FOI CHRÉTIENNE
hier et aujourd'hui
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II. TRANSFORMATION DU DIEU DES PHILOSOPHES
Mais il reste à voir l'autre aspect du processus. En optant pour le seul Dieu des philosophes, en affirmant qu'il était le Dieu à qui l'on pouvait s'adresser et qui parle à l'homme, la foi chrétienne lui a donné une signification toute nouvelle; elle l'a dégagé de ses formes académiques par une transformation profonde.
Considéré jusque‑là comme un être neutre, Concept suprême et ultime, conçu comme l'Être pur ou la Pensée pure, ce Dieu restait
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éternellement replié sur lui‑même, sans relation avec l'homme et son petit univers.
Ce Dieu des philosophes, dont l'éternité et l'immutabilité excluaient tout rapport avec le changement et le devenir, apparaît maintenant à la foi comme le Dieu des hommes.
Loin d'être uniquement pensée de la Pensée, éternelle mathématique de l'univers, Il est aussi Agapè, puissance d'amour créateur. En ce sens, il y a dans la foi chrétienne une expérience analogue à celle que fit Pascal en cette nuit lumineuse, où il écrivit sur un papier (qu'il portait dans la suite cousu dans la doublure de sa veste) ces mots: « Feu. Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. »
Face à un Dieu redevenu de la pure mathématique, il avait refait l'expérience du Buisson ardent; il avait discerné la raison de cette Géométrie éternelle de l'univers: un Dieu qui est Amour créateur, qui est Buisson ardent d'où jaillit un nom qui le fait entrer dans le monde de l'homme.
En ce sens, il y a dans la foi l'expérience que le Dieu des philosophes est tout autre qu'ils ne l'avaient imaginé, sans cesser d'être ce qu'ils avaient trouvé. On ne le connaît vraiment qu'après avoir compris qu'Il est la vérité et le principe de tout être en même temps que le Dieu de la foi et le Dieu des hommes.
Pour se rendre compte de la transformation subie par le concept philosophique de Dieu par suite de son identification au Dieu de la foi, il suffit de prendre un texte biblique. Par exemple, chez Luc 15, 10, la parabole de la brebis perdue et de la drachme perdue.
Au départ, il y a le scandale des scribes et des pharisiens, choqués de voir Jésus se mettre à table avec les pécheurs. En réponse, Jésus évoque l'homme, propriétaire de cent brebis, qui, à la suite de la perte d'une seule, va à sa recherche; quand il la retrouve, il en ressent une joie plus grande que pour ses quatrevingt‑dix‑neuf autres qui étaient restées.
La parabole de la drachme perdue et retrouvée, procurant une joie plus grande que les autres non perdues, va dans le même sens: «C'est ainsi qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre‑vingt‑dix‑neuf autres justes, qui n'ont pas besoin de repentir » (15, 7).
Par cette parabole Jésus justifie et caractérise son oeuvre et sa mission d'Envoyé de Dieu. Il nous instruit non seulement sur les rapports de Dieu et de l'homme mais aussi sur la nature même de Dieu.
Si nous essayons de dégager l'enseignement du texte, nous
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devrons dire : le Dieu que nous y rencontrons, nous apparaît, ainsi que dans maints textes de l'Ancien Testament, très anthropomorphe et très peu philosophique; il a des passions humaines, il se réjouit, il cherche, il attend, il va à la rencontre.
Il n'est pas l'insensible géométrie de l'univers, il n'est pas une justice neutre, dominant les choses sans être troublé par les sentiments d'un coeur; il a un coeur, il aime, il a tout le comportement inexplicable de celui qui aime.
Nous voyons ainsi à quel point la pensée purement philosophique a été transformée; nous voyons également à quel point nous sommes encore restés en deçà de cette identification du Dieu de la foi et du Dieu des philosophes, combien nous sommes incapables de la réaliser pleinement. N'est‑ce pas, au fond, la cause de notre fausse image de Dieu et de notre fausse compréhension de la réalité chrétienne ?
La majorité des hommes d'aujourd'hui accordent volontiers, sous une forme ou sous une autre, qu'il existe quelque chose comme un « Être suprême ».
Mais on trouve plutôt incompréhensible qu'il ait à s'occuper des hommes; nous avons le sentiment et même celui qui cherche à croire ne peut s'en défendre entièrement ‑ que l'on a affaire à un anthropomorphisme naïf, à une mentalité parfaitement primitive, excusable pour l'homme vivant encore dans un petit univers où l'on prenait le disque terrestre pour le centre de toutes choses, et où Dieu n'avait d'autre occupation que de le contempler du haut du ciel.
Mais aujourd'hui, pensons‑nous, alors que nous savons combien tout cela est faux, combien la terre est insignifiante dans l'immense cosmos, et combien aussi, par voie de conséquence, le grain de poussière qu'est l'homme est insignifiant en face des dimensions cosmiques, dans ce contexte, il paraît insensé de croire à un Être suprême s'intéressant à l'homme, à son monde minuscule et misérable, à ses soucis, à ses péchés et à ses vertus.
Or, en croyant parler ainsi dignement de Dieu, nous en avons, en fait, une opinion bien mesquine et trop humaine, comme s'il devait, pour ne pas perdre de vue l'ensemble, se limiter à un choix. De la sorte, nous le représentons avec une conscience limitée comme la nôtre, obligé de se fixer sur un point, incapable d'embrasser le Tout.