35. Le second monument du concile de Leptines renferme, sous le titre de Indiculus superstitionum et paganiarum. une liste de trente superstitions populaires, dont le détail est intéressant pour l’histoire. [1]
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1.S. Zaclar., Bpist. vu; Pair, lat., tom. LXXX1X, col. 929. — 2. Idem, tbid... col. 9H-955.
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p204 PONTIFICAT DE SAINT ZACHARIE (7-i 1-732).
du paganisme germanique. Vindiculus, ainsi que le nom même le fait assez entendre, n’est plus que la série des intitulés de chapitres, les développements de chacun d’eux ne sont point arrivés jusqu’à nous. Voici cette liste : « Sacrilèges qui se commettent aux sépultures. » On enterrait avec le mort les animaux qui lui avaient appartenu, quelquefois même ses esclaves, et l’on brûlait tous les meubles et objets qui avaient été à son usage personnel. — « Dadsisœ ou sacrilèges sur les tombeaux. » C’étaient des festins somptueux donnés à chaque anniversaire sur la tombe des défunts, usage que le paganisme de Rome avait connu sous le nom de parentalia, et contre lequel l’Église n’avait cessé de réagir. — « Les Spurcales de février, » fêtes licencieuses que les Romains s’obstinaient encore à célébrer en l’honneur de Janus 1, et que les Germains solennisaient pour la plus grande gloire de Saxnot ou Freya. — « Les casulœ, » petites cabanes de bois et de branchages consacrées au culte païen, dans la profondeur des forêts. — « Les sacrilèges dans les églises ; » c’est-à-dire le vol, l’effraction, la violence dans le lieu saint. — «Les Nimidae, » ou adoration des arbres prétendus fatidiques. — «Le culte des pierres, » de his quœ faciunt super petras. Il s’agit ici des cérémonies druidiques, accomplies sur les dolmen, les menhir et les peulwen. — «Les sacrifices à Jupiter et à Mercure, » c’est-à-dire au dieu Thor et à Odin. « Ce dernier, dit Paul Diacre, était souvent confondu avec le Mercure des Romains ; tous les peuples de la Germanie le vénéraient » — « Les sacrifices en l’honneur d’un saint. » Le précédent concile avait déjà parlé des victimes qu’on immolait près des églises, pour invoquer la protection des martyrs ou des confesseurs 3 — « Les phylactères et les ligatures. » Par cette dernière expression on entendait des bandelettes, soit d’étoffe, soit
1 Cf. r.a 21 do ce présent chapitre.
2. Wiidan l'i'iSf est qui opuil Romanot Merçuriui clkitur, et ab universis Germs-niœ gen'.ibus ut Deus adoratur. (Paul. Diac, Gest. Litngobard., cap. ix ; Patr. lut.,tom.XCV.col. 448.) Tacite avait déjà dit des Germains: Deorum mnxime Mercurium colunt, ciu ceriis diebuî i:\imcinis quoque hostiis liiare fus est. {De morib. German., c. IX.)
3 Cf. no 31 de ce présent chapitre.
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p205 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
de parchemin, dont on s’entourait le cou, les bras ou les jambes, et sur lesquels étaient tracés des caractères magiques qui devaient écarter ou guérir les maladies. — « Les sacrifices aux fontaines, les incantations, les augures par le vol des oiseaux, par le hennissement des chevaux, par le fumier de bœuf, ou par l’éternuement. » De ces diverses formes d’augures, Tacite avait signalé celle que les Germains tiraient des hennissements du cheval. « C’est, dit-il, la plus usitée parmi eux. Des chevaux blancs sont parqués dans certaines parties des forêts, où ils grandissent en liberté. Le jour ou le prêtre les monte pour la première fois, la foule observe avec soin les hennissements de l’animal, et en tire des présages d’autant plus accrédités que le cheval passe à leurs yeux pour un être divin 1 » Les excréments du bœuf devenaient aussi matière à présage pour un Germain qui en trouvait sur sa route : frais, ils constituaient un heureux augure; desséchés, ils devenaient sinistres. Enfin, l’éternuement était considéré comme un signe néfaste, dont il fallait se hâter de conjurer la mauvaise influence2 — « Les devins et les sorciers. » — « Le feu obtenu par le frottement, ou nodfyr 3. » La coutume primitive d’obtenir du feu par le frottement rapide de deux morceaux de bois l’un sur l’autre, avait dégénéré en une pratique superstitieuse. Les Germains attribuaient à ce feu la propriété de préserver de la peste et des épizooties. — « Les présages tirés de la cervelle des animaux. » Cette pratique était commune aux divers cultes idolatriques, et Julien l’Apostat s’y conformait,4 aussi bien que les races barbares de la Germanie. — « Le présage tiré de la fumée pour le bon ou le mauvais succès d’une entreprise. » Selon que la fumée s’élevait droite au-dessus du foyer, ou que le vent imprimait à sa légère colonne telle ou telle direction, les Germains croyaient découvrir un signe bon ou
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1 Tacit., Alor.German., cap. x.
2. Presque toutes les langues de l'Europe ont conservé la formule destinée à prévenir les funestes suites de l'éternuement : en Italien, prosit; en Allemand, Gott helf; Er bsneesset es; en Français, « Dieu vous bénisse. »
32 Nodfyr est dérivé des deux mots tudesques nothen et fyr, cogère ignem,
4 Cf. tom.,X de cette Histoire, pag. 69 et suiv.
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p206 PONTIFICAT DE SAINT ZACHARIE (741-752).
mauvais. — «Les Unsteten ou lieux habités par des génies inconnus. » Lorsqu’un Germain était saisi en route d’un mal subit, d’une douleur quelconque, il croyait avoir imprudemment heurté du pied la demeure d'un génie inconnu, qui se vengeait ainsi de l’offence. — « Le serpolet, appelé dans une bonne intention Herbe-de-sainte- Marie. » On attribuait, dit Eckhart, des propriétés non-seulement curatives, mais magiques, au serpolet. On en portait des sachets au cou, afin de se préserver de la piqûre des serpents, on en attachait des rameaux à son lit, pour se concilier une sympathie désirée. On voit que les néophytes germains, dans leur vénération traditionnelle pour le serpolet, l’avaient consacré à la sainte Vierge et c’est ce qu’expriment les pères de Leptines en disant : De pr.lenstro (serpyUo) quod boni vocant Svncfœ-Mariœ. — «Les jours consacrés à Jupiter et à Mercure, » c’est-à-dire aux dieux Thor et Odin, que les Germains invoquaient spécialement le mercredi et le jeudi. — « Le Vinceluna. » Durant une éclipse de lune, les idolâtres pratiquaient des incantations pour venir en aide à l’astre défaillant : ils lui criaient pour l’encourager : Vince, luna!— «Les tempestarii, les cornes et les cuillers prétendues sacrées. » Les tempestarii se vantaient de pouvoir à leur gré déchaîner ou apaiser les orages. La corne d'uroch, ou de bœuf sauvage, évidée pour tenir lieu de coupe, les cuillers dont on se servait pour le repas étaient d’ordinaire consacrées par des rites païens, ou décorées d’emblèmes idolâtriques. — « Les sillons d’enceinte. » Pour diviser leurs héritages, les Germains les entouraient d’un sillon, placé sous le patronage d’une divinité chargée d’écarter le feu, l’ennemi et les voleurs. — « Les courses dites Yriœ, qui s’exécutent selon les rites païens, avec les vêtements et les chaussures déchirés. » C’était le 1er janvier que ces courses avaient lieu; saint Boniface y fait allusion dans sa lettre au pape Zacharie, quand il se plaint du mauvais exemple que les Romains donnaient eux-mêmes en ce jour 1. — «L’apothéose des morts. » Nous avons déjà entendu saint Boniface déplorer, dans sa correspondance avec Daniel de Winchester, la coutume des Germains de transformer leurs morts
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1 Cf. no 19 de ce présent chapitre.
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p207 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
en autant de divinités ou de génies 1. — «Les simulacres païens, fabriqués avec de la pâte consacrée aux dieux ; les idoles habillées; celles qu’on porte à travers les champs; les pieds et les mains sculptés en bois selon les rites idolâtriques. » Les simulacres de consparsa farina étaient des figurines fabriquées avec de la pâte détrempée dans l’eau des fontaines sacrées ; les simulacres de pannis, étaient des mannequins habillés, représentant les fées ou runes 2 ; ceux qu’on portait à travers les champs représentaient le dieu de la fertilité ; les pieds et les mains sculptés en bois étaient des ex-voto que les Germains suspendaient aux arbres sacrés, pour obtenir la guérison d’une blessure ou infirmité, soit aux pieds, soit aux mains. — Enfin, le concile termine cette longue liste des superstitions romaines par la mention des sagœ, ou sorcières, qui se vantaient de pouvoir infliger à leur gré l’épilepsie, le mal caduc, ou telle autre infirmité du genre de celles qu’éprouvent les prétendus lunatiques 3. : De eo quod credunt quia feminœ lunain commendant, quod possint corda hominum toilere, juxta paganos 3.
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1. Cf. tom. XVI de cette Histoire, pag. 633.
2. Alrunœ. Ita vocatant Gothi veteresque Germani magas suas, quœ apucl eos eadem feruntur obiisse munia quœ Druidœ apud Gallos. (Ducange, Gtossar. med. et infini, latinitatis.) Mandragores radicem, mundis vestibus indulam, et compte compositani, in larnrio venerabnntur et alrunam nominabant, quod nomen herbœ adbuc adhœret. (Eckhart , Not. ad Indicul. superslit. ; Patr. lat., tom. LXXXIX. col. 817.)
Voici la note d’Eckhart relative à ce passage :Falso credidere majoresdari fœminas queis tuna in obsequiis esset ; lunœ infioxus noxia quœvis in homme operari, eisque morbos certis temporum vicious redeuntes imputaient. Unde et caduca passione vet epilepsia laborantem lunaticurn vocavere. Mcminit hvjvs superslitio- nis Audoenus, in Vita 5. Ehgii, lib. II, c. xv, ubi legilur : « Dcus ad hoc lunam fecit ut tempora designet et noctium tenebras temperet, non ut alicujus opus impediat aut dementem faciat hominem, si eut stiilli putant, quia dœmonibus invasos a tuna pati arbitrantur. » A tuna etium magicis incantationibus const rida sagas potentiam recipere solo visu vel aspectu corda hominum comedendi algue ipsos enecandi olim pulatum est. De fascinalione sic Tibullius :
Hanc ego de cœlo ducentem sidéra vidi,
Fluminis ac rapidi carmine vertit iter.
Uœc cnntu fundilgue solum, manesque sepulcris Elicit, et tepido dévorât ossa rogo.
Cum lubet, luec tristi depellit nubila cœlo,
Cum lubet, cestivo con vocal orbe nives.
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p208 PONTIFICAT DE SAINT ZACHARIE (711-752).
36. L’expédition militaire qui suivit le concile de Leptines fut dirigée contre Odilo, ou Ogdilo, duc de Bavière (715). Selon les conventions faites par ce prince avec Hunald, chacun des deux alliés se levait à son tour à l’une et l’autre extrémité de l'empire franc, en sorte que chaque campagne, invariablement alors ouverte au printemps et fermée à l’automne, alternait du Nord au Midi comme par un jeu de bascule. « Ogdilo, duc des Bajoarii, disent les «Annales de Metz, » avait épousé, contre la volonté des princes francs, leur sœur Hiltrudis, fille de Charles Martel, laquelle s’était réfugiée à sa cour. Il s’était engagé dans une ligue offensive et défensive avec Hunald; enfin, il prétendait soustraire à la domination franque, le duché de Bavière, qu’il tenait pourtant de la libéralité de Charles Martel. Les glorieux frères Carloman et Pépin se virent donc forcés de diriger contre lui leurs armes. Ils vinrent camper dans une plaine, sur les rives du Lech. Les Bajoarii s’étaient retranchés de l’autre côté du fleuve, avec les Saxons, les Alamanni et les Slaves leurs auxiliaires. Les deux armées restèrent ainsi en présence durant quinze jours. Le fleuve paraissait infranchissable, tant le duc Ogdilo y avait accumulé de défenses. Les Francs se trouvaient chaque jour exposés aux provocations et aux railleries d’un ennemi qu’ils ne pouvaient atteindre. Surexcités par la colère, ils firent un effort suprême. On trouva en amont et en aval du fleuve deux passages moins dangereux; l’armée se divisa en deux corps; on fit rompre le courant par de lourds chariots, et durant la nuit les soldats, gagnant la rive opposée, tombèrent à l’improvisle sur les Bajoarii qu’ils taillèrent en pièces. Ogdilo s’enfuit honteusement avec une poignée de cavaliers, franchit le fleuve Innus (l’Inn), et échappa à la poursuite des vainqueurs. Le duc des Alamanni, Theobald, éperdu de terreur, parvint de même à se sauver. Les deux princes francs parcoururent avec leur armée tout le territoire de la Bavière, et demeurèrent cinquante-deux jours dans cette province. Or, dans le combat, on fit prisonnier le prêtre romain Sergius, envoyé par le seigneur pape Zacharie en Bavière. La veille de la bataille, à la requête d’Ogdilo, ce prêtre s’était présenté devant Carloman et Pépin ; il se prétendait
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faussement chargé par le seigneur apostolique
d’interdire aux Francs la continuation de la lutte, et leur enjoignit, au nom
du pontife, d’évacuer le territoire des Bajoarii : Pridie quam bellum commit ter et ur, ab Ogdilone Karlomanno et
Pippino directus fuerat, falsoque ex anctoritate domni apostolici bellum
interdixerat, et quasi ex prœcepto supradicti poniificis Francos a Bajoariis
discedere persuaserat. Après la victoire, il fut amené, ainsi que
Gunzebald, évêque de Ratisbonne, en présence des deux princes. Pépin, d’un ton
calme, lui dit : Seigneur Sergius, nous voyons bien aujourd’hui que vous n’êtes
pas l’apôtre saint Pierre, et que vous n’accomplissez pas fidèlement la légation
dont il vous a chargé. Vous nous dîtes hier que le seigneur apostolique, par
l’autorité de saint Pierre et la sienne, s’opposait à notre juste revendication
contre les Bajoarii. Nous vous avons répondu, et nos diximus tibi, que ni saint Pierre, ni le seigneur apostolique
ne vous avaient donné une telle mission près de nous. Or, si réellement saint
Pierre n’avait pas approuvé la justice de notre cause, il ne nous aurait pas
aujourd’hui prêté son secours dans le combat. C’est par l’intercession du
bienheureux Pierre prince des apôtres, c’est par le jugement de Dieu, auquel
nous n’avons jamais refusé de nous soumettre, que nous avons obtenu la
victoire, et prouvé que la Bavière et ses peuples relèvent de l’empire franc 1.
— Pendant que ces
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1 Annal. Metens., ann. 743 ; D. Bouquet, Scriptor.
rer. Francor., tom. II, pag. 6S7. Voici comment cet
épisode est travesti par M. Henri Martin, dans
son Histoire de France, tom. 11, pag. 299 : «Les Franks, exaspérés des
railleries et des insultes de leurs adversaires, ne songeaient qu'à trouver
moyen de les joindre lorsque, tout à coup, le prêtre Sergius, envoyé du pape en Bavière, se présente devant les princes franks, leur interdit la guerre au
nom de saint Pierre et du « seigneur apostolique » (le pape), et les somme d'évacuer la Bavière. C'était la première fois que l'évêque de Rome s'immisçait
ainsi dans les querelles des nations étrangères. Le dévot Karloman eût peut-être cédé, mais Pépin répondit à l'envoyé que ce n'était ni saint Pierre ni le pape qui l'avaient chargé de cette commission... Après la victoire, Sergius fut pris avec l'évêque de Ratisbonne et amené aux princes. « Eh bien ! seigneur
Sergius, » lui dit Pépin, « nous voyons bien maintenant que vous n'avez point
parlé de la part de saint Pierre; il a été décidé, par l'intercession de saint
Pierre et le jugement de Dieu, que la Bavière et les Bavarois appartenaient à
l'empire des Franks. » {Annales de Metz.) Le pape en fut quitte
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p210 PONTIFICAT DE SAINT ZACIIAHIE (741-752).
événements se passaient chez les Bajoarii, continue l'annaliste, le duc d’Aquitaine, Hunald, franchit la Loire avec une puissante année, s’empara de la ville de Chartres qu'il détruisit de fond en comble, et mit le feu à l’église cathédrale dédiée en l’honneur de Sainte-Marie-Mère-de-Dieu. Il tenait ainsi sa parole envers son allié Ogdilo. » Pepin dut se hâter de revenir au secours de ses provinces menacées. «Carloman continua ses victoires en Germanie; il pénétra dans la Saxe, emporta le castrum d’Ocsioburg et reçut la soumission du duc saxon Théodoric 1. »
37. L’intervention du prêtre romain Sergius et sa démarche sur les bords du Lech déplaisent souverainement à quelques historiens modernes. Ils lui font un crime d’avoir voulu arrêter des flots de sang humain : quelle barbarie, en effet, et quel odieux empiétement! Toutefois ils se consolent un peu en prétendant que le pape disgracia cet audacieux prêtre et lui infligea un humiliant désaveu. Mais la disgrâce et le désaveu n’existent que dans leur imagination. Nous avons vu le nom de Sergius, prêtre du titre de Sainte-Puden-
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pour désavouer son légat, qui avait au reste fort mal servi les vrais intérêts de Rome en attaquant la domination des Francks sur la Germanie. » — Le pape n’eut absolument rien à désavouer. Il ne s’était en rien immiscé dans la querelle ; mais l’eût-il fait, ce n’aurait été ni la première fois, ni vis-à-vis de « deux nations étrangères, » car la France et la Bavière, chrétiennes toutes deux, loin de considérer le pape comme un étranger, le reconnaissaient pour le père commun des chrétiens. L’antithèse entre le « dévot Karloman » et son frère Pépin auquel on veut donner un rôle anticipé de scepticisme, est purement imaginaire. Carloman avait tenu le même langage que Pépin : Et nos diximus libi. Pépin respectait aussi bien que Carloman le jugement du sainl-siége, et il avait la même confiance en l’intercession du bienheureux Pierre prince des apôtres. C’est lui-même qui l’affirme : Certus eslo per intercessionem becili Petri aposlolorum prindpis et per judicium Dei, quod subire non dislulimus, Bajoariam, Bajonriosque ad Francorum impe- jÿum perlinere. Le fait historique se réduit à ceci : Un prêtre romain, légat du pape en Bavière, dans l’espoir d’éviter l’effusion du sang, se prête aux vues d’Odilo et fait une démarche près des princes francs. Il n’avait aucune commission du pape pour cet objet; il ne put en montrer aucune. Carloman et Pépin le lui objectèrent avec raison.— L’annaliste contemporain met parfaitement en relief chacun de ces détails. De quel droit l’écrivain moderne, qui invoque l’autorité de cet annaliste, trompe-l-il la bonne foi du lecteur par une analyse aussi infidèle?
1. Annal. Metens., loc. cit.
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p211 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF,
tienne, figurer au rang d’honneur dans le concile romain de 74o1 quelques mois après son retour de Bavière : ce qui n’implique nullement l'idée d’une disgrâce quelconque. La mission dont il était chargé près du duc bavarois Odilo, consistait à prémunir ce prince contre les mauvaises impressions qu’on voulait lui donner au sujet de saint Boniface. Le grand archevêque avait reçu du pape les pouvoirs les plus étendus non-seulement sur les chrétientés nouvelles de Germanie, mais sur toutes les églises anciennement fondées dans les Gaules. En vertu de ces pouvoirs extraordinaires, nous avons vu saint Boniface exercer un droit de surveillance sur l’administration du sacrement de baptême, et entamer à ce sujet une discussion avec le prêtre Virgilius et son collègue Sidoine, missionnaires chez les Bajoarii 2. A la suite de cet incident, les relations de part et d’autre prirent un caractère prononcé d’aigreur. Voici comment le pape Zacharie s’en exprime dans une lettre à saint Boniface, seul document qui nous soit resté de cette controverse locale : « Votre fraternelle sainteté nous adresse ses plaintes au sujet de Virgilius, ce personnage auquel nous ne savons s’il faut encore donner le titre de prêtre3. Il vous compromet, dites-vous, près d'Odilo, duc des Bajoarii : il cherche à indisposer ce prince contre vous, sous prétexte que, désigné par nous-même pour le premier siège qui viendrait à vaquer dans l’une des quatre églises épiscopales constituées par vous en Bavière, il en aurait été écarté par votre influence. Nous déclarons, en ce qui nous concerne, que jamais nous n’avons fait une promesse de ce genre. En propageant ce faux bruit Virgilius aurait commis un mensonge dont on pourrait dire : Mentita est iniquitas sibi4. Les soupçons élevés contre son orthodoxie devront être examinés en assemblée synodale. S’il
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1 Cf. n° 22 de ce présent chapitre. — 2. Cf. n» 34.
3. Nescimus
si dicatur presbyter. Virgilius était prêtre; saint Zacharie le
savait, puisqu'il ordonne à Boniface de le déposer du sacerdoce dans le cas
où un concile trouverait fondées les acccusdtious portées contre lui. Par
cette réserve, le pape enlend respecter d'avance la mesure de rigueur que
Boniface aurait pu prendre dans l'intervalie, en prononçant contre Virgilius une
sentence de déposition.
4. Psalm., xxvi, 12.
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p212 PONTIFICAT DE SAINT ZACUARIE (741-152).
est prouve qu’il professe sur Dieu et sur l’âme une doctrine perverse, s'il est établi qu’il croit à l’existence d’un autre monde, d’autres hommes, d’un autre soleil, d’une autre lune sous la terre, quand ces choses auront été constatées en concile, chassez-le de l’église, et qu’il soit déposé du sacerdoce 1. Nous avons écrit au duc Odilo; notre lettre pour ce prince en renfermait une autre, adressée à Virgilius lui-même, avec injonction de se présenter à notre tribunal, afin d’y être soumis à une enquête canonique qui statuera sur sa culpabilité. La même mesure comminatoire a été prise à l’égard du prêtre Sidoine. Ne laissez donc plus, frère, emporter votre âme à aucun mouvement d’irritation, non ergo ad iracundiam provocetur cor tuum, frater; supportez avec patience les contradicteurs, quand il s’en trouve sur votre chemin ; avertissez, suppliez, argumentez, menacez, afin qu’ils abjurent leurs erreurs ; s’ils se convertissent, vous aurez sauvé votre âme; s’ils persistent dans leur obstination, vous, du moins, vous n’aurez pas perdu le fruit de votre ministère2. » Tel était le but du voyage de Sergius en Bavière; il était chargé de remettre les lettres pontificales adressées au duc Odilo, ainsi qu’aux prêtres Virgilius et Sidoine. Les accusations dont ces derniers étaient l’objet ne se trouvèrent pas fondées. Boniface cessa ses plaintes. Dans la suite, Virgilius, dont le nom est inscrit au catalogue des saints 3, fut élevé au siège épiscopal de Salzbourg, et Sidoine à celui de Constance. D’après les termes
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1. Voici très-exactement le texte de la lettre de saint Zacharie : il importe de l'avoir sous les yeux pour comprendre l'injustice des récriminations posthumes élevées à ce sujet : A'am et hoc intimation est a tua fraterna sanctitate, quod Vir¬gilius itle, et tiescinins si dicalur presbgter, malignalur adversum le, pro en quod confundebatur a te erroneum se a catholica doctrina, immissiones faciens Otiloni duci Bojoariorum, ut odium inter le et illum seminurel, aiens quod a nobis esset absolutus, ut unius defuncti ex quatuor illis episcopis quos tua illic ordinavit frnternitas, diœcesim obtineret : quod nequaquam verum est, quia tnentita est iniquitas sibi. De perversa autem et iniqua doctrina ejus, qui contra Deutn et anhnam suant locutus est, si clarificatum fuerit ita eum confiteri quod alius mundus, et alii homines sub terra sint, seu sol et lutta, hune, habilo consilio, ab Kcctesia pelle, sacerdotii honore privatum. (Zachar., Epist. XI; Pair, lai., tout. LXXX1X, col. 916.)
[2] S. Zachar., Epists vu; ratr. lat., tom. LXXXIX, col. 929. — 3. Idem, ibid.t col. 9i4-9it>.
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p213 CHAP. II. — CARL0MAN ET PÉPIN LE BREF.
mêmes de la lettre de Zacharie, on pouvait conjecturer un pareil résultat. Le crédit dont saint Boniface jouissait près des princes francs, lui créait en Bavière une situation particulièrement délicate. La guerre entre Odilo et les fils de Charles Martel ne lui permettait pas de se rendre en personne sur les lieux; il risquait donc, en prêtant l’oreille à de vagues rumeurs, peut-être même à quelque dénonciation intéressée, de se méprendre sur les hommes et les choses de ce pays. Voilà pourquoi le pape lui recommandait, avec une paternelle tendresse, de se défier du premier mouvement, de ne pas céder à son irritation, de traiter avec une patience inaltérable ceux qui le mettaient à de pareilles épreuves. Entre deux saints comme le pape Zacharie et l’apôtre de l’Allemagne, une telle correspondance n’a rien que de grand, de noble et de généreux. Mais le rationalisme moderne ne l’entend point de la sorte. On accusait Virgilius de croire à l’existence d’un monde souterrain, « peuplé par d’autres hommes, éclairé par un autre soleil et une autre lune, » c’est-à-dire, en d’autres termes, de professer la croyance superstitieuse des Germains au Niflheim, empire souterrain du dieu Héla 1. Si l’accusation eût été vraie, le pape saint Zacharie se déclarait prêt à excommunier Virgilius, et certes le pape Zacharie avait raison. Cependant nos rationalistes prennent la chose au tragique. « Virgilius, disent-ils, était un habile astronome ; il affirma que la terre était sphérique, et qu’il existait des antipodes. Le Galilée du VIIIe siècle fut condamné comme hérétique pour cette perverse doctrine, par le pape Zacharie, à l’instigation de Boniface » Or, Virgilius n’a jamais affirmé que la terre fût sphérique ; il n’a jamais parlé des antipodes ; il ne fut jamais condamné comme hérétique. L’invective des rationalistes modernes contre le pape Zacharie et saint Boniface constitue un anachronisme encore plus ridicule que prétentieux.
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