St Ambroise 2

Darras tome 10 p. 481


§ II. Saint Ambroise et Gratien.

 

16. Gratien, en Occident, suivait la même ligne de conduite. On eût dit qu'après tant d'orages la Providence voulait ménager à l'Église un intervalle de repos sous le sceptre de deux princes également disposés à favoriser et à étendre le règne de Jésus-Christ. Cependant Gratien n'avait pas le génie politique ni les éminentes qualités administratives et militaires de Théodose. Les grands hommes sont toujours une exception ici-bas. Mais avec une rectitude naturelle d'esprit, une défiance parfois excessive de ses propres lumières, une vraie et solide piété, Gratien savait faire bénir son règne. Il avait, nous l'avons dit, placé toute sa confiance dans l'évêque de Milan, saint Ambroise, dont la réputation commençait à se répandre par tout l'univers. A peine revenu de Sirmium, après la proclamation de Théodose à l'empire, Gratien s'était rendu près du grand évêque. Chemin faisant, il lui avait écrit : «Absent vous vivez dans mon souvenir, je vis avec vous par la pensée ; mais cela ne me suffit point; il me faut vous voir et vous entendre. 0 mon père, serviteur de Jésus-Christ Dieu éternel que nous adorons, puisse sa divinité vous conserver longtemps ici-bas pour mon bonheur et celui du monde1! » — Saint Ambroise lui répondait : « Si je n'ai pu voler à votre rencontre, mon âme du moins, mes vœux, et, ce qu'il y a de plus précieux chez un ministre de Jésus-Christ, mes prières continuelles et ferventes vous ont partout accompagné. La présence des âmes est plus réelle que celle des corps. Je ne parle point de votre lettre écrite de votre main; attention pieuse de votre tendresse. Je sais qu'Abraham voulut servir les anges. Mais vous êtes empereur, et je ne suis pas un ange. Que Dieu reçoive donc l'hommage que vous lui rendez dans la personne du moindre de ses serviteurs. Jésus-Christ a dit : « Ce que vous faites au plus petit d'entre eux, c'est à moi que vous le faites 2. »

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1 S. Ambres., Epist. Crat.; Pair, lat., tom. XV, col. 875. «* 2 Epist. i; i'i«è
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17. La vie de saint Ambroise offrait le modèle d'une vie épiscopale. L'administrateur civil avait reporté dans ses fonctions ecclésiastiques la régularité, la vigilance, la précision et l'exactitude de sa carrière précédente. Ces qualités sont à la fois beaucoup plus importantes et beaucoup plus rares qu'on ne pense. « Toujours levé avec l'aurore, après la célébration du saint sacrifice, Ambroise, dit M. de Broglie, s'asseyait à sa table, dévorant des yeux un volume de l'Écriture Sainte auquel il joignait quelques commentaires d'Origène, de saint Hippolyte, ou quelques sermons de Basile de Césarée, recueillis par les sténographes d'Orient. Sa porte restait ouverte ; entrait qui voulait, sans même avoir besoin de se faire annoncer. Avait-on affaire à lui pour quelque aumône du corps ou de l'âme, il interrompait sa lecture, répondait au solliciteur avec une attention toujours prête et toujours bienveillante. Puis, la consultation finie, il reprenait son livre, ne s'inquiétant pas si des visiteurs importuns demeuraient pour le suivre du regard avec une indiscrète curiosité. Ainsi se passait le jour entier presque sans interruption même pour les repas, car, sauf deux jours par semaine, il jeûnait jusqu'au soir. La nuit venue, c'était l'heure de la composition : il préparait alors ses homélies pour le dimanche suivant, ou rédigeait quelque ouvrage dogmatique ; mais, notes ou livres, il écrivait tout de sa propre main, ne voulant pas qu'aucun serviteur partageât ses veilles. Le jour du Seigneur, il prêchait régulièrement avant l'office. C'est alors seulement que bien que tout dans son langage fût sévèrement évangélique, un observateur attentif aurait pu surprendre en lui quelque souvenir d'une éducation différente de celle de l'école ou de l'Eglise. Son éloquence était mâle, serrée, comme le langage des affaires. Dans le choix des sujets et des arguments, l'imitation de Basile était sensible. Six sermons, par exemple, enchaînés l'un à l'autre, formant un seul tout et commentant pas à pas les premiers chapitres de la Genèse, portent chez Ambroise, comme chez Basile, le nom d'Hexaméron; c'est chez l'un comme chez l'autre la création entière passée en revue pour en tirer une série d'applications morales. Mais la diversité des deux esprits apparait au travers et souvent même à

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la faveur de la ressemblance des idées. L'imagination d’Ambroise est moins riche que celle de Basile, mais son jugement est plus sévère. Il rectifie sur certains points avec une critique scrupuleuse les assertions de science douteuse et les conclusions trop hâtives de Basile. Moins de grâce littéraire et aussi moins de familiarité avec l'assistance, moins de souvenirs des poètes, moins d'allusions aux événements du jour; quelque chose de plus soutenu qui tient l'auditoire à distance comme devant le tribunal d'un juge, un commandement plus bref et tombant de plus haut. Je doute par exemple que, sur le thème si rebattu de la servitude imposée à l'homme par ses passions, Basile se fût contenu dans un développement aussi simple à la fois et marchant aussi droit au but que celui-ci : « Un homme du monde, dit Ambroise, ne peut jamais dire à Dieu : Je suis à vous ; car il obéit à trop de maîtres. L'impureté est là qui lui dit : "Vous êtes à moi ! Vous vous êtes vendu à moi pour l'amour de cette jeune fille, et je vous ai payé le jour où vous avez satisfait votre passion. L'avarice se présente et lui dit : Cet or, cet argent, qui sont en vos mains, c'est le prix de votre servitude. En échange de cette terre que vous appelez vôtre, vous m'avez vendu votre liberté. La débauche accourt : Vous êtes à moi, dit-elle; par un festin d'un jour je vous ai payé toute votre vie ; pour acquitter la dépense de votre table, vous m'avez engagé tout ce qui est à vous; et ce qui est pis encore, vous avez été payé plus que vous ne valez, car un seul de vos repas est plus précieux que votre vie entière. L'ambition vient à son tour : Vous êtes vraiment à moi, dit-elle. Si je vous ai fait commander aux autres, c'est pour que vous m'obéissiez. Tous les vices enfin disent ensemble : Vous êtes à moi. Quel vil esclave que celui que peuvent revendiquer tant de maîtres1 ! » Chez Ambroise comme chez Basile, c'est la même ardeur, on dirait volontiers la même audace de charité, la même résolution à tout sacrifier et à tout entreprendre pour soulager les pauvres. Mais cet élan est tempéré chez Ambroise par un esprit de prudence, presque de défiance   administrative.

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1 S. Auibros., Expos, in psalm. cxviiij Serm. xu, n° 39; Patr. lai., tom. XV, col. 1374.

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«Il est clair, dit saint Ambroise, qu'il doit y avoir une mesure dans la libéralité pour qu'elle ne dégénère pas en prodigalité inutile. Cette mesure doit être gardée surtout par les prêtres afin qu'ils n'aient pas l'air de faire l'aumône par esprit d'ostentation, mais par esprit de justice ; car nulle part plus qu'autour du prêtre n'est grande l'avidité des solliciteurs. On leur donne un peu, ils demandent davantage. La plupart simulent des dettes ou exagèrent leur détresse. Examinez sérieusement leur situation. Celui qui garde la vraie mesure n'est avare pour aucun, mais charitable pour tous ; seulement il ne prête pas uniquement l'oreille à la prière ; c’est par les yeux qu'il s'assure des besoins. Pour lui, l'infirmité elle-même parle plus haut que la plainte de l'infirme. C'est donc à vous de voir le pauvre qui ne vous regarde pas, c'est à vous de chercher celui qui rougit d'être découvert. Tel qui ne peut sortir des liens de la captivité et que vous ne pouvez voir doit cependant être présent à votre pensée, en sorte que la plainte qui ne saurait atteindre vos oreilles doit pourtant entrer dans votre cœur 1. » Dans certaines occasions même, l'intérêt apparent de l'Église cédait chez Ambroise à des considérations qui peut-être n'eussent pas frappé au même degré, un esprit moins familiarisé avec l'étude et la pratique des lois civiles. C'est ainsi qu'une sentence rendue par lui causa dans son clergé une surprise voisine du scandale. Il s'agissait de la succession d'un évêque nommé Marcel, qui avait laissé son bien en usufruit à sa sœur, pieuse veuve, à charge de le transmettre à l'Église après elle. Un frère deshérité, Laetus, contestait la donation et revendiquait ses droits. Ambroise, désigné comme arbitre, prononça en faveur de Laetus; et comme on lui reprochait d'avoir sacrifié l'église : « Non, répondit-il. C'est au contraire l'Église qui gagne quand la paix est rétablie dans les familles et qu'elle ouvre aux frères et aux sœurs l'entrée des tabernacles éternels2

 

   18. Tel était le grand évêque dont l'empereur Gratien voulut faire son ami, son confident, presque son ministre. Une série de

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1.S. Anibros., de Offrais minislror., II, 16; Pair, lat., tom. XVI, col. 123. —2. S. Ambros., Epiât. Lïïxn; Pair, lat., tom. XVI, col. 127S; M. de Broglia, i'Êylisett l'Emp. rom.. loin. VI, l>ag. 9-15.

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mesures législatives édictées depuis l'an 379 jusqu'à 382, période que Gratien passa presque exclusivement à Milan, porte l'empreinte du génie à la fois ferme et modéré de saint Ambroise. Répartition mieux ordonnée et plus charitable de l'annona ; règlements plus sages des corporations privilégiées et meilleur emploi de leurs ressources; exemption en faveur des chrétiennes de la rigoureuse loi qui contraignait toutes les femmes d'extraction servile à paraître sur la scène dans les jeux publics, quand elles en étaient requises; restriction de ce nouveau privilège accordé exclusivement aux chrétiennes qui se montreront dignes de leur nom par la pureté de leurs mœurs ; mise en liberté de certains criminels en l'honneur de la fête de Pâques ; réduction de l'impôt du chrysargyre (capitation) pour les clercs ; privation du droit de tester aux apostats qui abandonneront la religion chrétienne pour embrasser le judaïsme ou le manichéisme ; interdiction de toute propagande aux sectes qui «altèrent par leurs sophismes la notion du Dieu véritable, » et aux donatistes qui « réitèrent le baptême et l'annulent en le renouvelant. » Cet ensemble de lois politiques et religieuses promulguées en Occident par Gratien, sous l'influence de saint Ambroise, était en parfaite harmonie avec le code Théodosien publié en Orient sous l'influence de saint Ascholius. Des deux côtés, même mesure, même modération pour les personnes, même fermeté dans les principes. Le monde soumis à Dieu et à la vérité, sous la double puissance ecclésiastique et civile, tel était l'idéal prophétisé par saint Méliton de Sardes, entrevu par Constantin le Grand et réalisé par Gratien et Théodose. Les derniers vestiges du paganisme, restaurés par Julien l'Apostat, achevaient de tomber l'un après l'autre. Le lecteur se souvient du fameux autel de la Victoire, dressé dans la salle des délibérations du sénat romain 1. Constantin le Grand y avait interdit les sacrifices; Constant l'avait fait disparaître ; le tyran Magnence l'avait rétabli ; Constance l'avait une seconde fois enlevé; enfin Julien l'Apostat l'avait réintégré au milieu de la curie, et, sous Gratien, ce monument idolâ-

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1. C£. tom. IX de celte Histoire, pag. 392 et 523.

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trique subsistait encore. Un ordre impérial, daté de Milan, prescrivit de le démolir. L'opération eut lieu pendant la nuit; le lendemain, les sénateurs restés fidèles au paganisme le cherchèrent vainement des yeux. Grande rumeur dans l'auguste assemblée, Symmaque, païen fervent, obtint, séance tenante, de ses coreligionnaires, la signature d'une adresse par laquelle on suppliait l'empereur de rendre au Capitule, au sénat et au peuple le palladium de l'empire. Les sénateurs chrétiens, à leur tour, protestèrent contre cette adresse; ils en déposèrent une autre parfaitement contradictoire entre les mains du pape Damase, avec prière de la faire passer le plus promptement possible à Gratien. Des deux côtés, une députa-tion fut envoyée à Milan. Gratien renvoya les idolâtres sans vouloir les entendre et maintint sa première décision. L'incident n'eut point alors d'autres suites; cependant tout n'était pas fini avec l'autel de la Victoire, et bientôt il devait occuper de nouveau l'attention publique.

 

   19. Gratien n'était pas le seul souverain légal de l'Occident. Il avait pour collègue son jeune frère, Valentinien II, enfant de dix ans, dont l'impératrice Justina, sa mère, surveillait d'un œil jaloux l'éducation à Sirmium. Arienne déclarée, Justina souffrait cruellement des mesures sincèrement catholiques adoptées par Gratien. Elle se promettait de prendre sa revanche, le jour où la majorité de son fils lui permettrait d'intervenir d'une façon plus active dans la politique gouvernementale. En attendant, établie avec sa cour dans cette ville de Sirmium, boulevard traditionnel de l'Arianisme, elle ne perdait aucune occasion d'exprimer son mécontentement et de servir les intérêts d'une secte qui avait mis en elle ses dernières espérances. La mort de l'évêque arien de Sirmium arriva à propos pour mettre en relief l'attitude de l'impératrice douairière. Le clergé et le peuple de la ville, presque à l’unanimité, élurent au siège vacant le prêtre Anemius, catholique sincère  et ami de saint Ambroise. Justina refusa son consentement à l’élection et déclara qu'elle ne laisserait point ordonner Anemius. Celui-ci eut recours à l'autorité décisive de Gratien et pria saint Ambruise de venir lui-même le sacrer. L'illustre évêque de Milan

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n'hésita point à se rendre à Sirmium. Il prévoyait un danger pour sa personne dans ce voyage, mais il s'agissait de faire triompher la cause de l'Église: la perspective du martyre n'eût fait que redoubler son zèle et son ardeur. Justina avait tout disposé à Sirmium pour une émeute. Ses affidés, répandus dans les groupes, excitaient le peuple. Ambroise, à son arrivée, fut accueilli par des invectives grossières et les plus terribles menaces. Sans paraître un instant ébranlé dans sa résolution, il fixa le jour du sacre. Une foule tumultueuse envahit l'église. Quand le consécrateur et l'évêque élu y pénétrèrent, ils furent assaillis par des vociférations impies. Une femme, plus audacieuse que les autres, s'approcha de saint Ambroise, saisit le pan de son manteau épiscopal et le désignait aux poignards des sectaires. Fixant alors sur cette malheureuse un regard où se peignait à la fois une mansuétude ineffable et un héroïque courage : « Arrêtez, dit Ambroise. Quelque indigne que je sois du rang que j'occupe, je suis évêque. Il ne vous appartient pas de porter la main sur moi. Prenez garde d'encourir le châtiment que Dieu réserve aux sacrilèges. » La femme épouvantée lâcha prise. L'assistance se tut et la cérémonie put s'accomplir. Quelques jours après, Ambroise repartait pour Milan. Mais déjà la justice divine avait frappé la malheureuse femme. Une fièvre soudaine l'avait emportée. Cet incident, bientôt connu de l’univers entier, fixa l'attention générale sur Ambroise. On disait qu'un nouvel Athanase, un autre Basile, avait paru en Occident et faisait revivre la vertu, l'éloquence et les miracles de ces deux grands hommes.

 

20. L'évêque de Milan n'était au-dessous ni du rôle ni de l'éloge que la confiance publique lui décernait. Son traité de Spiritu  Sancto, publié à cette époque, eut un succès immense en Occident. Saint Ambroise le dédia à l'empereur Gratien. Le prologue est un magnifique tableau des prospérités que l'empire devait au catholicisme. «Le temps est venu, dit saint Ambroise, où, sous un véritable Gédéon, le Seigneur rend à son peuple l'indépendance et la paix. Élu de la grâce, mais à l'ombre de la croix, le prince aimé de Dieu voit surgir de toutes parts une abondante moisson de

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fruits de vie; il voit l'ivraie et la paille légère se séparer du bon grain ; il voit les grappes fertiles s'accumuler sous le pressoir car l'Église est le pressoir de la vigne céleste dont l'éternelle félicité est le fruit. A l'époque où le monde se desséchait au souffle de la superstition païenne, la rosée de la grâce demeurait circonscrite à un seul peuple et n'humectait pour ainsi dire que la toison de Gédéon. Mais aujourd'hui les sources d'eau vive, dédaignées par l'ingratitude des fils d'Israël, se sont répandues sur la gentilité : la rosée de Gédéon inonde l'univers. Ne nous étonnons donc point si des contrées longtemps stériles refleurissent au courant des ondes sacrées. L'Esprit-Saint promis par le Sauveur est descendu sur notre terre. Il est venu, pluie céleste, source divine de bénédiction, torrent de grâces, et nous, les altérés de l'ancien monde, nous buvons maintenant aux fontaines du salut. L'Évangile nous avait préparé à ces merveilles. Un jour, le Sauveur se dépouillant de ses vêtements et se ceignant les reins d'un linge, versa de l'eau dans une aiguière et voulut laver lui-même les pieds de ses disciples. Cette eau était la rosée céleste prédite par les prophètes et si ardemment désirée par l'antique Testament. Tendons au Seigneur les pieds de nos âmes. Car Jésus veut les laver aussi. Ce n'est point à Pierre seul, mais à chacun des fidèles, qu'il a dit : « Si je ne te lave les pieds, tu n'auras point de part à mon royaume. » Venez donc, Seigneur Jésus, dépouillez ces vêtements que vous avez adoptés pour l'amour de nous; soyez nu pour me vêtir de votre miséricorde; ceignez-vous d'un lin grossier pour me ceindre de la tunique immortelle. Quelle n'est pas votre majesté ! Comme un serviteur, vous lavez les pieds de vos disciples; mais comme Dieu, vous envoyez la rosée du ciel. Vous nous lavez les pieds, mais vous nous conviez à la table de votre divin banquet. Ce n'est pas seulement l'eau qui est ici un mystère ; il y a le sacrement qui nous fait participer à votre royaume. Que cette eau vienne donc, ô Seigneur, sur mon âme et ma chair; et que, sous l'humidité de cette pluie céleste, les vallées de nos âmes et les champs de nos cœurs refleurissent ! Votre prérogative singulière est de racheter le monde entier. Elie ne fut envoyé qu'à la pauvre veuve de Sarepta;

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Elisée ne guérit qu'un seul lépreux; vous, Seigneur Jésus, vous avez purifié des milliers d'âmes en un seul jour. Combien à Rome, combien à Alexandrie, combien à Autioche, combien à Constantinople même ! Car Byzance vient aussi de proclamer le Verbe de Dieu, et cette cité royale a mérité de s'appeler désormais votre conquête. Tout le temps qu'elle réchauffa dans ses entrailles le venin de l'Arianisme, ses frontières furent dévastées par l'ennemi, ses murailles entendirent le bruit des armes. Mais depuis qu'elle a banni de son sein les malheureux qui se sont eux-mêmes bannis de la foi, elle a vu entrer en suppliant dans son enceinte le Goth superbe qui se vantait de régner sur les rois ; elle l'a accueilli comme un hôte; elle a reçu son dernier soupir: elle a célébré elle-même ses funérailles et garde aujourd'hui sa dépouille. 0 Dieu, combien d'âmes n'avez-vous donc point purifiées à Constantinople et dans le monde entier! Ce n'est pas Damase, ni Pierre, ni Ambroise, ni Grégoire qui ont fait ces grandes choses. Vos serviteurs ont travaillé, mais seul vous avez donné le succès. Votre Esprit-Saint, cet Esprit qu'on ne soumet pas, qu'on n'enchaîne pas, qu'on ne saurait contraindre, votre Esprit, dans la plénitude de son arbitre souverain, a tout disposé, tout concerté, tout apaisé et tout conquis1. »

 

21. La paix dont jouissait l'Église n'était cependant pas complète, même en Occident. L'impératrice Justina, qui avait échoué à Sirmium dans ses projets de réhabilitation arienne, se montrait de plus en plus hostile au catholicisme. Deux évêques de la secte, Palladius et Secundianus, occupant l'un et l'autre deux sièges de la Mésie intérieure dont le nom ne nous a pas été transmis, prétendaient tout à la fois conserver leur dignité et demeurer ariens. Sous prétexte que le dernier concile de Constantinople n'avait pas eu le caractère d'œcuménicité, puisque les Occidentaux n'y avaient point pris part, ils refusaient d'en accepter les décisions doctrinales. « Nous sommes catholiques, disaient-ils. Les prétendues erreurs condamnées sous le nom d'Arius n'ont jamais été profes-

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1 S. Anibros., de Spirit. Sanct., lib. ill, prolog., passim ; Patr. lai., touj. 5YÎ, col. 703-709.

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sées par nous. Qu'un concile véritablement universel s'assemble et entende notre justification.» Gratien, à qui ces plaintes furent transmises, eut le tort de les admettre trop précipitamment. Il convoqua tous les évêques d'Occident à Aquilée, pour y examiner la réclamation de Palladius et de Secundianus (381). Cette mesure, prise spontanément par le prince, était à la fois inopportune et prématurée. Le pape Damase avait annoncé pour l'année 382 un concile de l'Occident à Rome. Il n'y avait aucun inconvénient à retarder l'examen des deux évêques jusqu'à cette date. La réunion de Constantinople venait à peine de se clore. Il importait de ne point retomber dans les errements de Constance et de Valens, sous le règne desquels les relais de poste étaient sans cesse occupés à promener les évêques d'un concile à l'autre. A force de multiplier ces augustes assemblées, on eût bientôt fini par leur faire perdre tout leur prestige. L'Église d'ailleurs n'est pas fondée sur un concile permanent, mais sur l'unité du siège de Pierre. Toutes ces considérations étaient familières aux plus grandes intelligences et aux plus saints personnages de cette époque. C'est ainsi que le grand thaumaturge de Tours, saint Martin, durant les seize dernières années de sa vie, ne voulut jamais assister à aucun concile, ni à aucune réunion d'évêques 1. Saint Grégoire de Nazianze, après ses déceptions à Constantinople, était du même avis. « S'il faut dire la vérité, écrivait-il au chambellan impérial Procope, je me sens une répugnance extrême pour les réunions épiscopales. Je n'ai jamais vu de concile qui ait eu un résultat heureux. Loin de terminer les controverses, ils les enveniment. L'esprit de contention, les rivalités de préséance (pardonnez-moi ce langage), y sont à l'ordre du jour. D'ailleurs, en voulant juger les pervers, on s'expose à être soi-même accusé par eux. Je me tiens donc renfermé en moi-même, estimant que la véritable paix de l'âme est dans le silence et la solitude 2. » Saint Ambroise partageait, dans une certaine mesure, les idées de

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1 Sedecim postea vixit annos : nullam synoiium abiit, ab omnibus cpiîcopnriim convenlibui se removit (Sulpit. Sever., Dialog. III, n» 13; Pair, lat., tjm. XX.. col. 210).

2.S. Greg. Naz., Ad Procop. Zpisi. cxxx ; Patr. grœc, tora. XXXVII, coi. 223.

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saint Martin et de saint Grégoire à ce sujet, non pas certes, comme l'ont prétendu des esprits étroits et systématiques, que chacun de ces grands docteurs voulût nier a priori l'utilité intrinsèque des conciles ou leur légitimité fondée sur l'Evangile lui-même. Mais en se plaçant au point de vue de l'opportunité, ils comprenaient qu'on peut abuser des choses les plus excellentes ; ils redoutaient pour leur temps l'habitude des synodes en permanence que les ariens avaient voulu faire prévaloir au détriment de l'Église et de la vérité.

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