Croisades 38

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32. Germanicopolis 2 de Paphlagonie, aujourd'hui Kastemouni, l'une des cités asiatiques qui avaient pris le surnom du vainqueur des Germains, neveu et fils adoptif de Tibère, Drusus Nero Germanicus proconsul d'Orient, en l’an 18 de notre ère, est située à une quinzaine de lieues du Pont-Euxin. Elle fut pour les vaincus d'Héraclée ce que Sinope avait été pour ceux de Maresch. Elle appartenait à l'empire grec et possédait une garnison byzantine. Le comte de Nevers et les débris de son armée y trouvèrent un asile que les Turcs s'abstinrent de violer. S'il faut en croire Ekkéard d'Urauge,

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1. Alberic. Aq., cap. xxx, xxxi, col. G20.

2 Alberic d'Aix la nomme Germanicopola- On connaît deux autres villes orientales du nom de Germanicopolis, la première en Cilicie, siège épiscopal suffragant de l'ancienne métropole de Séleucie ; la seconde en Isaurie, également siège épiscopal appartenant jadis au patriarcat d'Antioche.

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p77 CHAP.   I.   —   NOUVELLES  ARMÉES   DE   CROISÉS   (1101-1102).      


Ordéric Yital et d'autres chroniqueurs, l'alliance d'Alexis Comnône avec les émirs victorieux était si étroite que, de l'immense butin recueilli sur les croisés dans cette expédition, l'empereur eut sa part de prise, recouvrant ainsi non sans bénéfice les sommes d'or et d'argent qu'il avait naguère distribuées aux chevaliers chrétiens. Le caractère et les antécédents du fourbe César rendent cette accusation assez vraisemblable. Toujours est-il qu'après sa défaite le comte de Nevers ne voulut point retourner à Constantinople. « Il prit à sa solde, dit Albéric d'Aix, une douzaine de Turcopoles qui s'engagèrent à lui servir de guides jusqu'à Antioche. Ces infâmes mercenaires se firent payer d'avance une somme énorme sur le prix convenu, puis, à moitié chemin, quand ils eurent engagé Guillaume et ses compagnons dans les défiles des montagnes de Phrygie, ils les dépouillèrent de tout ce qui leur restait et les abandonnèrent. Le comte supporta ce dernier désastre avec la résignation et la patience d'un pèlerin de la croix. Il continua sa route, un bâton à la main, recevant l'aumône qu'on voulait bien lui faire. Enfin il put gagner Antioche, où Tancrède lui prodigua tous les soins de la plus généreuse hospitalité 1. » Déjà le duc d'Aquitaine, échappé aux mêmes périls, en avait reçu le même accueil. Tancrède apprit de leur bouche le récit des cruelles infortunes dont ils avaient été victimes. La trahison du comte de Toulouse ne fut point oubliée. Sur ces entrefaites, Raymond de Saint-Gilles, sorti, comme nous l'avons vu, de Constantinople pour se soustraire à la vengeance des autres princes croisés, vint débarquer sans défiance au port de Saint-Siméon. « Mais, reprend Albéric d'Aix, dès qu'il eût mis pied à terre, Bernard l'Estrange2, l'arrêta sous l'inculpation de félonie. »

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1 Albéric. Aq., 1. VIII, cap. xxxn, xxxm, col. 621.

2 Bernardus Extraneus. Voici sur ce personnage la note de Ducange : « Bernard surnommé l'Estrange, qualifié gouverneur de Longinach en Cilicie, dans un autre passage d'Albéric d'Aix (1. VIII, cap. xl, col. G23), était un seigneur anglais. Le docte Spelman a donné la généalogie de la famille de Lestrange, qui subsiste encore au comté de Norfolk, et dont les armes sont de gueules à deux lyons passans d'argent. Je ne scay si elle n'estait pas issue d'une
autre du même nom en France, de laquelle était Claude baron de l'Estrange et de Hautefort, vicomte de l'Estrange et de Cheylane, baron de Boulogne et de Privas, qui, de dame Marie de Cbambaud, laissa Marie de l'Estrange, laquelle

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p78 PONTIFICAT  DU II.   PASCAL   II   (1099-1 li 8).


Bernard l'Estrange, chevalier d'origine anglaise, avait suivi Boémond à la croisade. Nommé, après la prise d'Antioche, gouverneur de Longinach en Cilicie, c'était lui qui avait le premier reconnu sous ses habits de mendiant le fugitif Guillaume de Poitiers et l'avait conduit à Tancrède 1. Raymond de Saint-Gilles, tombé entre ses mains, fut amené à Antioche. La trahison dont le comte  venait de se rendre coupable dans la dernière expédition, l'extermination des armées de la croisade livrées par lui aux Turcs, constituaient des crimes de lèse-chrétienté. Tancrède le fit incarcérer jusqu'à ce qu'on pût instruire sa cause et le confronter avec des témoins oculaires 2


   33. Les princes restés à Constantinople devaient au printemps prochain arriver à Antioche et fournir à ce sujet des renseignements positifs. Nous avons vu qu'ils étaient alors l'objet des attentions les plus amicales et les plus flatteuses d'Alexis Comnène. Les faveurs dont ils se voyaient comblés par le César byzantin agissaient peu à peu sur leur esprit et les disposaient à l'oubli du passé. Mais les soldats et les pèlerins-survivants ne partageaient point l'indulgence de leurs chefs. « Parmi eux l'indignation contre ce fourbe empereur était au comble, dit Ekkéard d'Urauge. Voilà donc, s'écriait-on de toutes parts, la conduite du parjure Alexis. Son règne a commencé par une trahison. Il a détrôné l'empereur Michel son maître; il s'est emparé de sa couronne, puis il a fait mettre à mort les complices qui l'avaient aidé dans son forfait. Aujourd'hui il se vante de détruire les Turcs par les Francs et les Francs par les Turcs. Ce sont, dit-il, des chiens qui se mangent entre eux et dont je recueillerai les dépouilles. » — Tel était le langage qu'on tenait publiquement sur le compte d'Alexis. «Pour échapper à ces barbares combinaisons, ajoute le chroniqueur, chacun de nous se mettait en quête d'un navire qui pût le transporter sur les côtes de Syrie ou de Palestine. Mais le bruit se répandit que l'odieux César avait

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espousa Charles de Seneterre marquis de Chasteauneuf, dont le fils aisné porte le titre de vicomte de l'Estrange. » (Ducange, Les Familles d'outre-mer, p. 235 et 290.) — 1 Alberic. Aq., 1. VIII, cap. xl, eol. C23.— 2 Alberic. Aq., cap. xlii, col. 024.

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p79 CHAP.   I.   —   NOUVELLES   ARMÉES   DE   CROISÉS   (1101-1102).       


pris des mesures pour que les vaisseaux frétés par les pèlerins fussent submergés en pleine mer. Les malédictions, les anathèmes
contre lui redoublèrent. On ne le désignait plus sous son titre d'empereur ; nous l'appelions le Traître. Ce fut chose lamentable, et que la postérité aura peine à croire. Notre nation germanique avait été la plus éprouvée dans cette guerre, et nous étions les moins nombreux de tous. Il se produisit parmi nous des scènes d'horreur et d'angoisses indescriptibles. Les pères se séparaient des fils, les frères de leurs frères, les amis de leurs plus intimes amis, tous voulant au plus vite sortir de Constantinople et échapper à la domination maudite d'Alexis. Les uns prenaient la roule de terre et entreprenaient à travers l'Asie le pèlerinage de Jérusalem. D'autres risquaient l'embarquement; mais après deux ou trois
jours de navigation, suspectant la bonne foi des matelots byzantins, ils se faisaient descendre à terre avec leurs bagages. Pour moi, dit Ekkéard, je fus du nombre de ceux qui persistèrent à suivre la voie de mer. La miséricorde de Dieu nous fit échapper à des périls et à des embûches de tout genre. Il ne nous fallut pas moins de six semaines pour atteindre le port de Joppé, où nous débarquâmes sains et saufs. Béni soit en tout le Christ Jésus Notre Seigneur ! Son peuple, peuple innombrable, avait été exterminé par la trahison d'Alexis Comnène. Les ossements des chrétiens blanchissaient sur la terre d'Asie. A peine si un millier de Germains subsistaient encore et nous les retrouvâmes, pareils a des squelettes plutôt qu'à des hommes vivants, aux diverses stations maritimes de Rhodes, de Paphos et des ports de Phénicie 1. » Ce cri de réprobation populaire, poussé par un pèlerin obscur contre la politique vraiment barbare du César byzantin, ne resta pas sans écho à travers les siècles. La IVe croisade vengea le sang et l'honneur des chrétiens,
en fondant un empire latin à Constantinople.

34. Albéric d'Aix ne nous fait point connaître les négociations qui eurent lieu, durant l'hiver de l'an 1102, entre la cour de Byzance et les princes croisés. Ces derniers partageaient l'impatience des pèlerins et avaient hâte de quitter Constantinople. Ils s'embarquè-

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1 Ekkéard. Uraug., Chrome, universelle, Pair, lat., t. CLIV, col. 981,982.

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p80 PONTIFICAT  DU   B.   PASCAL  II   (1099-1118).


rent au mois de février pour Antioche, où ils arrivèrent dès les premiers jours de mars. Le chroniqueur nous donne les noms de quelques-uns. C'étaient Albert de Blandraz, le connétable allemand Conrad, Etienne de Blois, Eudes et Etienne de Bourgogne, les évêques de Soissons et de Laon , Otho de Altaspata , Herpin de Bourges, Gusman de Bruxelles, Rudolf d'Alos en Flandre, Gerbod de Wintine. En même temps débarquaient au port Saint-Siméon de nouveaux croisés venus directement d'Europe. « Parmi eux se trouvaient, dit Albéric, plusieurs évêques italiens et un évêque espagnol , Manassès de Barcelone 1. » Cette coïncidence fut heureuse pour Raymond de Saint-Gilles. Les nouveaux croisés intervinrent en sa faveur avec d'autant plus de zèle, qu'en Europe le nom du comte de Toulouse avait conservé tout son prestige. « S'adressant à Tancrède, ajoute le chroniqueur, ils le supplièrent, au nom de Jésus-Christ, de mettre en liberté ce magnifique prince, de le rendre à sa famille éplorée2 et à ses fidèles Provençaux. Tancrède ne résista point aux instances des pèlerins ses frères. Il consentit à tirer le captif de prison, après toutefois que Raymond se fût engagé par serment à ne jamais plus rien entreprendre ni à élever aucune revendication contre la principauté d'Antioche. La pacification générale étant ainsi rétablie, tous prirent congé de Tancrède 5. » L'armée, au nombre d'environ dix mille hommes, se dirigea vers Jérusalem par la route du littoral syrien. Le comte Raymond de Saint-Gilles l'accompagnait, et ne devait s'en séparer qu'à Tripoli. « A l'approche de cette ville, continue Albéric, les croisés rencontrèrent une vive résistance de la part des habitants de Torlosa, l'antique Arados. On convint de s'arrêter pour faire le siège de la cité rebelle. Cette résolution ne fut cependant point approuvée de tous les chefs. Welf de Bavière et Reynold de Bourgogne ne voulurent point s'attarder à cette entreprise. Ils poursuivirent directement leur voyage à Jérusalem. Mais après quelques jours de marche, Reynold tomba malade et mourut sans avoir atteint la

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1 Albéric. Aq., 1. VIII, cap. xu, col. 624.— 2 On sait que la femme de Raymond de Saint-Gilles était restée à Tripoli, pendant le voyage de son époux à Constantinople.— 3 Albéric. Aq., 1. VIII, cap. xlii, col. 624.

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p81 CHAP.   I.   CAMPAGNES   DE   IÎAUD01N   I  EN   1102.


ville sainte. Le duc de Bavière y arriva sain et sauf. Il eut la joie d'adorer le Sauveur Jésus au Saint-Sépulcre. Après avoir satisfait sa dévotion et terminé ainsi son laborieux pèlerinage, il s'embarqua à Joppé pour retourner en Europe. Mais la maladie le contraignit à relâcher à l'île de Chypre, où il mourut dans la paix du Seigneur. Cependant la ville de Torlosa était tombée au pouvoir des autres chefs de la croisade. Raymond de Saint-Gilles on prit possession, du consentement général des vainqueurs, et l'annexa à sa principauté de Tripoli. Les autres croisés reprirent alors leur marche et s'avancèrent jusqu'à Baurim (Beyrouth), où le roi de Jérusalem, prévenu de leur arrivée, était venu les attendre avec un renfort considérable de troupes. Cette précaution était nécessaire en face de l'hostilité des tribus musulmanes, surexcitée par la prise de Tortosa. Huit jours suffirent à cette petite armée pour se rendre à Jaffa, où l'on arriva le samedi 22 mars 1102, veille du dimanche de la Passion. Après une semaine de repos, le soir même du dimanche des Palmes (30 mars), les pèlerins se mirent en marche pour Jérusalem, où ils passèrent dévotement la grande semaine, faisant toutes les stations sacrées, et célébrèrent en allégresse la Pâque du Seigneur1. » (6 avril 1102.)


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§ IX.  Invasion de la Palestine par les armées de Mostali (1105).


   59. L'invasion turque repoussée en Syrie par Tancrède avait coïncidé avec une invasion égyptienne de la Palestine par les ar- mées de terre et de mer du calife Mostali. Cette coïncidence n'était point fortuite. Elle avait été combinée à la suite de négociations secrètes entre les émirs syriens et le calife du Caire. Guillaume de Tyr nous fait connaître le sens des messages échangés àbcette occa-

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1. Fulcher. Carnot., Hisl. /Héros., 1. II, cap. xxix; Pair, lat., t. CLV, col. 884.

2. Radulph. Cadom., Cest. Tancred., cap. cliv, ad ullim. loc. Cit., col. 588, 500. L'œuvre de Raoul de Caen s'arrête ininterrompue à la reprise de Laodicée sur les Grecs. La suite des exploits de Tancrède jusqu'à la mort du héros se
trouve éparse dans les autres historiens des Croisades, dout nous reproduirons à leur date les indications malheureusement trop laconiques.

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p137 CHAP.   —   I.   INVASION   DE   LA   PALESTINE   (1103).


sion. « Les mendiants chrétiens qui ont fait irruption dans vos états, comme une nuée de sauterelles, disaient les émissaires syriens au calife, n'ont dû qu'à leur nombre immense de résister jusqu'ici à tous les efforts de vos vaillantes armées. Mais ils sont en ce moment réduits à la dernière extrémité. Leurs princes les abandonnent 1. Ils ne reçoivent d'Europe ni secours, ni pèlerins. L'heure est venue d'expulser définitivement cette population immonde dont la présence a trop longtemps souillé la majesté de votre empire 2. » Le calife accueillit ces ouvertures avec empressement. La flotte et l'armée égyptiennes reçurent l'ordre d'aller assiéger par terre et par mer la cité de Jaffa, où se trouvait alors le roi de Jérusalem Baudoin 1. Ce double mouvement s'exécuta avec autant d'ensemble que de rapidité. Les guerriers musulmans accoururent d'Ethiopie, d'Arabie et jusque de la province de Damas pour se réunir dans les plaines d'Ascalon aux soldats de Mostali. De son côté, Baudoin, à la première nouvelle de ces armements formidables, avait convoqué tous les guerriers chrétiens de la Palestine : Hugues de Saint-Omer prince de Tabaria (Tibériade) ; Itorgius (Rohart) seigneur de Caïphas; Gunfrid, gouverneur de la Tour de David à Jérusalem; Hugues de Robecque 5, seigneur du château de Saint-Abraham, dans la vallée d'Ébron; Eustache de Grenier, seigneur de Césarée; enfin les chevaliers flamands alors en pèlerinage en Terre Sainte : Guzman de Bruxelles, Lithard de Cambrai, Pisellus de Tuorna (peut-être Pisel de Tournay), et Baudoin de Hestrutt 4. Tous vinrent se ranger avec leurs hommes d'armes sous les étendards du roi. Un jeune prince turc se joignit à eux comme auxiliaire. Il se nommait Mohammed. « C'était, dit Albéric d'Aix, le fils d'un émir de la province de Damas, spolié de son héritage et expulsé par un beau-père avide. Il était venu, escorté de cent archers turcs, solliciter l'alliance de Baudoin et l'honneur de combattre à ses côtés. » Cependant les navires égyptiens étaient déjà arrivés en vue des côtes de Jaffa. Ils avaient pris l'avance sur l'armée de terre, dans l'espoir,

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1 Ceci était vraisemblablement une allusion au départ de Boémond pour l'Europe. — 2.Cuillelm. Tyr., 1. XI, cap. m, col. 436. — 3. Cf. Ducange, familles d'outre-mer, p. 423.

4. Tous ces noms sont énumérés par Albéric d'Aix, 1. IX, cap. xlviii, col. 651.

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p138 PONTIFICAT   DU   B.   PASCAL   II   (1099-1118).


sinon de surprendre le roi, au moins de le retenir à la défense de cette ville jusqu'à l'arrivée des guerriers d'Egypte. « Mais, reprend le chroniqueur, Baudoin n'avait garde de tomber dans le piège. Loin de se laisser surprendre, il se réservait de surprendre, lui-même les ennemis au jour et à l'heure où ils s'y attendraient le moins. Ses espions l'informaient soigneusement de chacun des mouvements de l'armée égyptienne. Quand il sut qu'elle était arrivée à la hauteur d'Abilin (Ibelin) au nord d'Ascalon, laissant à la défense de Jaffa Lilhard de Cambrai avec trois cents chevaliers d'élite, il sortit de la ville durant la nuit avec le reste de ses troupes. Tous ces braves qui allaient vaincre ou mourir s'étaient confessés et avaient communié au corps et au sang du Seigneur. Leur marche s'accomplit avec toutes les précautions qui pouvaient en assurer le secret, et ils vinrent se dissimuler dans les forôts voisines de Rama (Ramleh). Or, c'était un vendredi, jour sacré pour les musulmans. On pouvait donc compter, ce jour-là, sur une inaclion complète de leur part. En outre, il y avait tout lieu de croire que les musulmans reprenant leur route le samedi, la continueraient sans défiance le dimanche, qu'ils savaient être le jour sacré des chrétiens. Dès lors Baudoin choisit le dimanche pour livrer la grande bataille1.» Le patriarche Ëbremar en fut informé le samedi soir par un message dont l'arrivée à Jérusalem produisit une émotion immense. «Vers la fin du jour, dit Foulcher de Chartres, le patriarche fit sonner la grosse cloche du Saint-Sépulcre, et tous les fidèles accoururent en foule à ce signal inaccoutumé. « Serviteurs de Dieu, mes frères, dit Ëbremar, le combat décisif va bientôt s'engager. La clémence divine peut seule nous donner la victoire contre d'innombrables ennemis. Implorez-la tous, en ce péril imminent, pour notre roi Baudoin. Il me mande qu'il a fixé le combat à demain dimanche, le jour sanctifié par la résurrection du Christ, afin d'attirer sur ses armes la bénédiction du Seigneur et de se sentir fortifié sur le champ de bataille par le secours de vos prières. Vous allez donc passer toute cette nuit en oraisons et en veilles saintes. Demain vous parcourrez les stations sacrées, pieds nus, vous humiliant de-

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 Alberic. Aq., 1. IX, cap. ilii, col. 652.

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p139  CHAP.   I.   —   INVASION   DE   LA   PALESTINE   (1105).


vant le Seigneur, le suppliant de nous délivrer des mains de l'ennemi, implorant sa miséricorde dans le jeûne, la prière et l'aumône. Quant à moi, je pars sur-le-champ avec la relique de la vraie croix pour rejoindre l'armée. S'il reste encore parmi vous quelque homme en état de porter les armes, qu'il vienne avec moi. Le roi a besoin de tous ses défenseurs. » — A peine Ebremar eut-il cessé de parler que tout ce qui restait de soldats à Jérusalem, environ cent cinquante, tant cavaliers que fantassins, se groupèrent autour du patriarche. On les fit monter tous sur des chevaux. Ébremar, portant dans ses mains le bois sacré de notre rédemption, se mit à leur tête avec le clergé du Saint-Sépulcre et sortit de Jérusalem à l'entrée de la nuit. Les habitants de la ville sainte passèrent cette nuit en prières, chantant la psalmodie sacrée d'une voix entrecoupée par les sanglots. Le lendemain, une procession solennelle visita tous les lieux saints. Les prêtres et les fidèles la suivirent nu-pieds. «J'y assistais, dit Foulcher de Chartres. Nul ne rompit le jeûne avant l'heure de none (trois heures de l'après-midi). D'abondantes aumônes furent distribuées aux pauvres; rien ne fut omis des œuvres de charité et de dévotion capables d'attirer la bénédiction de Dieu sur son peuple1


   60. «Cependant le patriarche arriva un peu avant le lever de l'aurore au camp royal. Tous les chefs accoururent à sa rencontre. Il revêtit les ornements pontificaux et tenant dans ses mains la glorieuse croix du Seigneur donna l'absoute et bénit l'armée. Puis, portant toujours la relique sainte, il s'avança avec les combattants à la tête de l'armée. Baudoin n'avait à sa disposition que cinq cents chevaliers avec leurs écuyers et pages, et environ deux mille fantassins. On estimait à quinze mille le nombre des musulmans 2. Ceux-ci avaient campé à quatre lieues de Ramleh. Au matin, apercevant la petite troupe de Baudoin et l'étendard royal flottant dans les airs, ils se crurent tellement assurés de la victoire, que réservant un tiers de leurs phalanges pour exterminer cette poignée de Latins, ils fi-

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1. Fulcher. Carnot., 1. II, cap. xxx; Patr. lat., t. CLV, col. 885.

2. Albéric d'Aix porte à quarante mille hommes le chiffre de l'armée musulmane. Nous préférons suivre la donnée de Foulcher de Chartres, qui se trouvait alors sur les lieux, et qui dut être mieux renseigné sur ce point.

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p140 PONTIFICAT   DU  B.   PASCAL  II   (1099-1118).


rent défiler le reste sur le chemin de Jaffa. Le résultat de cette manœuvre devait, dans leur pensée, leur livrer simultanément la cité maritime dont la flotte égyptienne fermait déjà le port, et la route de Jérusalem dont les derniers défenseurs auraient expiré sous leurs coups. Baudoin leur laissa le temps de séparer en deux leurs colonnes. Il rangea ses fantassins en cinq carrés mobiles, selon l'ordre de bataille traditionnel depuis Godefroi de Bouillon 1. Puis, à la tête de sa cavalerie serrée en masse, il s'élança sur l'ennemi, au son des cors, des cymbales et des trompettes; aux cris mille fois répétés du chant triomphal des Francs : « Le Christ est vainqueur, le Christ est roi, le Christ est empereur! Christus vincit, Christus régnat, Christus imperat! » L'attaque fut si vive que les Égyptiens commen-

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1. Nous avons eu déjà l'occasion de dire que cette tactique assurait à l'infanterie des croisés une supériorité incontestable sur la cavalerie musulmane. On sait que de nos jours elle valut au maréchal Bugeaud l'éclatante victoire d'Isly.

2. Fulcher. Carnot., 1. II, cap. xxxi, col. 886. C'est la plus ancienne mention explicite que nous ayions rencontrée du fameux chant de victoire si cher aux Francs. Mais il remonte beaucoup plus baut : la tradition l'attribue au pape Léon III, qui l'aurait fait chanter pour la première fois à Saint-Pierre de Rome, le jour de Noël de l'an 800, pour le couronnement impérial de Charlemagne.
Voici la cérémonie qui s'accomplissait chaque année à la messe de Pâques dans la basilique royale de Saint-Denys. Nous en empruntons le récit au livre de Dom Doublet : Anliquitez et recherches de l'abbaye de saint-Denys eu Iran e, 1. I, p. 365. Paris, 1625, in-4°. « Après que le Gtoria in excelsis est finy, le chantre (prsecenlor) revestu d'une riche chappe et ayant son baston royal d'argent doré
en main, assisté de ses soubz et tiers chantres, aussi de certain nombre de religieux et partie des novices qu'il a choisi (sic) au chœur, tous revestus de belles chappes, s'acheminent au maistre-autel, au bas duquel l'on dresse un poulpitre (pulpitum) couvert d'un riche tapis de drap d'or, et là le vénérable abbé avec ceux qui l'assistent estans en un lieu plus haut et plus éminent, ledit chantre commence d'entonner à haute voix cette belle prière et louange : Christus vincit, Christus régnat, Christus imperat: et après luy tous ceux qui sont avec luy chantent le mesme, et en suite le chœur pareillement, puis eux tous et le chœur poursuivent alternativement le reste desdites prières, ce qu'il fait fort bon ouyr, tant pour le chant mélodieux que pour icelles prières ainsi chantées à deux chœurs en l'honneur de la glorieuse et triomphante résurrection de Nostre Seigueur. Parmy lesquelles l'un prie premièrement pour nostre saint père le
Pape et sacré collège des cardinaux, puis pour l'Empereur, en après pour nostre Roy très-chrestien et pour la Reyne, eusuite pour le vénérable abbé de Saint-Denys et Congrégation des religieux, nommant iceux chacun par leur nom, et enfin pour tous les juges et puis pour toute la gendarmerie (armée) du royaume de France. »

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p141 CHAP.   I.  INVASION   DE   LA   PALESTINE   (1 105).


çaient à plier, lorsque le gros de leurs forces engagé sur la route de Jaffa rebroussa chemin et vint fondre sur les carrés de notre infanterie, qu'ils entourèrent d'un cercle de lances, pendant que les archers turcs faisaient pleuvoir sur nos soldats une grêle de flèches. Bientôt la mêlée devint générale, les chrétiens luttaient corps à corps avec un ennemi tellement supérieur en nombre, qu'il ne leur restait plus qu'à vendre chèrement leur vie. Mais Baudoin avait vu le péril. Arrêtant sa course victorieuse, et prenant des mains du porte-étendard sa bannière blanche 1, il l'agita pour rappeler à lui ses chevaliers, fit volte-face, et, suivi de ces braves guerriers, s'élança à toute bride au secours de son infanterie. Les archers turcs furent les premiers écrasés sous les pieds des chevaux ou décapités à grands coups de sabre. La cavalerie de Baudoin rencontra alors la multitude des Sarrasins, Arabes et Éthiopiens, au milieu desquels elle se fraya une trouée sanglante. Le combat changea de face. L'ennemi voulut en vain prolonger la résistance. Vers l'heure de none, au moment où s'achevai t à Jérusalem la procession expiatoire, les Égyptiens étaient en pleine déroute. Le grand vizir qui les commandait 2 s'enfuit à toute bride et s'échappa sain et sauf. L'émir d'Ascalon fut tué d'un coup de lance. Les anciens émirs d'Accon (Saint-Jean-d'Acre) et d'Assur (Arsouf) restèrent prisonniers. Le roi leur lit grâce de la vie et fixa le prix de leur rançon à vingt mille besants d'or pour chacun d'eux. Quatre mille cadavres musulmans jonchaient la plaine de Ramleh. Du côté des troupes royales, on ne perdit qu'une centaine d'hommes, et parmi eux l'illustre chevalier Reynard de Verdun. «Le roi, l'armée et toute l'église de Jérusalem le pleurèrent amèrement, dit Foulche de Chartres, et lui firent les plus magnifiques funérailles » (27 août 1105).


61. Les vainqueurs rentrèrent à Jaffa avec un butin immense. « La flotte égyptienne, reprend le chroniqueur, était toujours à l'ancre en face du port attendant l'arrivée triomphante de l'armée auxiliaire. Baudoin ne lui laissa pas longtemps cette espérance. Dès

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1 Signum suum album de manu cujnsdam militis sui abripuit, et Mue celerrime currens, oppressés succurrere sategit (Fulcher.Carnot., loc. cit.,col. 887.)

2 Foulcher de Chartres le nomme Scmelumuch.

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p142 PONTIFICAT   DU   B.   PASCAL  II   (1099-1118).


la nuit de son retour, il fît jeter par ses marins, la tête sanglante de l'émir d'Ascalon à bord d'un des vaisseaux ennemis 1. » A la vue de ce trophée, dit Albéric d'Aix, les Égyptiens comprirent toute l'étendue de leur malheur. Désespérés, ils firent force de rames pour s'éloigner du port de Jaffa et échapper à la poursuite de la flotte chrétienne. Le vent leur étant contraire, ils ne purent faire voile pour l'Egypte et cherchèrent un refuge dans les ports deTyr, de Sidon et de Tripoli. Le comte Guillaume de Cerdagne2, neveu et héritier de Raymond de Saint-Gilles, continuait du haut de la forteresse du château des Pèlerins le siège toujours inefficace de Tripoli. Il essaya vainement avec ses légions d'archers et de frondeurs d'écarter du rivage les vaisseaux égyptiens5. » — « Mais, reprend Foulcher de Chartres, ce que les hommes n'avaient pu faire, Dieu lui-même le fit pour nous. La flotte ennemie, au premier vent favorable, quitta ses ports de refuge et fit voile pour la capitale de la Babylonie (le Caire). A la hauteur de Jaffa elle fut assaillie par une furieuse tempête. Vingt-cinq navires, remplis de Sarrasins, échouèrent misérablement sur nos côtes, et complétèrent la grande victoire de Baudoin à Ramleh 4. » Le roi eût voulu couronner ses éclatants succès par la prise d'Ascalon. « Il en dévasta tout le territoire, dit Albéric d'Aix, incendiant les vignes, les champs et les vergers. » Mais il dut borner là sa vengeance. Les murailles de la citadelle lui restèrent fermées; la mort de leur émir n'avait fait que redoubler l'exaspération des habitants contre la domination chrétienne. Ayant mis à mort, dans une embuscade, le jeune et vaillant chevalier Arnolf d'Audenarde, ils lui tranchèrent la tête qu'ils emportèrent à Ascalon. Cet horrible trophée, dit Ordéric Vital,  fut ensuite renvoyé à Jérusalem avec ce message : « Les Ascalonites rendent au roi Baudoin la tête d'un de ses plus nobles et braves guerriers, afin que cette vue renouvelle et ravive toute sa douleur. Pour eux, ils sont fiers de penser que la mort d'Arnolf les venge de la dévasta-

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1. Fulcher. Carnot., col. 887.

2. Albéric d'Aix le nomme: Willelmus cornes de Sartengis.

3. Albéric. Aq., 1. IX, cap. l.

4. Fulcher. Carnot., col. 887.

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p143 CH.   I.   PASCAL   II   ET   LES   TROIS   PATRIARCHES   (H06-H10).    


tion et de l'incendie de leur territoire. Ils comptent pour rien toutes leurs souffrances, dés qu'ils ont pu faire pleurer les chrétiens1. »

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