insista, et fit la même requête. « Le très-bienheureux pontife de Rome, dit-il, a reçu du très-pieux empereur Théodose la prière de venir en personne présider cette assemblée. Tous, vous connaissez les motifs urgents qui le retiennent à Rome 1. D'ailleurs les papes, ses prédécesseurs, n'ont pas cru devoir se rendre aux conciles œcuméniques de Nicée, de Constantinople et d’Éphèse. Mais le très-bienheureux Léon nous a délégués pour le représenter parmi vous et tenir sa place. Il nous a remis des lettres qui vous sont adressées, et dont nous réclamons la lecture.» —En effet, les légats étaient porteurs d'une lettre de saint Léon le Grand que nous avons encore; mais le patriarche d'Alexandrie était parfaitement résolu à la tenir dans l'ombre.
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1. L’invasion d'Attila et de ses hordes de Huns menaçait alors les provinces occidentales.
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« Le très-clément empereur, disait saint Léon, dans le sentiment d'une foi aussi éclairée que sincère, comprend qu'il est du devoir de sa charge de protéger l'Église catholique et de la défendre contre les erreurs qui la menacent. Il s'est adressé à l'autorité du siège apostolique, pour en obtenir une décision irrévocable. Il a voulu que le bienheureux apôtre Pierre renouvelât en quelque sorte, dans les circonstances présentes, la fameuse confession de foi prononcée jadis devant son divin Maître, lorsqu'interrogé par Notre-Seigneur lui-même, il répondit : «Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant 1. » Nous avons satisfait aux pieux désirs du prince, dans une lettre dogmatique adressée à notre frère et co-évêque Flavien. Et, comme le très-pieux empereur a voulu, pour rendre la sentence plus solennelle, qu'un concile se réunît à Êphèse, nous y envoyons des légats, chargés de tenir notre place et de nous représenter dans cette auguste assemblée2. » Tel était le sens général de la lettre de saint Léon. Dioscore, on le comprend, avait tout intérêt à en empêcher la lecture. Quand l'évêque Jules et le diacre Hilaire eurent terminé leur réclamation à ce sujet, sans leur répondre, le primicier, Jean d'Alexandrie, lut un décret impérial qui donnait à l'archimandrite Barsumas voix délibérative avec les évêques. Comme les légats réclamaient toujours la promulgation de la lettre apostolique, le primicier passa à la lecture d'un autre décret, nommant le comte Elpidius et le tribun Eulogius représentants officiels de l'autorité impériale près du concile. Ces deux personnages étaient présents. Ils jurèrent de maintenir fidèlement l'honneur du prince et la sécurité des pères. Or, l'empereur, dans les instructions qu'il leur avait remises et que toute l'assemblée put connaître, se plaignait amèrement de la tyrannie de Flavien : il demandait qu'on en fît justice et qu'on réhabilitât le saint archimandrite Eutychès. Tout marchait jusque-là au gré de Dioscore. Soudain l'évêque de Césarée, Thalassius, se leva et dit : « Si j'ai bien compris les intentions du très-pieux empereur, nous sommes convoqués pour déterminer une question dogma-
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1 Matth., xvi, 16. —2. S. Léon. Mngn., Epist. xxm; Pair, lat., t. LIV, col. 797-800.
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tique, intéressant la foi chrétienne. Je demande que, toute autre affaire cessant, nous nous en occupions sans délai. » Le légat du pape, Jules de Pouzzoles, appuya cette proposition, et, comme il s'exprimait en latin, son avis fut traduit en grec par l'évêque Florentius de Sardes. « Nous ne sommes ici, dit-il, que pour délibérer sur une question de foi. Qu'on la soumette tout d'abord à notre jugement. » Cet incident dérangeait le programme que Dioscore avait tracé d'avance. Il semblait naturel, en effet, puisque l'erreur doctrinale d'Eutychès était l'occasion de cette assemblée, de procéder d'abord à son examen. Mais alors il eût fallu, de toute nécessité, lire les décisions pontificales adressées, l'une à saint Plavien, l'autre au concile, dont les légats apostoliques étaient porteurs. Dioscore ne voulait à aucun prix en permettre la lecture, et cette motion imprévue de Thalassius le troubla. Le comte Elpidius vint à son aide. Il déclara, au nom de l'empereur, qu'on eût à introduire l'archimandrite Eutychès, pour entendre sa requête et les plaintes qu'il avait à formuler contre la tyrannie et l'arbitraire de Flavien, patriarche de Constantinople. Cette motion permit à Dioscore de se remettre de sa surprise. « Les questions dogmatiques, dit-il, ne sont douteuses pour personne. Nous suivons la foi des pères. Est-il quelqu'un parmi vous qui prétendrait y rien changer? — Non, non! dirent les évêques. Anathème à qui la modifie ! anathème à qui la mutile ! Tous nous voulons garder la foi des pères1.»
45. Profitant du mouvement produit par ces acclamations, le comte Elpidius fit introduire Eutychès. L'archimandrite septuagénaire s'avança, avec une démarche modestement hypocrite. Arrivé au milieu de l'enceinte, il dit: « Je me suis recommandé au Père, au Fils, au Saint-Esprit, et surtout au Verbe de vérité, avant de comparaître au tribunal de votre justice. Je vous prends tous à témoins de l'intégrité de ma foi. J'invoque le souvenir des luttes que j'ai courageusement soutenues pour le maintien des dogmes proclamés ici même, par le saint concile œcuménique qui a précédé le
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1. Labbe, tom. IV, col. 115-133 pass.
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vôtre. Voici ma profession de foi. Que votre sainteté daigne en ordonner la lecture. — A ces mots, l'évêque d'Éphèse, Etienne, faisant acte de servilisme, s'écria : «Eutychès est un martyr de l'orthodoxie ! Il faut insérer dans les procès-verbaux de notre assemblée le document qu'il nous présente. » — Ce document, dont la lecture fut immédiatement entendue, commençait par la reproduction textuelle du symbole de Nicée. «Telle est, ajoutait Eutychès, la croyance dans laquelle j'ai été élevé, et que je veux garder jusqu'à ma mort. J'anathématise tous les hérésiarques, depuis Simon le Mage, Valentin, Manès et Apollinaire, jusqu'à Nestorius. Le révérendissime Eusèbe de Dorylée a déposé contre moi un libellus d'accusation entre les mains du patriarche Flavien, son ami. Tous deux ils avaient juré ma perte. Je fus cité à comparaître devant un synode réuni à Constantinople. Le silentiaire Magnus, que le très-pieux empereur daigna m'envoyer pour me conduire de mon monastère à cette assemblée inique, me dit en chemin : Cette démarche est fort inutile. La sentence de votre condamnation est déjà formulée ! En effet, quand je fus présent, on refusa d'entendre ma profession de foi. J'eus à peine le temps de déclarer que ma croyance était celle des conciles de Nicée et d'Éphèse. Flavien fit lire une formule dressée à l'avance qui me déposait du sacerdoce, de ma charge d'archimandrite, et m'excluait de la communion. J'appelai de cette barbare sentence à un futur concile œcuménique. Ce fut en vain. Sans respect pour mes cheveux blancs, sans égard pour tant de travaux soutenus en faveur de la vérité contre les hérétiques, je fus condamné. On voulait me livrer à la populace et me faire mettre en pièces. La Providence divine et la protection du très-pieux empereur m'ont arraché à ce péril. Aujourd'hui, au nom du Christ Notre-Seigneur, qui voulut subir lui-même la barbare condamnation de Caïphe et de Pilate, je viens demander justice et implorer de votre sainteté la révision d'une sentence manifestement nulle. » — Saint Flavien n'avait pas encore pris la parole. Malgré son titre de patriarche de Constantinople, qui lui donnait droit à un siège d'honneur dans l'assemblée, on l'avait placé au rang des simples métropolitains. Comme la requête d'Eutychès l'atteignait person-
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nellement, il crut devoir protester. Se levant donc, il dit : «L'archimandrite a été accusé canoniquement par le révérendissime Eusèbe de Dorylée. Ordonnez que cet évêque soit entendu.» —Ces mots furent à peu près les seuls que le saint patriarche proféra dans cette séance lamentable, qui devait se terminer pour lui par le martyre. Le comte Elpidius se leva, au nom de l'empereur, et déclara qu'il avait l'ordre absolu d'exclure Eusèbe de Dorylée de toute espèce de délibération 1.
46. S’il fut un sentiment quelconque de dignité ecclésiastique dans ces évêques, ils auraient tous protesté, après une intervention si brutale de la puissance civile. Mais la peur commençait à les envahir. Ils courbèrent la tête, et ce premier acte de faiblesse devait bientôt les livrer aux plus extrêmes violences. Dioscore proposa de lire les actes du synode de Constantinople. Les deux légats du pape protestèrent qu'on ne pouvait faire cette lecture avant d'entendre les lettres du pontife de Rome. «Elles contiennent, disaient-ils, la décision apostolique prononcée sur la valeur de ces actes. » — Eutychès s'opposa à cette réclamation. « Les vénérables envoyés du très-saint évêque de Rome, dit-il, me sont suspects. Ils sont descendus dans la maison de l'évêque Flavien; ils ont accepté ses repas, ses présents, tous les services qu'il a voulu leur rendre. Je les récuse, et je prie votre sainteté de tenir comme non avenu tout ce qu'ils pourraient faire à mon préjudice. » — Cette fin de non-recevoir fut adoptée. On procéda à la lecture des actes du synode de Constantinople. Quand on en vint au passage du procès-verbal où Eusèbe de Dorylée pressait Eutychès de reconnaître en Jésus-Christ deux natures distinctes, Dioscore s'adressant au concile : « Peut-on souffrir un pareil blasphème? s'écria-t-il. Quel est l'impie qui ose soutenir qu'après l'Incarnation il y eut deux natures en Jésus-Christ? — Non, non! acclamèrent les malheureux évêques ; anathème à qui divise le Seigneur ! Eusèbe le divise ; qu'il soit séparé lui-même et retranché de notre communion! — J'ai besoin de vos voix et de vos suffrages, reprit
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1 Labbe, tonu IV, coL. 133-146 pass.
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Dioscore. Que ceux qui ne peuvent parler lèvent la main. Croyez-vous à deux natures en Jésus-Christ? — Non, dit le concile. Anathème à quiconque croit les deux natures ! — Dioscore ajouta : Vous venez d'entendre deux professions de foi : celle d'Eusèbe de Dorylée et celle d'Eutychès. Laquelle adoptez-vous? — Nous adoptons celle d'Eutychès. Eusèbe (Euzébes, pieux) n'a de pieux que le nom. C'est un blasphémateur ! Anathème à Eusèbe de Dorylée ! » — Or, il se trouvait là plusieurs évêques de ceux qui avaient pris part au synode de Constantinople, entre autres Seleucus d'Amasée et Basile de Séleucie. Ils s'empressèrent de rétracter leur prétendue erreur, déclarant qu'ils exécraient la foi aux deux natures, souscrite par eux trois mois auparavant. Leur exemple fut imité par tous les autres. Juvénal de Jérusalem, Domnus d'Antioche, Etienne d'Éphèse, Thalassius de Césarée, proclamèrent l'innocence et l'orthodoxie d'Eutychès. Les légats du pape ne répondaient que par ce seul mot : Contradicitur. C'était la protestation de la vérité contre l'erreur. On ne l'écouta point. Saint Flavien gardait toujours le silence 1.
47. Il avait le pressentiment que tout cet orage allait retomber sur lui. Dioscore avait promis à Chrysaphius de le débarrasser d'un patriarche si gênant et si incommode. Quel prétexte imaginer cependant, pour justifier devant les pères une requête en déposition contre Flavien? Le fait d'avoir prononcé une sentence, juste ou non, contre Eutychès, ne pouvait être imputé comme un grief personnel, dont le saint archevêque fût responsable. La cause avait été jugée par un synode : c'étaient donc les trente-deux évêques signataires de ce synode qu'il eût fallu déposer. Le moyen était impraticable. Dioscore en imagina un autre, qui eût fait honneur au génie inventif de son prédécesseur, Théophile, de perverse mémoire. Quand il eut trouvé l'expédient qu'il cherchait, il se garda bien d'en faire confidence à personne. Après la réhabilitation d'Eutychès et de ses moines, l'astucieux patriarche, ou plutôt « le nouveau Pharaon, » comme l'appellent les chroniqueurs contemporains, prit la
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1.Labbe, ConciL, tom-IV, col. 147-280.
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parole et dit : « Pour plus ample confirmation des actes de notre vénérable assemblée, et pour la manifestation complète de la foi sainte qui les inspire, il me paraît juste et convenable de faire lecture des décrets du précédent concile général, tenu dans cette basilique. » — Nul ne comprit d'abord le piège qui se cachait sous cette proposition, en apparence fort inoffensive. Domnus d'Antioche s'empressa de l'adopter. « S'il plaît ainsi à votre sainteté, dit-il, qu'on fasse cette lecture. » Thalassius de Césarée et l'évêque d'Ancyre ajoutèrent : « Nous ne pourrons qu'être édifiés par la lecture des décrets des conciles de Nicée et d'Éphèse. Ils nous confirmeront dans la foi que nous professons tous, et dont ils sont le rempart inexpugnable.» La lecture se fit donc. Mais Dioscore avait d'avance choisi et indiqué au primicier les passages qu'il devait lire, dans un ordre prémédité. La lecture se termina par un décret du concile œcuménique d'Éphèse défendant, sous peine de déposition et d'anathème, de composer ni d'employer aucune autre formule de foi que celle de Nicée. En ce moment, Onésiphore d'Iconium, se penchant vers Épiphane, évêque de Perga, son voisin, lui dit à l'oreille : « On ne nous lit ceci que pour en venir à déposer Flavien. — Ils n'oseraient pas ! répondit Épiphane. Passe encore pour Eusèbe de Dorylée : mais ils ne sont pas assez fous pour s'attaquer plus haut.» Onésiphore avait cependant deviné juste. Le patriarche osait tout: il ne devait même pas s'arrêter à la déposition de Flavien. Le décret du concile d'Éphèse, dont il voulait abuser si étrangement, est encore de nos jours en vigueur. Il n'est loisible à aucun évêque, en vertu de son autorité particulière, de changer ou de modifier la formule du symbole de Nicée. On comprend le danger que pourrait courir la foi catholique, si elle était abandonnée aux hasards de toutes les appréciations individuelles. Mais cette précaution, si sage et si tutélaire, n'avait pas pour objet de proscrire les développements ni les explications théologiques de chacun des articles du symbole. Saint Cyrille qui présidait, en qualité de légat du pape, le concile œcuménique d'Éphèse, et qui avait à ce titre proposé et fait souscrire le décret en question, était si loin de vouloir entraver par là les progrès de
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l'exégèse catholique, qu'il avait depuis inséré dans l'un de ses ouvrages une formule de foi plus explicite, à l'usage des Orientaux désireux de rentrer dans la communion catholique. On ne manqua de lui objecter comme fin de non-recevoir le décret d'Éphèse, et il avait répondu qu'une pareille interprétation était absurde, et qu'il fallait ou une insigne mauvaise foi, ou une véritable folie, pour confondre le symbole liturgique, dont la rédaction définitive avait été sanctionnée à Éphèse, avec les explications théologiques des articles de Nicée, que la controverse nécessitait, à chaque époque et à chaque siècle, de la part des apologistes chrétiens et des docteurs de l'Église. C'était là pourtant l'interprétation étroite et pha-risaïque que Dioscore s'était promis de faire prévaloir. Saint Flavien, dans le synode de Constantinople, avait dû, pour réfuter les erreurs particulières d'Eutychès, insister spécialement sur le dogme des deux natures, et par conséquent développer la doctrine contenue en germe dans le symbole de Nicée. Dioscore avait trouvé là son point d'attaque; il fondait sur ce puéril argument ses ses espérances de victoire. Il fut victorieux.