La Cité de Dieu 61

tome 24 p. 261

 

CHAPITRE XIII.

 

S'il faut accorder plusd’autorité aux Hebreux qu'aux Septante dans la supputation des années.

 

Mais, en parlant ainsi, je vois bien qu'on va de suite me répondre que c'est là une imposture des Juifs, comme je l'ai dit plus haut; car, il est impossible que les Septante, ces hommes célèbres à si juste titre, aient menti. Cependant, si je demande ce qu'il faut croire, ou que le peuple Juif répandu sur toute la surface du globe, ait pu, d'un commun accord, commettre une pareille falsification de ses livres, et que, par jalousie de l’autorité dont le domaine allait passer à d'autres, il se soit privé lui‑même de la vérité; ou bien que les soixante‑dix vieillards de la même nation, réunis en même lieu, par Ptolémée, roi d'Égypte, pour ce grand travail, aient concerté ensemble cette fourberie pour ravir la vérité de nos saintes Écritures, aux nations étrangères; qui ne voit ce qu'on répondra tout naturellement? Mais, à Dieu ne plaise qu'un homme sensé puisse croire que les Juifs, si méchants et si pervers qu'on les suppose, aient été capables d'altérer un si grand nombre d'exemplaires dispersés en tant de lieux, ou que les Septante, ces hommes à jamais célèbres , aient pu former ensemble ce complot jaloux de ravir la vérité aux Gentils. Il serait donc plus probable que, lorsqu'on se mit à extraire de la bibliothèque de Ptolémée les premières copies de ces livres, une erreur se glissa par la faute du copiste, dans un premier exemplaire, et passa ensuite dans tous les autres. Cette conjecture est assez plausible pour ce qui a rapport à la vie de Mathusalem, et aux vingt‑quatre années de surplus données par le texte hébreu, à Lamech. Mais, quant à cette suite d'erreurs qui attribuent au père, avant la naissance de son fils, dans l’ordre des générations, cent ans de plus, selon un texte, cent ans de moins, selon l’autre texte; et qu'après la naissance, l'équilibre se trouve rétabli, par l'addition du même nombre où il manque, et par la soustraction où il est déjà, en sorte que la somme totale se trouve la même, et cela réguièrement pour la première, la deuxième, la troisième, la quatrième, la cinquième et la septième génération; en vérité, cette erreur parait trop constamment uniforme,

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si on peut l'appeler ainsi, pour être imputée au hasard, tandis qu'elle semble être un calcul.

 

2. Ainsi donc, cette différence chronologique entre les textes grecs et latins, d'une part, et le texte hébreu, d'autre part; ces chiffres de cent années, invariablement ajoutés et retranchés pendant tant de générations, ne sauraient être le fait de la perfidie des Juifs, ni du zèle éclairé des Septante; ces erreurs doivent être attribuées au copiste qui a transcrit le premier manuscrit de la bibliothèque royale. Car, maintenant encore, du moment que les nombres n'offrent pas à l'esprit quelque chose de facile à saisir, ou une utilité réelle, on les écrit sans attention, et on en met encore moins à les rectifier. Qui donc croirait avoir besoin de savoir quelle était la population de chaque tribu d'Israël? Personne, en effet, n'en voit l'utilité; cette connaissance n'échappera‑t‑elle pas à la plupart des hommes par la profondeur de ses mystères? Mais, dans cet enchaînement de toutes ces générations où nous retrouvons régulièrement cent années, ici en plus, là en moins; et après la mention de chaque naissance, le même nombre retranché où il était en excédant, et ajouté, où il manquait, afin d'arriver au même total; tout cela révèle clairement l'intention de faire croire que les anciens hommes n'avaient vécu tant d'années, que parce qu'alors elles étaient fort courtes. L'auteur de cette falsification s'efforce de faire accorder l'âge de la puberté propre à la génération avec son calcul, insinuant que cent années d'alors n'en valaient que dix des nôtres, afin de plaire aux incrédules qui n'admettraient jamais une pareille longévité dans les premiers hommes; aussi, quand le père lui paraissait trop jeune pour avoir des enfants, il ajoutait cent ans qu'il retranchait après la naissance, afin de retrouver le compte juste des années. D'où il suit que pour rendre croyable l'âge des premiers hommes, il le fit accorder avec l'âge propre à la génération, de manière toutefois, à ne pas changer le nombre total des années de chaque individu. S'il n'y a aucun changement à la sixième génération, c'est une preuve de plus qu'il en a fait toutes les fois que le besoin de sa cause l'exigeait, puisque ici il ne change rien, parce qu'il n'y a rien à changer. En effet, selon le texte hébreu, Jareth (Gen. v, 16) avait vécu cent soixante-deux ans avant la naissance d'Enoch, ce qui fait, d'après son système des années réduites, seize ans et un peu moins de deux mois, âge où l'on peut déjà avoir des enfants; il était donc inutile d'ajouter cent ans d'années abrégées, pour former vingt‑six ans d'années régulières; il n'y avait rien non plus à retrancher après la naissance d'Enoch, puisqu'on avait rien ajouté auparavant. C'est ainsi qu'il n'existe en ce lieu aucune différence entre les deux textes.

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3. Mais alors, on demandera pourquoi, à la huitième génération, avant la naissance de Lamech, l'hébreu donnant à Mathusalem cent quatre‑vingt deux ans, la version des Septante porte vingt ans de moins, tandis qu'ordinairement elle porte cent ans de plus; et après la naissance de Lamech, ces vingt années se retrouvent, en sorte que le total est le même dans les deux textes. Cent soixante‑dix ans étant l’équivalent de dix‑sept, suffisent à l'âge de puberté, il n'y avait alors rien à ajouter, ni rien à retrancher, puisque celui dont nous parlons, avait trouvé l'âge requis pour la génération, et que c'était précisément pour ce motif, qu'il ajoutait cent ans, partout où il ne le trouvait pas. On pourrait avec assez de fondement, croire que ce changement est l'effet du hasard, si ces années soustraites d'abord, n'étaient ensuite restituées au total, pour le faire concorder exactement avec le texte hébreu. Ne serait‑ce pas plutôt une ruse pour couvrir les additions et soustractions précédentes, par le retranchement et la restitution, non plus de cent années, mais d'un chiffre très‑inférieur et de nulle importance? Quoiqu'il en soit, que l'on croie ou non que le changement soit arrivé ainsi, que l’on croie à ce changement ou que l'on n'y croie pas, je n'hésite pas à dire, qu'en cas de divergence entre les deux textes, puisque tous deux ne sauraient être l'expression de la vérité, il ne faille ajouter foi au texte hébreu qui est l'original, plutôt qu'à notre texte qui n'est qu'une version; car même plusieurs textes, trois grecs, un latin, et un syriaque, s'accordent entre eux, pour attester que Mathusalem mourut six ans avant le déluge.

 

CHAPITRE XIV.

 

Les années anciennes étaient égales en durée à celles d'aujourd'hui.

 

1. Voyons maintenant comme on peut prou­ver et jusqu'à l'évidence, que la longévité des premiers hommes n'a pas été calculée sur des années si courtes qu'il en fallût dix pour en faire une des nôtres, mais bien sur des années égales à celles d'aujourd'hui et réglées aussi exactement que les nôtres sur le cours du soleil. C'est l'an six cent de la vie de Noé, que l'Écriture place le déluge : « Et les eaux du déluge se répandirent sur toute la terre, l'an six cent de la vie de Noé, au second mois, le vingt‑sep-

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tième jour du mois. » (Gen. vii, 10.) A quoi bon parler ainsi, si l'année des anciens est si courte qu'elle n'a que trente‑six jours et qu'il en faille dix pour en faire une des nôtres? En effet, cette année si petite, supposé qu'elle ait eu ce nom dans l'antiquité, ou n'a point de mois, ou son mois n'est que de trois jours, si on veut en avoir douze. Et pourquoi l'Écriture dit‑elle : l'an six cent : du second mois, le vingt‑septième jour du mois, sinon parce que les mois étaient alors tels qu'ils sont aujourd'hui? Car autrement, pourrait‑elle dire que le déluge arriva le vingt‑septième jour du second mois. Elle dit encore un peu plus loin, pour la fin du déluge:Et le septième mois le vingt‑septième jour du mois, l'arche s'arrêta sur le mont Ararat: «Cependant les eaux diminuèrent jusqu'au onzièmemois : et le premier jour de ce mois, on vit paraître la tête des montagnes. » (Gen. viii, 11.) Si donc les mois étaient semblables aux nôtres, sans doute les années l'étaient aussi. Car ces mois de trois jours n'en pouvaient avoir vingt-sept. Ou si la trentième partie de ces trois jours s'appelait alors un jour, comme tout doit diminuer dans la même proportion, il faut admettre que ce déluge si mémorable dont la durée, d'après l'Écriture, fut de quarante jours et de quarante nuits, s'accomplit réellement en moins de quatre de nos jours. Qui donc pourrait admettre une pareille absurdité? Arrière cette erreur qui détruit la foi de nos Écritures, en voulant l'établir sur de fausses conjectures! Il est donc certain que le jour était alors aussi long qu'à présent, c'est‑à‑dire de vingt‑quatre heures pour le jour et la nuit; le mois égal au nôtre et réglé sur le commencement et la fin de la lune; et l'année aussi de même qu'à présent, composée de douze mois lunaires, en y ajoutant cinq jours et un quart à cause de la révolution solaire. Ce fut donc véritablement l'an six cent de la vie de Noé, le second mois et le vingt-septième jour de ce mois que commença le déluge, et les quarante jours de pluies torrentielles, ne furent pas des jours de deux heures environ, mais de vingt‑quatre en comptant le jour et la nuit. Et par conséquent les premiers hommes ont vécu au‑delà de neuf cents ans, et leurs années furent aussi longues que chacune des cent soixante‑quinze d'Abraham (Gen. xxv, 7), et des cent quatre‑vingts de son fils Isaac (Gen. xxxv, 28), et des cent cinquante ou a peu près de son petit‑fils Jacob (Gen. XLVII, 28), et

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des cent vingt de Moyse (Deut. xxxiv, 7), qui parut plus tard, et même des soixante‑dix on quatre‑vingt, sans aller beaucoup au‑delà que vivent à présent les hommes dont il est dit : « Et ce qui est de surplus n'est que peine et douleur. » (Ps. Xclx, 11.)

 

2. Quant à ces différences numériques que l'on remarque entre le texte hébreu et le nôtre, elles n'ont point de rapport avec la longévité des premiers hommes; et s'il y a des variantes telles, que la vérité ne puisse être à la fois dans les deux textes, il faut ajouter foi à la langue originale, d'où a été tirée notre version. Et, bien que toute liberté ait été laissée à ce sujet, cependant personne n’a encore osé corriger sur l'hébreu, la version des Septante, dans les passages où les deux textes diffèrent. On n'a pas cru que cette différence fut une faute et je ne le crois certainement pas non plus. Aussi, à l'exception des erreurs de copistes, dès que le sens de la version est conforme à la vérité et la proclame, nous devons croire que, les Septante, en changeant le texte hébreu, ont parlé, sous l'inspiration de l'Esprit‑Saint, non comme interprètes, mais comme prophètes. Et c'est avec une haute sagesse, que les apôtres, apportant les Saintes‑Écritures en témoignage, se servent non‑seulement de l'original hébreu, mais encore de la version des Septante. Mais j'ai promis de traiter en son lieu, Dieu aidant, cette importante question; maintenant, je reviens à mon sujet, car il est temps. Il ne saurait donc être douteux que l’homme né le premier du premier homme ait pu fonder une ville en un temps où la vie humaine était si ]ongue; mais une ville tout‑à‑fait terrestre et non point celle qui est appelée la Cité de Dieu, à laquelle nous avons consacré ce grand ouvrage.

 

CHAPITRE XV.

 

S'il est croyable que les premiers hommes aient gardé la continence jusqu’à l’âge où l’Ecriture rapporte qu'ils ont eu des enfants.

 

1 . Mais, dira-t-on, faut‑il donc croire qu'un homme devant avoir des enfants et n’ayant pas l'intention de garder le célibat, demeure dans la continence ou ne puisse se créer de postérité, pendant cent ans et plus, ou selon le texte hébreu pendant quatre‑vingts, soixante‑dix et même soixante ans? Il y a deux réponses à cette question : ou la puberté était alors plus tardive en raison de la longévité; ou bien, ce qui me paraît plus probable, l’Écriture n'a parlé des

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p266 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

aînés, qu'autant que l'ordre de succession l'exigeait, pour arriver à Noé, ensuite à Abraham et de là jusqu'à une certaine époque fixée nécessairement, afin de signaler, par la suite même de ces générations, les progrès de la glorieuse Cité de Dieu, étrangère en ce monde et soupirant après la céleste patrie. Ce qu'on ne saurait nier, c'est que Caïn fut le premier‑né de l'union de l'homme et de la femme. Car aussitôt sa naissance, Adam n'eut pas dit les paroles que l'Écriture lui met à la bouche : « J'ai acquis un homme par la grâce de Dieu, » (Gen. iv, 1) si cet homme, en naissant, n'eût été le premier ajouté à nos premiers parents. Abel vint après lui et fut tué par son frère aîné; il est la première figure de la Cité de Dieu, dans son pélérinage ici‑bas, en but aux persécutions injustes des impies et des hommes terrestres, c'est‑à‑dire passionnés pour leur terrestre origine et pour les joies passagères de cette Cité périssable. Mais quel âge avait Adam, lorsqu'il eut ces deux enfants, nous n'avons aucun renseignement à ce sujet. Bientôt après se divisent les générations humaines; d'un côté, celles sorties de Cain, de l'autre, celles sorties de celui qui succéda à Abel tué par son frère et qu'Adam appela Seth, en disant, selon ce qui est écrit : « Dieu m'a donné un autre fils, à la place d'Abel, tué par Caïn. » (Gen. iv, 25.) Ainsi, ces deux séries de générations, l'une venant de Seth, l'autre de Caïn, forment une double chaîne qui représente distinctement les deux Cités dont nous parlons; d'une part, la Cité céleste, étrangère en ce monde; d'autre part, la Cité terrestre, qui n'aspire et ne s'attache qu'aux joies de la terre, comme s'il n'y en avait point d'autres. Dans le dénombrement des enfants de Caïn, depuis Adam jusqu'à la huitième génération, nul de cette race ne figure avec son âge, quand l'Écriture mentionne une naissance. L'esprit de Dieu n'a pas voulu marquer les temps avant le déluge par les générations de la Cité terrestre; elle a préféré les citoyens de la Cité céleste, comme plus dignes de cet honneur. Mais à la naissance de Seth, l'Écriture fait connaître l'âge d'Adam, toutefois il avait eu précédemment d'autres enfants; et qui oserait affirmer que Caïn et Abel, fussent les seuls? Car, de ce qu'ils sont nommés seuls, à cause des générations dont il importait de bien préciser l'ordre, il ne s'ensuit pas qu'ils aient été jusqu'alors les seuls enfants d'Adam. De fait, comme l'Écriture, sans nommer ses autres enfants, nous atteste qu'il engendra des fils et

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des filles, qui oserait, à moins de se rendre coupable de témérité, en déterminer le nombre? Adam, lors de la naissance de Seth, a fort bien pu dire, sous l'inspiration divine : Dieu m'a donné un autre fils, à la place d'Abel, parce qu'il devait imiter la vertu de son frère, et non parce que, dans l'ordre des temps, il était né immédiatement après lui. De même quand il est encore écrit : « Seth avait deux cent cinq ans, ou cent cinq ans, selon l'hébreu, lorsqu'il engendra Enos; (Gen. v, 6) qui pourrait sans légèreté affirmer qu'Enos fut son premier‑né? Et s'il en est qui s'étonnent de ce que, sans intention de garder la continence, il se soit abstenu du mariage, ou qu'étant marié, il soit resté sans enfants pendant de si longues années, ne peut‑on pas très‑justement leur demander raison de leur étonnement, puisque l'Écriture dit aussi de lui : « Et il engendra des fils et des filles et les jours de Seth furent de neuf cent douze ans et il mourut. » (Gen., vii, 8.) Et désormais, en mentionnant le nombre des années de tel ou tel, l'Écriture ne manque pas de dire, qu'il a engendré des fils et des filles. Ainsi donc, il n'est point du tout certaiN que celui dont on signale la naissance, soit le premier‑né, bien plus, comme il n'est pas croyable que les patriarches soient arrivés si tard à l'àge de puberté, ou bien qu'ils aient vécu si longtemps sans se marier, ou sans avoir d'enfants; il n'est pas croyable non plus que les enfants dont parle l'Ecriture, soient leurs premiers‑nés. Mais l'historien sacré se proposant d'établir dans un ordre réglé la suite des générations jusqu'à Noé et au déluge qui survint de son temps, a mentionné, non les générations des ainés, mais celles qui entraient dans l'ordre de succession qu'il s'était tracé.

 

2. Eclaircissons tout cela par un exemple qui ne laissera pas l'ombre du doute dans l'esprit de personne. L'Évangéliste saint Matthieu, livrant à la postérité la généalogie de Notre‑Seigneur, commence par Abraham, notre père, pour arriver d'abord à David : « Abraham, dit-il, engendra Isaac: » (Matth. 1, 2) Pourquoi ne pas dire Ismaël, fils aîné du patriarche? Isaac ajoute‑t‑il, engendra Jacob : pourquoi encore ne pas dire Esaü, premier‑né d'Isaac? Assurément, c'est que par eux il ne pouvait arriver à David. Il poursuit en disant : Jacob engendra Judas et ses frères. Est‑ce que Juda fut l'ainé des enfants de Jacob? Juda, dit‑il encore, engendra Pharès et Zaram.: Mais Juda avait déjà trois enfants, lorsqu'il eût ces deux jumeaux. L'Évangéliste suit donc le fil des générations dans l'ordre ou la série qui peut le conduire à

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p268 LIVRE XV. ‑ CHAPITRE X

 

David et de David au but où il tend. Par là, on conçoit facilement que l'Écriture ne mentionne pas, avant le déluge, les premiers‑nés, mais ceux qui conduisent directement au patriarhe Noé. Cette réponse doit suffire, sans nous em­barrasser plus longtemps dans la question inu­tile et obscure de la puberté tardive des premiers hommes.

 

CHAPITRE XVI.

 

De la légitimité des premiers mariages entre proches parents, il n’en fut pas de même dans la suite.

 

1. Après la première union de l'homme formé de la terre, avec la femme tirée du côté de l'homme, le genre humain devant se multiplier, comme il n'y avait pas d'autres êtres que ceux issus de nos premiers parents, les frères épousèrent leurs sœurs; mais ce que la nécessité autorisait autrefois, eût été depuis un crime d'autant plus détestable que la religion le défend. Défense très‑juste basée sur la charité; car l'union et la concorde parmi les hommes étant les plus précieux des biens, il fallait étendre les liens qui devaient les former; et au lieu de circonscrire les alliances entre les parents plus rapprochés, il fallait les faire contracter au loin entre les personnes les plus isolées, afin que le plus grand nombre possible aît part au bénéfice de la société conjugale heureusement agrandie. En effet, si le père et le beau‑père sont deux hommes et signifient l'alliance de deux familles, comme chacun alors a son père et son beau‑père, la charité s'étend et se multiplie. Mais Adam était forcément l'un et l'autre, quand ses fils épousaient leurs sœurs: de même Ève était à la fois mère et belle‑mère de ses enfants; si au contraire, il y avait eu deux femmes, l'une mère et l'autre belle‑mère, la société se fût développée bien davantage avec la charité fraternelle. Enfin, lorsque celle qui est déjà sœur, devient épouse, elle réunit en sa personne deux alliances, taudis que si ces deux titres étaient à différentes personnes, que l'une fut soeur, l'autre épouse, la parenté humaine se multiplierait. Mais alors, il ne pouvait en être ainsi, puisque nos premiers parents étant seuls, ne pouvaient engendrer que des frères et des sœurs. Aussi, dès que l’accroissement du genre humain eût permis d'agir autrement, ces sortes d'unions ne furent plus nécessaires et devinrent

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illicites. Car si les petits‑enfants de nos premiers parents, pouvant épouser leurs cousines, se mariaient encore avec leurs sœurs, ce n'était plus seulement deux alliances, mais trois qu'ils réunissaient sur une même tête, contrairement à la charité qui tend à multiplier les parentés, en favorisant les alliances simples. Et alors, un seul homme au milieu de ses enfants mariés ensemble, serait donc tout à la fois, père, beaupère et oncle; sa femme mère, tante et belle-mère; et leurs enfants entre eux ne seraient pas seulement frères et époux, mais encore cousins, parce qu'ils sont aussi enfants de frères. Et toutes ces alliances qui rattachent trois hommes à un seul homme, en formeraient neuf, si elles étaient partagées en autant de têtes, supposé que cet homme eût une autre sœur, une autre épouse, une autre cousine, un autre père, un autre oncle, un autre beau‑père, une autre mère, une autre tante et une autre belle-mère et au lieu de se resserrer dans un étroit espace, le lien social s'étendrait au loin, en multipfiant les membres de la famille.

 

2. Mais, par suite de l'accroissement du genre, humain, nous voyons, même parmi les adorateurs impies des faux dieux, et malgré la perversité des lois qui autorisent les mariages entre frère et sœur, s'établir un meilleur usage qui est la condamnation de cette exécrable licence; et bien qu'autrefois ces unions fussent permises, on en a maintenant autant horreur que si elles n'eussent jamais existé. Car la coutume produit une impression merveilleuse sur l'esprit humain ; et comme elle sert ici à réprimer les excès de la convoitise, on ne saurait certainement la violer sans crime. S'il est injuste, en effet, de franchir les limites d'un héritage pour satisfaire la passion de posséder, combien est‑il plus injuste de renverser les limites des bonnes moeurs pour satisfaire des appétits honteux? Et nous avons vu, même de nos jours, dans les mariages entre cousins‑germain, à cause de la proximité de la parenté, combien il est rare que la coutume tombe devant les permissions de la loi. Car, bien que la loi divine ne défende point ces sortes d'alliances et que la loi humaine ne s'en fut pas encore occupé (1), néanmoins elles touchaient de si

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(1) Aurélius Victor, dans sa Vie de Théodose, et saint Ambroise, livre VIII, lettre LXVIe, parlent avec éloge d'une loi portée par Théodose pour défendre les mariages entre cousins‑germains et parents. C'est, peut‑être, à cette loi, qu'un peu plus bas, saint Augustin, fait allusion, en disant : Qui peut douter qu'il ne soit plus honnête à présent de prohiber les mariages même entre cousins? Mais cette loi de Théodose n'a pas encore été retrouvée. Toutefois, il y en a une autre attribuée à Constance, publiée à Romesous le consulat d'Arbetion et de Lollianus, inscrite au code de Théodose, livre II, sur les Mariages incestueux. Le sénateur Cassidore, livre VII, chapitre XLVI, nous dit que les Césars en dispensaient autrefois, pour légitimer le mariage entre cousins.

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p270 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

près aux unions illicites qu'elles inspiraient presqu'autant d'horreur que les mariages entre frère et sœur; aussi, à cause de la proximité du degré, les cousins‑germains entre eux s'appellent frères et ils le sont pour ainsi dire. Il est vrai que les anciens patriarches mettaient un soin religieux à ne pas trop laisser éloigner la parenté, dans la crainte qu'elle ne vint à se perdre insensiblement dans des ramifications infinies; qu'ils en suivaient la trace, lorsqu'elle n'était pas encore à une grande distance, et comme pour l'arrêter dans sa fuite, ils l'enchaînaient dans les liens du mariage. Aussi, le genre humain étant déjà très‑répandu dans le monde, ils n'épousaient plus, à la vérité, leurs sœurs, mais ils aimaient à se marier dans leur famille. Cependant qui peut douter qu'il ne soit plus honnête à présent de défendre le mariage même entre cousins? non‑seulement pour les raisons que nous avons données, afin de multiplier les affinités en augmentant le nombre des parents, au lieu de réunir deux alliances en une seule personne; mais encore parce qu'il y a en nous je ne sais quelle naturelle et louable pudeur, qui, en nous inspirant un respect d'honneur vis‑à‑vis de ceux qui nous sont unis par les liens de la parenté, nous porte à nous abstenir des actes dont nous voyons rougir la chasteté conjugale elle‑même.

 

3. L'union de l'homme et de la femme, en tant qu'elle a rapport à l'espèce humaine, est donc comme la pépinière de la Cité; mais la Cité terrestre se contente de la première naissance; la Cité céleste en réclame une seconde, pour effacer la corruption de la première. Or, avant le déluge, y avait‑il quelque signe visible et corporel de cette renaissance, comme plus tard la circoncision imposée à Abraham? (Gen. xvii, 10.) L'histoire sacrée ne le dit point. Cependant elle ne manque pas de dire que les hommes mêmes les plus anciens offraient des sacrifices à Dieu; l'exemple des deux premiers frères en est une preuve évidente. (Ibid. iv, 3.) Et nous lisons aussi, qu'après le déluge, au sortir de l'arche, Noé immola des victimes à Dieu; (Ibid. viii, 20) sur quoi j'ai dit, aux livres précédents, que les démons voulant usurper l'autorité divine et se faire passer pour dieux, n'exigent ces sortes d'honneurs et ne s'en réjouissent, que parce qu'ils savent bien que le vrai sacrifice n'est dû qu'au vrai Dieu.

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