Darras tome 25 p. 377
§ V. Deux Lettres historiques de Henri IV.
29. Avant de poursuivre, à l'aide des annalistes contemporains, le récit de cette odyssée historique, il nous faut introduire un nouveau biographe dont le témoignage ne saurait d’autant moins être passé sous silence qu'il est plus directement intéressé. Ce biographe n’est autre que le pseudo-empereur lui-même. Il nous a laissé un double exposé des événements dans deux lettres écrites par lui un mois après, et adressées l'une au roi de France Philippe I, l'autre à saint Hugues abbé de Cluny. L'importance d'un pareil témoignage n'échappera à personne. Sa confrontation avec les autres sources historiques permettra d'en apprécier la véracité. On ne s'étonnera donc pas du soin minutieux avec lequel nous avons cherché à rétablir jour par jour l'itinéraire de Henri IV sur la route qui le conduisait à une déposition définitive. Chacun de ces détails, ignorés ou volontairement laissés dans l'ombre par les historiens modernes 1, est comme un éclair de la vengeance divine prête à foudroyer un tyran, qui depuis près d'un demi-siècle s'était fait le Néron de l'Église et de la Germanie. Et pourtant que de calomnies posthumes jetées à la face de l'Église et des catholiques, à cette occasion ! On les accusait de guet-apens, de violence, de trahisons infâmes. Les opprimés furent voués aux gémonies de l'histoire, pendant que la mémoire du persécuteur fut escortée de toutes les sympathies rétrospectives, de tous les hommages d'une commisération égarée dans son objet. Il est temps de rendre à chacun sa véritable place. Le pseudo-empereur nous fournira lui-même soit par ses propres paroles, soit par ses réticences, soit par ses contradictions, la preuve péremploire de son hypocrisie invétérée, de son incurable tyrannie, de son obstination dans le mensonge.
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1. Comitatu.i uterque paci/lcus ad invicem. (EkkearJ. UTaug., toc. cit.)
2 Annal. Hildesheim., col. 592.
3 Aucun auteur moderne, à notre connaissance du moins, n'a pris la peine
d'étudier ce point d'histoire et d'y porter la lumière.
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30. Les deux lettres de Henri IV sont calculées d'après le caractère elt les antécédents des deux illustres personnages à qui s'adressait séparément chacune d'elles. Le roi de France avait soutenu, au profit de son aveugle passion pour Bertrade, une lutte de dix années contre l'autorité apostolique. On pouvait donc le croire assez disposé, malgré sa soumission récente, à accueillir les plus violentes récriminations contre le saint-siége. Le vénérable abbé de Cluny au contraire s'était toujours signalé par son dévouement aux papes légitimes ; il fallait donc éviter soigneusement de lui tenir un langage outrageant pour la papauté. De là, un double système d'apologie contradictoire et mensongère pour aboutir à invoquer contre le pape, au nom de l'indépendance des rois, l'appui de Philippe I; et à implorer l'intervention médiatrice de saint Hugues de Cluny près de Pascal I. Voici en quels termes débute la lettre au roi de France : « Prince clarissime, le plus fidèle de tous ceux en qui, après Dieu, je place mon espérance, vous êtes entre tous le premier et le principal défenseur que j'ai choisi. C'est à vous que j'ai cru nécessaire de porter ma plainte. Prosterné à vos genoux, s'il m'est permis de le faire sauf l'honneur de ma couronne impériale, je viens vous retracer le tableau de mes calamités et de mes malheurs. Le principe de nos maux, leur cause non moins odieuse qu'intolérable, vous le savez vous-même, et dans la chrétienté tout entière personne ne l'ignore, vient du siège apostolique. Autrefois et jusqu'à nos jours c'était de là que sortaient des fruits salutaires de consolation, de douceur, de sanctification pour les âmes. Hèlas! il n'en descend plus maintenant que des fléaux de persécution, d'excommunication et de ruines. Les pontifes de Rome ne mettent plus de bornes à leurs prétentions ; ils ne connaissent d'autre règle que leurs caprices. Ils ont poussé contre moi leur passion effrénée jusqu'aux derniers excès, sans respect ni pour Dieu ni pour la justice, sans nul souci des désastres qu'ils allaient accumuler. Eux et leurs suppôts ne m'ont épargné aucun genre d'attaque. Et pourtant vingt fois j'ai offert au siège apostolique la soumission et l'obéissance qui lui sont dues, à la seule condition qu'il me rendrait à moi-même le respect et les légitimes honneurs dont mes prédécesseurs ont joui
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avant moi. Que prétendent-ils donc? J'aurai plus de liberté pour vous l'apprendre si, comme je le souhaite, Dieu permet que je puisse bientôt vous entretenir dans une conférence particulière. Malgré les efforts de leur implacable haine, la persécution qu'ils organisaient contre moi restait à peu près impuissante. Ils eurent alors recours à un moyen contre nature. Mon cœur se brise à cette pensée ; je ne puis le dire sans fondre en larmes : en le disant, je tremble et frémis. Mon fils, le bien-aimé entre mes fils, hélas ! nouvel Absalon, non-seulement ils lui ont mis les armes à la main, mais ils lui ont inspiré contre moi une haine qui va jusqu'à la fureur. Au mépris de la foi jurée et du serment de fidélité qu'il m'avait prêté comme un chevalier à son seigneur, ils l'ont poussé à s'emparer de mon royaume, à déposer mes évêques et mes abbés, pour les remplacer par mes persécuteurs et mes ennemis. Ce n'est pas tout, et ici je voudrais pouvoir me taire, ou, puisque le silence ne m'est plus permis, je voudrais du moins qu'il fût possible de ne pas m'en croire, ils lui firent dépouiller jusqu'au dernier sentiment de la nature, ils l'entraînèrent au point de conspirer contre ma sûreté et ma vie, n'ayant plus qu'une seule pensée, un seul but, accomplir soit par ruse, soit par violence, ce forfait qui eût été pour lui le couronnement de son crime et le comble de l'ignominie1 .» —Tel est le début
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1. Comme c'est la première fois qu'une étude sérieuse et détaillée se produit sur les deux lettres de Henri IV à Philippe I et à saint Hugues, nous reproduirons in extenso le texte latin en note, à mesure que nous en aurons fourni la traduction française. Voici le début de la lettre au roi de France : « Princeps clarissime, et omnium in quibus post Deum speramus fidelissime, prirnum et prœcipuum inter omnes vos excepi, cui conqueri et deplorare calamitates et omnes miserias meas neeessarium duxi, etiam genibus vestris advolvi, si lice-ret salva majestate imperii. Primum quidem est, qnod non solum nobis, sed etiam totius christianae professionis omnibus gravissimum et intolerabile arbi-tramur, quod de illa apostolica sede, unde usqne ad memoriam nostri tempo-ris salutifer fructus consolationis, dulcedinis etsalvationis animarum oriebatur, modo persecutionis, excommunicationis et omne perditionis flagellum in nos emittitur, nec ponunt ullum modum senteutiae, tantum ut satisfiat voluntati indiscretac Hujus voluntatis suas intemperantia adeo usque nunc abusi sunt iu me, ut nec Deum, nec quid aut quantum mali inde proveniat pensantes, per se et per suos omni-modis invehunturin me, cum obedientiam et omnem debitam subjectionem stepe obtulerim sedi apostolicae, si tamen revereutia et honor de-bitus, sieut antecessoribus meis, ab apostolica sede exbiberetur et milii. Quid
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de la lettre du pseudo-empereur au roi Philippe I. C'est le saint siège qui est le fléau du monde chrétien, le principe de tous les désordres, la cause de toutes les calamités. Saint Grégoire VII n'est pas désigné, mais il est facile de comprendre que Henri IV fait remonter à l'avènement de ce grand pape, comme l'avait explicitement déclaré le manifeste de Liège, l'étrange bouleversement qui avait fait du vicaire de Jésus-Christ le fléau de la chrétienté. Ce sont les papes qui ont fait tout le mal. La rupture de Fritzlar est l'œuvre du pape. Sans le pape tout allait bien. Henri IV dit: « Mes évêques, mes abbés; » siens en effet complètement et exclusivement puisqu'il les avait créés de toutes pièces. Mais on avait dressé son fils à les déposer, on avait enseigné à son fils un nouveau commandement de Dieu, un onzième précepte du Décalogue fait à son usage, lui enjoignant de tuer son père. Et voilà comment Henri IV, le plus pieux, le plus juste, le plus innocent des empereurs, sous je ne sais quel prétexte d'excommunication, se voyait tout à coup abandonné de ses sujets, mis au ban de l'empire et de l'humanité. Il n'avait cependant pas épargné les protestations de respect et d'obéissance au siège apostolique. Mais quelles humiliantes conditions voulait-on lui faire accepter! Il se réserve d'en faire la confidence verbale au roi de France dans un entretien particulier : tant il lui en coûterait d'exposer aux risques d'une correspondance écrite des propositions si attentatoires à I'honneur et à la dignité de sa couronne. Les successeurs de Grégoire VII étaient, en effet, assez téméraires pour
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autem intendant, opportunius ipse signifieabo vobis, si quando optati eolloquii copiam Deus dederit nobis. In hae igitur persecutionis et odii inflamniatione cum parutn vidèrent se proficere, contra ipsum jus naturœ laborantes, quod sine maxïmo cordis dolore, sine multis lacrymis dicere non valeo, et quia dici-tur vebementer contremisco, filium rueum, nieum inquarn Absalom dilectissi-mum, non solum contra me animaverunt, sed etiam tanto furore armaverunt, ut in primis contra fidem et sacramentum quod ut miles domino juraverat, regnum meum invaderet, episcopos et abbates meos deponeret, inimicos et persecutores meos substitueret, ad ultimum, quod maxime vellem taceri, aut si taceri non potest, vellem non credi, omnem naturœ affectum abjiciens, in salutem et aniinam meam intenderet, nec pensi quicquam haberet, quocumque modo vel vi vel fraude, ad hanc periculi et ignominiae sua; summam aspiraret. {fleurie. IV, Epist. ad Philipp. reg. apud. Sigebert. Gemblac. Chronie., Pair, lai., tom. CLX, col. 230-231.)
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prétendre que Jésus-Christ n'avait pas remis les clefs du royaume des cieux à César, et que c'était au pape seul qu'il appartenait d'instituer les évêques et les abbés. Mais Henri IV était-il du moins sincère dans ce débordement d'injures, dans cette explosion d'outrages déversés contre le saint-siége et contre les papes? Voici ce que le même jour, de la même plume, de la même encre, il écrivait à saint Hugues de Cluny : « Je ne prolongerai pas davantage le tragique récit de mes malheurs, père bien-aimé. J'ai voulu seulement attirer sur eux les larmes de votre commisération paternellle, puisque c'est en Dieu et en vous que repose ma grande, mon unique espoir; c'est de vous que j'attends conseil et appui, salut et délivrance. J'ai trop différé jusqu'ici : maintenant, de tout mon cœur, de toute mon âme, je remets à votre fidélité le conseil et le gouvernement de moi-même. Tout ce que vous trouverez bon de décider pour ma réconciliation avec le seigneur apostolique, pour le rétablissement de la paix et de l'unité dans la sainte Église romaine, je promets devant Dieu, sauf mon honneur, de l'exécuter partout et toujours sans la moindre hésitation. Hâtez-vous donc, père très-chéri, de me venir en aide. Si ce n'est par considération pour un fils, car j'ai péché contre le ciel et contre vous, ne refusez pas du moins de travailler au salut d'un de vos mercenaires. — Et plût à Dieu qu'il me fût donné de contempler votre angélique visage; de prosterner à vos genoux un front que vous avez jadis levé des fonts du baptême, de me reposer familièrement dans les bras de votre sainteté, de pleurer mes péchés et de vous dérouler dans leur multitude la série de mes douleurs! Hélas! une telle consolation m'est refusée. Non-seulement la distance nous sépare, mais l'implacable haine de mes ennemis, leur aveugle fureur, s'y oppose. Veuillez du moins, nous vous en supplions, accueillir cette lettre de notre humilité, comme l'expression fidèle de la vérité tout entière. Elle ne renferme, Dieu m'en est témoin, aucun mot de dissimulation ni de mensonge1. » — Singulière protestation du
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1 « Sedjam tempus est tam longue miseriaium nostrarum tragasdiae finein itnponere; quaru ideirco tuas, pater amantissime, pietati deflere curavimus, quia in Deo et in te magna et singularis spes est nobis consilii et auxilii, salutis et
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pseudo-empereur! Nous allons voir qu'elle n'était pas inutile. Mais reste toujours à savoir si Henri IV disait vrai dans sa lettre au roi de France, en chargeant d'imprécations le siège apostolique, ou s'il disait vrai dans sa lettre à saint Hugues de Cluny, en se reconnaissant seul responsable de tous ses malheurs, en déplorant ses attentats contre l'Église romaine, en sollicitant si humblement sa réconciliation avec le saint-siége.
31. L'étude comparative des deux lettres amènera bien d'autres contradictions. Elle mettra en pleine lumière, nous l'espérons du moins, l'insigne mauvaise foi, l'astuce vraiment infernale du pseudo-empereur; elle arrêtera peut-être enfin les torrents de larmes que la pitié hypocrite de ses apologistes posthumes, de la Vita affectait jusqu'à nos jours de verser rétrospectivement sur son sort. La lettre au roi Philippe I continue en ces termes : «Pendant que mon était ainsi livré à ces abominables manœuvres, je me trouvais paisiblement et dans une sécurité relative à Coblentz, durant les très-saints jours de l'Avent. Il me fit demander une entrevue sous prétexte de délibérer à l'amiable sur nos intérêts communs. Aussitôt qu'il parut à mes regards, ému jusqu'au fond de l'âme par le double sentiment de mon affection paternelle et de mes cruels chagrins, je courus me jeter à ses pieds, l'adjurant et le suppliant au nom de Dieu, par sa foi chrétienne, par le salut de son âme, dans le cas où j'aurais par mes péchés attiré sur ma tête le fléau de la colère divine, de ne point souiller son honneur et sa vertu en s'en
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liberationis nostra}. Unde quod hactenus faceredistulimus, nunctoto affectu et desiderio auimi totum consilium nostrum tuae fidei commiltimus, et quid-quid de nostra cum apostolico reconciliatione, quidquid de pace et unitate sanctae romans} Ecclesiae, salvo honore nostro faciendum esse decreveris, totum nos facturas sine dubio Deo ubique promittimus. Festina ergo, pater charissime, nobis consulere ;-nec te peeniteat, quassumus, et si non pro fllii liberatione, quia peccavimus in cœlum et coram te, saltem pro mercenarii tui salutelaborare. — Et utinam nobis contingeret faciem tuam angelicam corporaliter videre, ut tuis affilai genibus caput nostrum, quod de fonte salutari suscepisti, in sinum sanctitatis tuât familiariter possemus reclinare, ibique peccata nostra deflendo multitudinem tribulationum nostrarum, per ordinem enarrare ! Sed quia talem nobis consolationem iuvident non solum longa terrarum interjecta spatia, sed etiam mira saevientium inimicorum odia, tuam paternitatem omni devotione obsecramus, quatenus nostra? bumilitatis litteras nihil falsitatis aut simulatio nis, Deo teste, continentes, non dedigneris suscipere. (Henric. IV, Epist. ad S. Uugon. Cluniac.; Patr. lat., tom. CL1X, col. 936-937, et col. 934.)
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faisant lui-même l'instrument. Nulle part, en effet la loi de Dieu n'autorise un fils à se constituer le vengeur des fautes de son père, mais lui, si admirablement déjà, ou plutôt si misérablement dressé à son rôle de fourberie, protesta contre l'idée d'un crime si exécrable et si affreux. Tombant lui-même à mes genoux, il me supplia de lui pardonner le passé, et me jura pour l'avenir de m'être fidèle, en toute loyauté et sincérité, comme un chevalier à son seigneur, de m'obéir en tout comme un fils à un père, à la seule condition que je consentirais à me réconcilier avec le siège apostolique. J'accédai sur-le-champ à cette proposition, et je promis de me soumettre entièrement sur ce point à sa propre décision et au conseil des princes. Il me promit donc de me conduire à la diète de Mayence, d'y travailler avec tout le zèle dont il était capable à sauvegarder mon honneur et à obtenir ma réconciliation, s'engageant à me ramener en paix et sécurité à Coblentz, jurant de le faire loyalement et fidèlement au nom du Dieu qui commande à un fils d'honorer et d'aimer son père 1. » — Ainsi parle le pseudo-empereur dans sa lettre au roi de France. Chaque ligne de son récit renferme ou un mensonge avéré, ou une rélicence volontaire, ou une contradiction flagrante. Il est faux qu'il se trouvât établi pacifique-
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1 In bac tanta mali sui machinatione, cum essein in pace et in aliqua salutis méat securitate, in ipsis Dominici adventus sanctissimis diebus, in locum qui Confluentia dicitur, ad colloquium evocavit me, quasi de communi salute et honore Hlius tractaturus cum pâtre. Quem ut vidi, illico ex paterno affectu tactus intrinseens dolore cordis mei ad pedes suos procidi, admonens et obtestaus por Deum, per fidern, per salutem animœ, ut si pro peccatis meis flagellandus eram a Deo, de me ipse uullam conquireret maculant honori et nomini suo ; quia culpse patris vindicem Qlium esse nulla divinœ legis unquain constituit sanctio. At ille jam pulcbre, imo miserrime institutus ad malitiam, quasi abominabile et execra-bile scelus cœpit detestari; procidens et ipse ad pedes meos, de praeteritis cœpit veniam precari, in reliquum ut miles domino, ut palri fllius, cum flde et veri-tate per omnia se mihi obaudilurum cum lacrimis promittere, si solummodo sedi apostolicre vellem reconciliare. Quod cum promptissime aunuissem, etde-liberationi suât et consilio prineipum in boc totum me mancipandum promisis-sem : in pratsenti Nativitate se perducturum me Moguntiaui, et ibi de honore et reconciliatione mea quant fidelius possot se acturum, et inde in pacem et se-curiiatem me reducendum promisit, in ea veritate et Bde qua patrem a filio bo-norari et filiunt a pâtre pratcipit Deus diligi. (Henric. IV, Epist. ad Philipp. reg., Pair. lai., tom. CLX, col. 231.)
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ment dans une sécurité relative à Coblentz, quand eut lieu, le 13 décembre 1103, sa première entrevue avec son fils. Non-seulement il n'y était point établi pour célébrer pieusement « les très-saints jours de l'Avent,» comme il le laisse croire avec une révollante hypocrisie, mais il arrivait à la tête de ses troupes, venant de Cologne, suivant de près son avant-garde et se précipitant sur Mayence pour emporter cette ville d'un coup de main, avant le retour de son fils qu'il supposait encore en Bourgogne. Prévenu à l'improviste par le retour du jeune roi, qui mit en déroute son avant-garde, qui la repoussa jusqu'à Coblentz et y entra en même temps qu'elle, le pseudo-empereur n'avait eu que le temps de s'enfuir en pleine nuit, de traverser le fleuve et de se jeter presque seul sur l'autre rive. Dès le lendemain il faisait demander à son fils, son vainqueur, une entrevue: ce qui ne l'empêche pas dans sa lettre d'attribuer au jeune roi l'initiative de cette démarche. Les très-saints jours de l'Avent ne sont là, s'il est permis de parler ainsi, que comme un trompe-l'œil. Henri IV ne jouissait à Coblentz ni d'une sécurité absolue, ni d'une sécurité relative. Il n'y était même plus, puisque la subite irruption de son fils venait de le rejeter fugitif, éperdu, de l'autre côté du Rhin. La vérité est que le pseudo-empereur se portait avec sa dernière armée sur Mayence, afin d'y empêcher l'ouverture de la diète et d'exterminer quiconque aurait osé faire résistance. Ce ne fut donc point le jeune roi, vainqueur des comtes Sigefrid et Wilhelm, entrant triomphalement à Coblentz, qui eut à prendre l'initiative de demander une entrevue pour traiter de la paix. Ce rôle appartient aux vaincus, et le pseudo-empereur, ainsi que l'attestent à la fois et les Annales d'Hildesheim et la Chronique d'Ekkéard d'Urauge, ne laissa pas même passer la nuit sans envoyer son humble message au jeune roi. Il est vrai que Henri VI attribué à son fils le projet concerté sous l'influence du pape de méditer un parricide. Mais cette inacceptable imputation est démentie par les faits. Trois fois déjà le jeune roi avait eu la vie de son père entre ses mains; d'abord sur les rives de la Régen, puis à Wurtzbourg après le message du comte Wipprecht, enfin après la conquête de Spire, et trois fois il l'avait fait
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mettre en liberté. A Coblentz, il agissait encore de même. La scène décrite par le pseudo-empereur ne se prête nullement à une intention parricide. Un fils qui veut tuer son père ne tient ni le langage ni l'attitude du jeune Henri. Il y a, dans toute cette partie du récit, je ne sais quoi d'arrangé comme pour un effet de théâtre. Les choses ne durent point se passer ainsi. Nous avons sur ce point le témoignage d'un témoin oculaire, l'auteur anonyme de la Vita Henrici IV, l'un des officiers qui accompagnèrent le pseudo-empereur jusqu'à sa mort. Voici comment il décrit l'entrevue et les circonstances qui l'avaient précédée : « Le jeune roi voulant pousser la fortune qui lui était favorable, indiqua pour la prochaine fête de Noël une diète à Mayence. Il y convoqua les princes, assembla la multitude, afin d'étaler à tous les regards l'éclat de sa nouvelle souveraineté. Mais, de son côté, l'empereur réunit ses fidèles et se disposa à venir à la diète pour y demander compte des procédés dont on avait usé à son égard. Cette résolution effraya ses adversaires. Ils se virent perdus, eux et leur cause, si l'empereur paraissait à Mayence appuyé sur son bon droit et sur les sympathies de la multitude armée en sa faveur. En conséquence, ils imaginèrent une nouvelle fourberie. Le jeune roi devait se porter à la rencontre de son père, l'aborder avec tous les dehors du repentir, lui demander grâce, déplorer l'imprudence avec laquelle il s'était laissé entraîner à de perfides conseils, et se déclarer prêt à donner toute satisfaction pour le passé. Les relations étant ainsi engagées, le jeune roi profiterait, pour consommer sa trahison, de la première occasion favorable qui viendrait à s'offrir. S'il ne s'en présentait pas, la fraude aurait avorté, mais elle resterait inconnue ; le mensonge passerait pour un acte de fidélité, la feinte pour de la bonne foi. Ce fut dans cet artificieux dessein que le jeune roi vint trouver son père. Trompé par ses protestations et ses larmes, l'empereur se jeta au cou de son fils, le couvrant de baisers et de pleurs, s'écriant, comme le père de l'Évangile, dans le transport de sa joie : « Mon fils était mort, il est ressuscité; il était perdu, je l'ai retrouvé1. » Le pardon fut accordé sur-le-champ ; la faute fut effacée; tant est
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1 Luc.. xv, 24.
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vrai le mot du poëte : « Le moindre châtiment infligé à un fils suffit pour apaiser le courroux d'un père 1 » — Ce récit de l'auteur anonyme nous semble à la fois et plus franc et plus vrai que celui du pseudo-empereur. Ici on ne dissimule pas que le projet de de Henri IV était de dissoudre la diète par la force. La réticence porte uniquement sur la défaite essuyée en avant de Coblentz par les lieutenants impériaux Sigebert et Wilhelm. On sait que le pseudo-empereur ne consentit jamais, dans le cours de sa longue carrière, à avouer une seule défaite. Le mot d'ordre donné sur ce point à tous ses partisans fut si rigoureusement exécuté, qu'avant les récentes découvertes de la paléographie, les auteurs de l’Art de vérifier les dates croyaient pouvoir affirmer, sur la foi des chroniqueurs favorables à Henri IV, que « dans les soixante-six batailles livrées par lui, ce prince avait été victorieux toutes les fois qu'il n'avait pas été trahi2. » Or, les comtes Sigefrid et Wilhelm ne l'avaient point trahi sous les murs de Coblentz ; ce qui ne les empêcha pas d'être mis en pleine déroute par le jeune roi et d'entraîner dans leur fuite le pseudo-empereur. Afin de pallier un échec si honteux pour sa
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1 « Coutinuo rex ut faventeru fortunam urgeret, curiam Moguntinam ad Naaleru Doiuini iudixit, invitavit proceres, accersivit multos, ut cunctis innotes- I ^ {Histoiia de vil a llenrici IV imprraloris, a quodam iliius familiari sed anonyme-, p. ceret quia doininus rerum esse vellet. Ad quam curiam etiam imperator convo catis necessariis suis venire disposuit, volens in rationem ponere rectene securn an secus actum esset. Quod cum agnovissent adversarii ejus, metuentes sibi et causas sure si veniret ille tam armatus multitudine quam ratione, hanc fraudem régi suggerebant, ut obvius patri, sumpto valde pœnitentis vultu, cuipam fate-retur et gratiam expeteret : dolere se quod malignœ suggestione consensisset paratum se ad omnem satisfactionem dum gratiam inveniret. Et si occasio-nem fraudis inveniri posset uteretur illa; sin autem, fraus ipsa pro fide, simu-latio teneretur pro veritate. Hac instructus arte cum venisset ad patrem, pater credulus verbis et lacrymis filii, super collum ejus flens etdeosculans eum, ga visus instar illius evangelici Patris « revixisse filium qui mortuus erat, et in-ventum qui perierat. » Quid uaulta? Condonavit fllio tam pœnam quam cuipam; et hoc fuit illi injuriam filii vindicasse.paterna lenitate filiura corripuisse, juxta illud coroici : « Pro magno peccato filii, paululum supplice satis est patri. » 3S8, ap. Christianum Urslisiutn Basiteensem : Germanise nistorieo rum itluslrium quorum plerique ab Henrico IV impera/ore usque ad ann. Chrisli MCCCC. Francfort, in-fo!. ap. hœredes Andrex Wecheli, 1585.)
2 Nous avons déjà précédemment relevé cette appréciation erronée. Cf.
tom. XXIII de cette Histoire, p. 563.
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gloire, Henri IV imagina le roman d'une feinte soumission arrachée à son fils par le remords et le repentir. L'auteur de la Vita Henrici nous donne cette version officielle, mais il a le bon goût d'écarter les détails absolument invraisemblables dont le pseudo-empereur, pour se rendre plus intéressant, prend plaisir à enjoliver la scène de l'entrevue. On ne concevrait pas en effet que, le jeune roi étant censé se présenter en suppliant pou rimplorer le pardon du passé et demander grâce à la clémence impériale, ce fût le père qui eût pris l'initiative de se jeter à ses pieds. Les rôles eussent été intervertis sans le moindre prétexte. L'auteur de la Vita Henrici semble donc observer beaucoup plus judicieusement les règles de la vraisemblance. L'attitude prêtée par lui à l'un et à l'autre interlocuteur a du moins le mérite d'être en harmonie avec le rôle qu'il attribue à chacun d'eux. Le pseudo-empereur se transforme sous sa plume ; il résume en sa personne la majestueuse bonté, la grandeur attendrissante du père de l'enfant prodigue. Si jamais le biographe courtisan lut cette page à son impérial maître, il dut en obtenir un sourire de satisfaction. Mais enfin où se trouve la réalité historique? Faut-il croire le récit de césar ou celui du courtisan? Si l'un a dit vrai, l'autre a menti. A moins d'affirmer l'identité des contraires, il est impossible d'esquiver la difficulté 1.