Darras tome 33 p. 610
161. Ces réserves faites, il ne faut pas croire que l'Inquisition fut inutile et resta inactive. Frédéric Badoero, résident vénitien en Sicile, dans son rapport au sénat de Venise, en 1557, dit : « Dans les choses de religion, ces populations montrent une grande dévotion, mais depuis peu d'années on a découvert parmi elles des Luthériens ; aussi les commissaires du Saint-Office sont-ils très-occupés à veiller sur eux, et on peut, sans préjudice des bons, affirmer, que ce mot de saint Paul est d'une grande vérité à savoir, que tous les insulaires sont dépravés, mais que les Siciliens sont les pires de tous. » A Rome, lorsque les affaires de la Compagnie de Jésus paraissaient prospères, un certain frère Augustin, en apparence catholique, mais secrètement madré luthérien, songeait à profiter de l'absence du Pape, qui se trouvait à Marseille, pour propager l'hérésie par ses prédications. Dans ses discours, il mêlait des erreurs à beaucoup de vérités : son auditoire ne s'en aperçut pas d'abord ; mais quelques jésuites l'ayant entendu, ne tardèrent pas à reconnaître que Luther parlait par sa bouche. Pour s'assurer de ses intentions, ils allèrent le trouver ; celui-ci se mit à les accuser d'ignorance, de méchanceté, de jalousie et prêcha des doctrines plus erronées encore. Alors les Jésuites commencèrent à traiter du haut de la chaire, des indulgences, des vœux, l'autorité du Pape, la nécessité des bonnes œuvres. L'Augustin, de son côté, recourut à un artifice ordinaire : il rejeta sur ses adversaires le soupçon d'hérésie. Alors saint Ignace le cita devant le gouverneur de Rome ; le moine s'enfuit à Genève et jeta son froc aux orties. Polydore Virgilio, d'Urbin, (1555) auteurs d'ouvrages d'une certaine érudition, avait accompagné, en Angleterre, le cardinal Adrien de Corneto ;
=================================
p611 CHAP. XII. — l'inquisition.
bien qu'ecclésiastique, il paraît qu'il adopta les erreurs de Henri VIII et y resta secrètement attaché. Le 31 janvier, Basini écrivait de Rome : « Ici on est tout occupé à emprisonner les Luthériens ; cette tâche est échue à un frère mineur de Saint-François ; en sorte que, d'après tout ce qu'on voit, il faut, dans ce monde, n'avoir pas plus de cervelle qu'un bœuf. » Cette plaisanterie ne tire pas à conséquence ; aucun esprit bien fait n'est à l'étroit dans le Credo de l'orthodoxie. L'Inquisition s'étendait même aux juifs, non pour les punir, mais pour empêcher de propager leurs erreurs et de commettre ces énormes délits dont la crédulité frémissait alors. Le vertueux Sadolet, dans une lettre au cardinal Farnèse, se plaint de ce que les Juifs sont traités trop doucement par Paul III. Paul IV les traita plus rigoureusement et voulut qu'on les confinât dans le Ghetto. Les Juifs s'en irritèrent et peut-être prirent une grande part au soulèvement qui mit le feu au palais de l'Inquisition.
161 (bis). L'Inquisition ne déploya une redoutable activité que sous l'impulsion du grand-inquisiteur, Michel Ghisléri. Celui-ci débuta en mettant l'embargo sur les mauvais livres qui s'imprimaient dans le pays des Grisons et en entamant des procès contre les évêques de Coire et de Bergame. Le vénitien, don Gabriel Fiamma, chanoine de Latran et évêque de Chioggia, auteur de poésies spirituelles, prêchant à Naples en 1562, fut aussi accusé d'hérésies. Ce fut alors que l'Académie de Modène fut dispersée et que plusieurs de ses membres émigrèrent. Tiepolo, ambassadeur de Venise à Rome, décrit un auto-da-fé exécuté dans cette ville contre quinze personnes : sept furent condamnées aux galères comme faux témoins; sept hérétiques abjurèrent ; un relaps fut remis aux tribunaux séculiers : ce relaps était Pompée de Monti, proche parent du cardinal Colonna. A la date du 27 septembre 15G7, il décrit l'auto-da-fé dans lequel furent brûlés Carnesecchi et un frère Cividale de Bellune, sans compter dix-sept autres qui, après avoir abjuré, furent condamnés les uns à la prison perpétuelle, les autres aux galères, d'autres furent frappés d'une amende, au profit d'un hôpital qu'on devait construire pour les hérétiques. Le 28 mai 1569 eut lieu, en présence de vingt-deux cardinaux, un autre auto-da-fé,
=================================
p612 PONTIFICAT DE PAUL m (1534-1549).
où quatre impénitents furent condamnés au bûcher, et dix abjurèrent, parmi lesquels Guido Lanelti, de Fano. On trouve, dans la correspondance de Bullinger, vers l'an 1568, plusieurs lettres où l'on raconte, sur l'Inquisition, des atrocités, empreintes des exagérations qui naissent d'ordinaire des bruits de la foule. A Mantoue, on aurait arrêté un parent du Duc. A Rome, il ne se passerait pas de jour où l'on n'envoie des patients au bûcher et à la potence : toutes les prisons sont pleines et il en faut toujours construire de nouvelles. A Milan, un jeune noble accusé de luthéranisme et condamné à la potence, aurait dû, aux termes de l'arrêt, y être traîné attaché à la queue d'un cheval ; à moitié étranglé, comme il persistait à ne vouloir abjurer, il aurait été brûlé à petit feu et ses restes exposés auraient été la proie des chiens. A la date du 24 février 1585, le résident de Venise à Rome, informe son gouvernement d'une sentence rendue publiquement contre dix-sept individus poursuivis par le Saint-Office, en présence de plusieurs cardinaux et d'un très-grand nombre de personnes. Parmi les coupables, trois furent envoyés au bûcher comme relaps en matière d'hérésie manifeste ; d'autres en qualité de sorciers et de magiciens, qui abusaient des sacrements par leur scélératesse, furent condamnés au carcan, d'autres au cachot et à différentes peines. Celui dont on a le plus idéalisé la mort, c'est Fannio, né à Faenza, de parents obscurs. Devenu hérétique en lisant la Bible sur une traduction, il avait, paraît-il, dans l'hérésie, cette bonne foi et ce fanatisme calme, qui naît de l'ignorance. On le relâcha une ou deux fois, mais il se faisait aussitôt reprendre. Lorsque Jules III succéda à Paul III, ordre vint de le mettre à mort ; il embrassa celui qui lui en apporta la nouvelle et ajouta: « J'accepte avec joie la mort pour la cause du Christ ; » puis il continua à édifier ses compagnons, en exposant les joies d'une telle mort ; son supplice eut lieu à Ferrare en 1550; son cadavre fut brûlé sur le lieu de l'exécution. On a, de lui, plusieurs écrits où sont consignées ses opinions hérétiques et sa biographie composée par les Plutarques, anonymes de la secte. On a arrangé les choses de manière à lui donner, comme maryr protestant, le relief d'un Irenée et d'un Cyprien .
================================
p613 CHAP. XII. — l'inquisition.
L'exagération de ces récits en découvre suffisamment l'inanité.
162. Les Réformés, qui nous ont conservé les noms de leurs martyrs, décrivent les supplices qu'on fit subir à Dominique Cabianea de Bassano, et à frère Jean Mollio, professeur de Bologne. Pomponio Algéri, de Nôle, arrêté à Padoue, fit une brillante défense, en invoquant, contre les erreurs de l'Église Romaine, les Ecritures et les Décrétales ; mais quel que fut le désir des Vénitiens de le sauver, il fut condamné à être brûlé vif. François Gamba de Côme, convaincu d'être allé à Genève et d'avoir participé à la cène réformée, fut condamné à la potence et à avoir, au préalable, la langue percée de part en part, afin qu'il ne put parler. Godefroy Va-raglia, capucin piémontais, parti pour convertir les Vaudois, se laissa, au contraire, pervertir par eux : arrêté, il fut transféré à Turin et mis à mort en 1588 : on lit, dans son procès, que le nombre des adhérents à ses doctrines était si grand, que l'Inquisition n'aurait jamais assez de fagots pour les brûler. Barthélémy Bartoccio s'était retiré à Genève; étant venu à Gènes en qualité de marchand, il fut reconnu, arrêté et envoyé à Rome où il fut brûlé. A Plaisance, en 1553, le chantre Paul Palazzo, qui penchait vers le luthéranisme, fut mis en prison à Saint-Dominique et, grâce aux démarches faites en sa faveur, délivré au bout de quelques jours. En 1557, l'inquisiteur fit jeter en prison les notaires Matthieu Dordono et Innocent Nibbio, qui, après s'être repentis, firent amende honorable et pénitence publique. Taddée Cavalzago, poursuivi comme luthérien, s'enfuit à Genève et par suite resta en exil. Le prêtre Simon qui avait vécu longtemps avec lui fut arrêté, et se cassa la cuisse en cherchant à s'évader de son cachot : Il dut ensuite faire pénitence de ses erreurs. Alexandre Cavalgio fut arrêté pour avoir tiré du couvent une sœur et l'avoir mariée. On découvrit aussi parmi la haute noblesse des fauteurs de l'hérésie, qui eurent à expier leur crime ; beaucoup furent exilés, et leurs biens dévolus au prince. En 1558, le prêtre Riccio qui avait conversé, bu et mangé avec des luthériens et qui les avait aidés à fuir, fut fouetté sur un échafaud par l'inquisiteur frère Valère Malvicino, et dut révéler publiquement toutes les menées qu'il avait faites contre
===============================
p614 PONTIFICAT DE PAUL III (1534-1349).
le souverain pontife ; le même supplice fut infligé en même temps à deux autres citoyens: Joseph de Médici, fouetté lui aussi, confessa ce qu'il avait cru ou fait de contraire à la foi catholique, et un notaire nommé Joseph avoua qu'il avait souillé de son urine le bénitier, et frappé à coups d'épée certaines images pieuses, ainsi que les bras et les cuisses de la statue du Saint Roch. Nous pourrions trouver les traces de procédures semblables dans toutes les villes d'Italie. En Lombardie, le frère Pierre Ange, de Crémone, s'était rendu redoutable. A Milan, ville alors au pouvoir de l'Espagne, on avait implanté l'inquisition espagnole ; on sollicita, comme une grâce, l'Inquisition à la mode Romaine. A Gênes, en Sardaigne, en Piémont, on procède de la même manière, généralement avec bénignité. Mais Caracciolo, dans sa vie de Pie IV, ne permet pas le doute sur les agissements des hérétiques dans toutes les villes de la Péninsule. L'Italie était sillonnée d'émissaires; elle avait des affidés partout ; elle pouvait se trouver prise, à un moment donné, dans les filets du luthéranisme. « C'est ainsi, conclut l'historien, que la pauvre Italie était maltraitée ; ainsi furent découvertes et guéries par l'action du Saint-Office, ses plaies occultes et pestilentielles. Les personnes vertueuses et pleines de foi éprouvèrent un sentiment de grande horreur pour un si grand mal, et un sentiment de grande joie pour un remède aussi efficace ; le cardinal Théatin, surtout, l'inventeur et l'auteur de tant de bien, voyait chaque jour augmenter sa satisfaction, et en remerciait le bon Dieu : son cœur intrépide l'entraîna même plus loin, car il se mit à poursuivre les princes d'Italie, qui étaient souillés de cette poix, par exemple : Ascagne Colonna, duc de Palliano, Vittoria Colonna marquise de Pescara, Renée princesse du sang royal de France en qualité de sœur d'Henri III, duchesse de Ferrare, Catherine Cibo duchesse de Camerino, Julie Gonzague comtesse de Fondi et autres personnages. On vit aussi se manifester dans le tribunal du Saint-Office la puissance qui lui avait été donnée par Dieu, la puissance evellendi, disperdendi, dissipandi et destruendi; c'est ce qui faisait dire souvent au cardinal Caraffa sous une forme familière, que « le but principal auquel doivent tendre le Saint-Office
=================================
p615 CIIAP. XII. — l'inquisition.
et les papes, c'est de persécuter les grands lorsqu'ils sont hérétiques, parce que de leur châtiment dépend, le salut des peuples. »
163. Pour mieux apprécier ces détails, il est indispensable de connaître la procédure et la pénalité de l'inquisition. L'inquisition avait pour devise Misericordia et justitia. Quand donc les inquisiteurs arrivaient dans une province, ils exhibaient publiquement leurs titres, donnaient trente jours de grâce pour s'avouer coupable et recevoir son pardon. Ce laps de temps écoulé, commençait la procédure judiciaire. Il y avait trois sortes de procédures : la procédure par accusation, la procédure par dénonciation, et la procédure par inquisition. La première était rare depuis qu'au tribunal était attaché un promoteur fiscal qui remplissait les fonctions d'accusateur public. — La seconde était très-usitée en Espagne : tous les ans, là où était le Saint-Office, on lisait dans une des églises l’Edit des délations qui prescrivait de dénoncer aux inquisiteurs ; le dimanche suivant, on lisait l’Edit des anathèmes qui mettait à la discrétion des inquisiteurs l'excommunication majeure contre ceux qui n'auraient point révélé. Quand arrivait un dénonciateur, il devait rédiger ou faire négliger (rédiger ?) par son confesseur sa dénonciation, la signer et se déclarer prêt à la soutenir publiquement. —La procédure par inquisition avait lieu quand les inquisiteurs recherchaient directement sur bruit public, rapports anonymes ou écrits signés par le prévenu. En tout cas, il y avait instruction sommaire faite par un commissaire qui livrait son rapport au tribunal ; le tribunal le remettait à des consulteurs qui décidaient s'il fallait arrêter le prévenu pour donner suite à l'instruction. On procédait, pour le savoir, à la revue des registres des divers tribunaux qui disaient si déjà s'élevaient des charges contre le prévenu. Quand les pièces étaient réunies, le dossier passait aux théologiens qualificateurs qui déclaraient s'il y avait soupçon léger, grave ou véhément d'hérésie. Le tribunal décidait alors emprisonnement public pour les faits légers, intermédiaire pour les employés du Saint-Office, secret pour les accusés d'hérésie ; mais ces prisons, de l'aveu de Llorente qui les avait visitées, n'avaient ni chaînes ni menottes : c'était la prison avec ses inconvénients. Durant les trois jours suivants, il y avait
================================
p616 PONTIFICAT DE PAUL III (1534-1549).
une admonition pour obtenir l'aveu ; et si l'aveu était fait, il y avait clémence sur une simple sentence du tribunal ; l'affaire était finie. Sinon le promoteur fiscal dressait l'acte d'accusation ; à chaque article le greffier demandait à l'accusé ce qu'il en pensait; l'accusateur demandait ensuite la torture comme supplément de preuve pour rassurer la conscience du juge et épargner, par l'aveu, la mort au coupable. On a accumulé les calomnies sur cette procédure. Or, il est faux que l'Inquisition se prétende infaillible, puisqu'elle reconnaît des innocents qu'elle décore du laurier et de la palme ; faux qu'elle attaque le délit de pensée puisqu'elle ne saurait le connaître tant qu'il ne se complique pas d'un acte extérieur ; faux qu'elle oblige à dénoncer ses pensées, elle demande seulement qu'on révèle ses actes pour obtenir son pardon. A côté des calomnies, les médisances : l'Inquisition arrête préventivement oui, mais sur charges graves ; elle entretient des espions, oui, comme la police, puisqu'elle est la police du temps, et elle vaut mieux encore que la police des libres-penseurs ; elle communique la procédure sans faire connaître les témoins, oui, mais pour éviter les vengeances ; enfin, elle reçoit les dépositions des infâmes, oui, sauf à les peser comme tous les tribunaux, et le concile de Béziers, qui recommande ici la prudence, dit qu'il faut mieux laisser un crime impuni que de condamner un innocent. Voici au surplus une sentence des plus sévères d'Espagne : Nous déclarons l'accusé N... convaincu d'être hérétique, apostat, fauteur, receleur d'hérétiques, faux et simulé confessant, et impénitent relaps ; pour lesquels crimes il a encouru les peines d'excommunication majeure et de la confiscation de tous ses biens au profit du fisc de sa majesté. Déclarons de plus que l'accusé doit être abandonné au bras séculier que nous chargeons très affectueusement, de la meilleure et plus forte manière, d'en agir à l'égard du coupable avec bonté et commisération. » Au fond, c'est une déclaration de jury et il n'est pas plus juste de rendre l'Église responsable des suites qu'il ne le serait d'imputer à notre jury les conséquences de sa déclaration. Du reste, ni bulle ni concile ne parlent de la peine de mort. Le tribunal de l'Inquisition espagnole, dit notre ami Jules Morel,
================================
p617 CHAP. XII. — l'inquisition.
soutient la comparaison avec les magistratures les plus honorées et les dépasse, sauf un point, la publicité des débats. Mais d'abord cette publicité n'a pas toujours existé non plus dans l'Inquisition romaine, surtout pendant le premier siècle du protestantisme, ni même dans l'ancienne Inquisition d'Espagne, qui paraît si merveilleuse au docteur Héfelé. La publicité, du moins prise dans le sens de la confrontation entre l'accusé et les témoins, est une formalité très désirable sans doute, elle peut, en certains cas, amener des découvertes précieuses à l'intelligence de la justice. Mais cette publicité, tout le monde en convient, entraîne de graves inconvénients quand les esprits sont en révolte, et c'est précisément le cas des tribunaux du Saint-office, qui correspondent à l'état de siège de nos sociétés modernes, avec la différence de subtilité qu'il y a entre les intérêts matériels que les cours martiales doivent couvrir de leur protection, et les délits contre la foi que les autres doivent surprendre, intimider ou frapper.
On peut diviser les justiciables qui profitent de la publicité des débats, en deux catégories: ceux qui échappent, par ce moyen, à l’action de la justice ; et ceux qui, par le même moyen, échappent à l'erreur de la justice. Les premiers sont nombreux, probablement. Mais si l'ordre social peut se soutenir matériellement avec une déperdition considérable dans une répression effective, il n'en est pas de même d'un ordre social catholique. Celui-ci suppose une telle perfection de purification incessante, que la moindre négligence sur ce point compromet toute son organisation, délicate comme la conscience surnaturelle sur laquelle elle est établie ; ainsi nous ne devons pas regretter la main mise sur des coupables que la publicité des débats aurait permis de faire évader.
Mais n'avons-nous pas à regretter des innocents que le défaut de publicité a fait passé pour coupables? Remarquons d'abord, que la publicité n'est point nécessaire à un juge pour acquérir la pleine conviction de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé traduit à sa barre: sans cela jamais l'Eglise n'aurait laissé introduire le silence dans sa juridiction criminelle. Quand un juge, après une instruction secrète, prend un innocent pour un coupable, il conclut
================================
p618 PONTIFICAT DE PAUL III (1534-1549).
plus qu'il ne sait, et donne à son jugement une portée que les prémisses de l'instruction ne comportaient pas. Il ne juge pas mal en vertu de l'instruction secrète, mais en vertu de sa précipitation, de ses préjugés, de son ignorance. Or, les juges du Saint-Office ne devaient pas être de cette espèce précipitée et vaine. La non-publicité des débats devait donc amener moins d'arrêts injustes dans l'Inquisition que dans les tribunaux ou la publicité : strepitus fori, est plus que compensée par toutes les passions que l'esprit du monde traîne à sa suite. On a cherché, dans les lois modernes, une foule de combinaisons pour donner des garanties aux accusés et aux citoyens. Quand les magistrats sont sages et vertueux, ils n'ont pas besoin de combinaisons constitutionnelles ; s'ils manquent de vertu ou de sagesse, il n'y a pas de combinaison constitutionnelle qui puisse leur en offrir.
Ainsi l'Inquisition d'Espagne rendait bonne et loyale justice. Au fait, elle était aimée du peuple à un degré d'enthousiasme dont aucune magistrature n'a jamais eu l'honneur. Je ne parle pas de ces actes de foi grandiose auxquels la nation tout entière prenait une part solennelle, le roi, les princes, les prélats, les grands, l'armée, le peuple. Je dis que, quiconque a étudié les rouages de l'Inquisition espagnole, a passé en revue ses droits, ses lois, ses ordonnances, ses pénalités, demeure convaincu que jamais la compression n'aurait pu faire marcher un système d'une complication inouïe, si chaque Espagnol n'y avait pas apporté un tribut d'amour et de bonne volonté, pas plus qu'on ne pourrait faire marcher un couvent de Trappistes dans son étroite observance avec des gardes chiourmes. L'Inquisition suppose que l'Espagne était un monastère comme l'Angleterre est une manufacture, et chaque citoyen un religieux, comme chaque manœuvre anglais un ilote, et chose inouïe, la nation espagnole fut élevée au niveau de cette grandeur. Tous avaient fait, à la conservation de la foi catholique, le sacrifice de toutes les choses du temps. Chacun répétait dans son cœur ce vœu héroïque : Si je deviens hérétique, je consens à perdre mes honneurs, mes droits, mes biens, mes affections, ma vie, ma postérité. Jamais aucun peuple n'a consenti à mettre à un si grand prix sa religion. L'Espagne a
=================================
p619 CHAP. XII. — l'inquisition.
réalisé au XVIe siècle la parabole de l'Évangile. Un marchand, ayant découvert un diamant d'un grand prix, revint chez lui, vendit tout ce qu'il possédait et eut le bonheur de l'acquérir, ainsi que la gloire de le conserver 1.
164. Pour juger la pénalité de l'Inquisition, il faudrait connaître à fond le droit criminel du moyen âge. Nous ne pouvons ici que faire une courte observation. Le droit barbare, dans sa grossièreté primitive, autorisait la réparation des torts par le duel et la compensation pécuniaire. Mais alors le mal n'était ni prévenu ni expié. Pour obvier à ces graves inconvénients, on diminua le domaine des faits rachetables en agrandissant celui du talion, qui, peu à peu, se dépouilla de sa grossièreté littérale et devint symbolique sans cesser d'être sanguinaire, mais sans être encore égal pour toutes personnes et entièrement soustrait à l'arbitraire du juge. La justification de ces changements est facile : le barbare était ignorant, peu délicat, peu sensible à la douleur, et partant il craignait peu la mort. Il fallait donc, non pas notre pénalité philosophique, mais une pénalité dramatique, symbolique, féroce qui portât avec elle l'instruction et la terreur. A ces principes généraux il faut joindre quelques indications particulières. La torture était alors employée partout et elle a subsisté en France jusqu'à Louis XVI, sans que nous en ayons été plus barbares. Les promenades dérisoires, les processions humiliantes étaient également établies çà et là pour punir divers délits et crimes. Enfin la peine du feu, usitée chez les Goths avant l'invasion, avait été sans doute apportée en Occident et appliquée à la magie, à la sorcellerie et à l'apostasie. Ces détails suffisent pour comprendre la pénalité de l'Inquisition. La torture qui sert de complément à la procédure n'est employée qu'avec la plus grande prudence ; il faut qu'il y ait charges graves, certitude qu'on a des complices et permission du pape ou du grand inquisiteur. Ces conditions posées on recourt à la torture par l'eau, le feu, ou par la faim. Un sablier en règle la durée et un évêque y assiste pour en modérer les rigueurs. Après la condamnation, si le convaincu est mort, on jette
------------------------
1. Incartades libérales, p. 161.
=================================
p620 PONTIFICAT DE PAUL m (1534-1S49).
ses cendres au vent ; sinon, suivant le degré de culpabilité, il y a amende, confiscation, destruction de la maison, prison et mort sur le bûcher. Les premières peines n'ont rien de sanguinaire ; la dernière n'est pas pire que le supplice des coupables roués en place de Grève. Voici comment la sentence s'exécutait en Espagne. Les cloches sonnent ; une cavalcade va chercher le funèbre cortège à la porte du Saint-Office ; la musique se fait entendre ; des charbonniers armés de piques et de mousquets précèdent ; viennent ensuite les dominicains précédés d'une croix blanche; puis des hommes portant les effigies de carton de ceux qui sont morts en prison ou condamnés par contumace ; ensuite des condamnés non à être brûlés, la corde au cou, la torche à la main, avec de grands bonnets de cartons portant leur condamnation: et après des Juifs repentants, condamnés à la prison, la torche à la main, couvert du san-benito (sac bénit), ou casaque jaune, sans manches, avec croix rouge de Saint-André, devant et derrière ; enfin les condamnés au feu en san-benito avec flammes rouges, bonnet rouge et bâillon s'ils blasphèment : chacun est conduit par deux familiers de l'Inquisition. La procession arrivée non loin du Quemadero, on livre les coupables au bras séculier qui exécute la sentence.
Conclusion. En étudiant avec calme et impartialité le tribunal de l'Inquisition, on ne peut donc méconnaître que ces lois n'aient été établies avec une grande prudence, proportionnée aux usages des siècles, et confiées, quant à l'application, à des hommes dont l'état est propre à faire éviter un grand nombre de désordres, qui se rencontrent dans les tribunaux séculiers. Cette sagesse d'organisation prévient les abus, mais ne les évite pas tous; il y a d'innocentes victimes, il est regrettable qu'on en brûle beaucoup comme sorciers, regrettable encore qu'on applique, aux Indiens nouveaux convertis, des peines réservées aux apostats d'Espagne. Mais ces désordres ne sont ni essentiels, ni ordinaires, ni considérables : non essentiels, ils n'attaquent point les principes et la composition du tribunal; non ordinaires, ils ne se trouvent que dans des cas particuliers qu'on peut éviter dans une certaine mesure : non considérables, ils sont loin de contrebalancer les avantages de l'In-
=================================
p621 CHAP. XII. — SAINT IGNACE DE LOYOLA ETC.
quisition. Ainsi pour un certain nombre de condamnés, l'Espagne sauve sa foi, assure sa paix et sa prospérité, garde sur son trône des rois catholiques : tandis que l'Allemagne, hérétique est ravagée par la guerre des anabaptistes, la guerre des paysans et la guerre de Trente ans ; l'Angleterre hérétique est livrée à d'odieux tyrans ; la France désolée par la Saint-Barthélémy, par les massacres des Cévennes, de Mérindol, des Camisards, etc. ; les rois sont assassinés et les papes et papesses du protestantisme commettent, dans un temps très-court, beaucoup plus d'atrocités qu'on n'en reprochera jamais à tous les princes catholiques réunis. Enfin l'utilité du Saint-Office est si bien sentie par ceux qui en redoutent l'action pour eux-mêmes, qu'ils forment la masse de ses ennemis. En pratique, cependant, à raison de l'infirmité intellectuelle et des grosses rancunes de nos contemporains, il n'en faut point parler; répondre s'il le faut, avec circonspection et ne se défendre qu'en fuyant. Non qu'il soit difficile de se défendre : cela est, croyons-nous, facile ; mais il est superflu de discuter là où les préjugés et l'ignorance ne laissent pas de prise ; et c'est recourir inutilement aux plus solides preuves si les démonstrations les plus évidentes ne peuvent qu'exaspérer les passions.