Définition et Suspension 1

Darras tome 42 p. 231

 

§ VII. LA DÉFINITION DE L'INFAILLIBILITÉ ET LA SUSPENSION DU CONCILE.

 

 55.   Cependant la faction opposée à l'infaillibilité travaillait  avec plus d'ardeur que jamais à en empêcher la définition. Le 29 avril, « afin que les âmes chrétiennes ne soient pas plus longtemps abandonnées à tout vent de doctrine ; afin que le Concile œcuménique et l'Église ne soient pas plus longtemps exposés aux opprobres des hérétiques et des incrédules ; afin que le mal qui ne s'est déjà que trop aggravé ne devienne incura­ble : » un grand nombre de Pères adressèrent au Pape une lettre touchant la nécessité de délibérer sans retour sur l'infailli­bilité du Pontife Romain. Le même jour, le cardinal de Angelis annonça au Concile que le Saint-Père, prenant en considéra­tion les nombreuses et instantes demandes des évêques, avait ordonné que le chapitre De primatu et de infallibilitate fussent mis en délibération avant tout le reste du schéma de l'Église. On distribua immédiatement aux Pères le recueil des animadversiones sur ces deux questions. Après quoi, la cause fut examinée en Concile pendant trois mois, temps plus que suffi­sant pour énucléer un problème très clair pour la foi, parfaite­ment élucidé même en France, depuis trois siècles, et qui ne demandait pas de si longs délais à la bonne foi.

 

56. La première question à résoudre était celle du sens à donner aux divines Écritures dans les trois passages relatifs à l'infaillibilité. Le sens obvie des textes était tellement clair, tel­lement expliqué par la tradition, tellement force par l'éradication des hérésies, l'assurance de la foi et le bon gouverne­ment de l'Eglise, qu'il ne put retenir longtemps la vénérable assemblée. Une question beaucoup plus abstraite était celle de

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(I) Aota officialia oonc. Valût, t. II, p. 103etse<j.

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p232   PONTIFICAT DE  PlC I\   (lSlG-187o)

 

la tradition positive. Les témoignages, les faits, les actes, les objections étaient tellement nombreux, qu'il y avait là comme une forêt à éclaircir et un océan à sonder. Mais la tradition continue et vivante était là et chacun pouvait rendre raison de ses Pères. Il y eut donc comme une résurrection simultanée de tous les anciens Pères de l'Eglise, une avant-scène du der­nier jugement où tous se levaient pour professer leur foi.

 

57. Dœllinger, avec son érudition de bric-à-brac et sa passion enragée de sectaire, avait fait valoir toutes les difficultés des gallicans et des jansénistes. En tirant, de ses maga­sins, ces objections mortes, il avait fourni, au Concile, une thèse d'opposition, sur lequel il fut facile d'appeler la lumière. Par exemple, Dœllinger avait nié qu'aucun pape eut rendu un décret ex cathedra; on lui cita saint Augustin disant que le pape Zozime avait adressé son décret ad universos totius orbis episcopos et prononçant le fameux Causa finita est. Dœllinger avait beaucoup appuyé sur les critiques de saint Bernard; l'éditeur des Analecta conçut l'idée de réunir, en dédicace à la papauté, les 213 passages où l'abbé de Clairvaux exprime parfaitement la piété de la France et traduit avec autant d'effusion que de doctrine, la créance à la suprématie des Pontifes Romains. Dœllinger avait épilogué sur les innombrables articles de saint Thomas. Une opinion de saint Thomas est presque un jugement de l'Église. Or, à la prière du cardinal Julien, le cardinal Jean de Turrerremata avait recueilli tous les sentiments de saint Thomas sur la monarchie des Papes; il n'y avait qu'à reproduire ce travail. De plus, l'opinion de saint Thomas sur l'infaillibilité du Pape fut l'objet d'un double travail du P. Réali et du P. Raymond Bianchi, procureur-général de l'Ordre des frères prêcheurs; sur ce point encore les ténèbres du Titan bavarois furent dissipées. On avait, en outre, opposé des passages de S. François de Sales; or, l'évêque d'Hébron trouva, dans la bibliothèque Chigi, un volume écrit en entier de la main du saint, parfaitement conservé, muni de toutes les attestations possibles pour en garantir l'authenticité, et entre autres de celle

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de François-Auguste de Sales, neveu et successeur de l'illustre Évêque. Ses yeux coururent d'abord à un chapitre intitulé : Combien d'estat on doit faire de l’authorité du Pape. Il y lut ce qui suit :

« ... Léglise ne peut pas tousiours estre ramassée en un « Concile « gnal» et les trois premières centeynes danneees il ne s'en flst point, es difficultez donques qui surviennent journellement, a qui se pourrait on mieux adresser de qui  pourrait on prendre loy plus asseurée, règle plus certaine que du chef generai et du vicaire de nostre Seigneur?

 

  Or tout cecy na pas eu lieu seulement en S. Pierre, mais en ses successeurs, car la cause demeurant l’effet demeure encore. Léglise a tousiours besoin d'un confirmateur infaillible, auquel on puisse saddresser, d'un fondement que les portes de l’enfer et principalement l'erreur ne puisse renverser et que son Pasteur ne puisse conduire à lerreur ses enfants. Les successeurs donques de S. Pierre ont tous ces mesmes privilèges qui ne suivent pas la personne, mais la dignité et la charge publique. »

 

    58. Les controverses du temps ont prouvé que la créance à l'infaillibilité pontificale repose aussi bien sur la tradition que sur l'Ecriture. Quant à la question d'opportunité, si c'était une question, elle devait être facilement éclaircie par les Pères du Concile, venus de tous les coins du monde et tous appliqués au gouvernement des âmes. Parmi les objections futiles dont on les fatiguait, celle dont on doit tenir le plus de compte, sans doute, a trait à l'absence, à jamais regrettable, d'une définition. — « Si notre Eglise est la véritable, pourquoi ne reconnaissons-nous pas que son chef est infaillible en matière de foi, et si la re­connaissance de cette infaillibilité ressort de la tradition uni­verselle des catholiques, pourquoi s'élève-t-il parmi vous des frères et même des pères, qui, sous un prétexte ou sous un autre, combattent l'opportunité d'une définition? L'universalité est reconnue, certaine, indubitable, comment peut-on alléguer l'opportunité de la laisser dans l'ombre? Ne craignez-vous pas, par

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p234  PONTIFICAT DE PIE IX (18-1G-1876)

 

ce silence, de scandaliser ceux qui sont dans votre foi aussi bien que ceux du dehors qui voudraient la partager?

 

« Tous les catholiques, dit un célèbre académicien, croient qu'une décision en matière de foi et de mœurs est infaillible lorsqu'elle est rendue par le Pape et par les évêques; ce qui peut arriver, soit que le Pape ait présidé lui-même le Concile qui a prononcé; soit qu'il ait confirmé, sanctionné, promulgué les décrets rendus, lui absent, sous la présidence des légats, soit qu'en dehors de tout Concile, l'épiscopat dispersé ait ad­héré d'une manière expresse ou tacite à une décision rendue par le Pape seul. L'école romaine va au delà : elle professe que les décisions dogmatiques du Pape rendues ex cathedra sur la foi et les mœurs sont infaillibles par elles-mêmes, indépen­damment de tout consentement exprès ou tacite de l'épiscopat; qui les accueillit par un silence respectueux et insuffisant; qu'on leur doit l'adhésion intérieure de l'esprit. Non que le pape puisse professer une doctrine personnelle, distincte de celle de l'Église; c'est toujours la croyance de l'Église qu'il exprime; seulement, en vertu de la promesse divine, pour la démêler et la formuler, il n'a besoin d'aucune autre assistance que celle qu'il juge lui-même nécessaire. Cette opinion partagée par un grand nombre d'évêques français et par l'immense majorité du clergé de second ordre, Pie IX ne l'avait pas décrétée, mais il avait agi comme si elle ne pouvait former l'objet d'aucun doute. Lorsque le concile se réunit, il n'y avait plus à délibérer sur l'infaillibilité, elle était à l'était de fait acquis. Sans la polémique extérieure, qui rendait le silence difficile, (on aurait pu s'en taire sans inconvénients), tant elle était bien établie: dès qu'on la proposait, la repousser était une impossibilité, si préalable­ment on ne déposait pas Pie IX en annulant un grand nombre d'actes de son pontificat et son règlement conciliaire. A quoi Pie IX aurait certainement répondu par la dissolution du Concile et par la condamnation de tous ses décrets comme séditieux. On comprend donc pourquoi les commissions préparatoires ne rédigèrent aucun projet sur l'infaillibilité... Pie IX n'a pas pris d'i-

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nitiative lui-même, parce que c'eut été admettre qu'une sanc­tion du Concile était nécessaire, tandis que, supposant le dogme déjà établi, certain, de foi, il entendait ne laisser aux évêques réunis que la faculté d'y adhérer. Il le déclara au cardinal Schwarzenberg qui s'efforçait de l'arrêter en lui remon­trant les dangers auxquels il s'exposait : « Moi, Jean Mastaï, je crois à l'infaillibilité du Pape; pape, je n'ai rien à demander au Concile, le Saint-Esprit l'éclairera. » Le pape qui eut sollicité d'un concile de décréter l'infaillibilité, par la même l'eut dé­truite, en reconnaissant la suprématie de l'épiscopat(l). »

 

59. Il ne paraissait donc pas qu'on put discuter longuement, ni que l'opposition put tenir aisément sur sa thèse étroite et sans base de l'inopportunité. Dans le sentiment de la défaite qu'elle devrait essuyer, la gauche conciliaire se donna le double tort d'en appeler à l'opinion publique et aux gouvernements. Parmi les brochures qui blessèrent le plus profondément la con­science publique, il faut rappeler cette fameuse disquisition sur les péchés mortels qu'eut commis un évêque en volant l'infailli­bilité, dissertation dont l'auteur, trop connu pour être estimé, ne mérite même pas un pilori et l'écrit anonyme intitulé : Ce qui se passe au Concile œuvre, non pas de la même main, mais de la même source. Par le simple exposé des faits, l'auteur de cette dernière brochure essaie de démontrer que le but principal, sinon unique, du Concile, a été la proclamation du dogme de l'infaillibilité et que pour y parvenir un plan a été arrêté depuis longtemps. On a vu la doctrine se poser depuis deux ans, dans le mystère de la dévotion, puis dans la presse officieuse du Vatican, enfin dans les actes publics de prélats connus par leur dévouement à la cour de Rome. A l'appui de ces conjec­tures, l'auteur rappelle l'esprit soi-disant exclusif qui a dicté le choix des théologiens du Pape, les attentions flatteuses réservées aux écrivains du parti qu'on dit extrême, la rigueur envers ceux qui affichent l'indépendance; la bulle sur la vacance du siège qui a enlevé au Concile son pouvoir de gouvernement;

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(1) Ollivier, L'Église et l'État au concile du Vatican, t. I, p. 033.

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p236   PONTIFICAT   DE   PIE  IX  (1810-1 s78)

 

la bulle des cas réservés qui présage les questions les plus graves sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat; le règlement du Concile qui vise à abréger les discussions. Tous les faits sur­venus depuis la réunion continuent les appréhensions qu'avaient fait naître les préparatifs. Le livre dénonce, comme des atteintes préméditées à la liberté conciliaire, la défense des réunions préparatoires et des échanges de mémoires imprimés à Rome; la précipitation dans l'examen, dans le débat, dans le vote; le choix des quatre commissions dans des conditions qu'il accuse de partialité; l'indifférence pour les scrupules de l'opposition; l'irritation causée par la résistance; l'agitation extra conciliaire; le secret imposé pour toutes les parties du Concile; l'absence de procès-verbaux; le huis-clos absolu; l'interdiction de faire im­primer les discours; la censure de la presse; et jusqu'au choix de la salle, préparée, dit-il, en vue de muettes cérémonies d'apparat. L'auteur montre Pie IX comblant les évêques infaillibilistes, faisant Victor Dechamps primat de Belgique, réservant dix-huit chapeaux, pour récompenser les dévouements, prenant à partie les évêques de la minorité, persécutant les Orientaux, préco­nisant l'infaillibilité dans des allocutions publiques et dans des brefs répandus de tous côtés. L'auteur termine en déchirant ce qu'il appelle le voile théologique du dogme nouveau : c'est la consécration de la théocratie. Le Pape personnifie l'Eglise et devient le seul organe des oracles divins. Derrière lui se grou­peront plus de 1000 évèques, 500,000 prêtres, 180,000,000 de catholiques; avec cette armée il pourra donner l'assaut au libé­ralisme. Le résultat est facile à prévoir : c'est le trouble, le désordre, la guerre, et la pire de toutes, la guerre religieuse. Et ce qui aura si profondément agité le monde, c'est la plus hu­maine de toutes les questions qui puissent être soulevées dans l'Eglise, la question du gouvernement temporel de ce monde au nom des intérêts religieux; sous des apparences théologiques, c'est en réalité le dernier combat entre l'esprit moderne et l'esprit du moyen-âge. A cet écrit, qui est un libelle plus qu'une histoire, un traves-

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p237  §    VII. —DÉFINITION  DE LiNFAILLIBlLITÉ ET   SUSPENSION" DU CONCILE 

 

tissement plus qu'un récit, s'ajouta bientôt la Dernière heure du Concile. D'après l'auteur, « la majorité se compose d'évêques timides, d'hommes en sous-ordre, d'esprits ardents et exagérés; la minorité, d'hommes héroïques, inébranlables». L'histoire du Concile peut s'écrire d'un mot : Les évêques ont sanctionné ce que les Jésuites avaient écrit. Mais le grand coupable, ce n'est ni l'ordre des Jésuites, ni la Propagande. C'est Pie IX qui a voulu le Concile malgré les cardinaux, et qui veut encore malgré eux son infaillibilité personnelle. C'est lui qui s'irrite contre Audou et lui arrache l'abdication de ses droits; c'est lui qui refuse de rece­voir le postulatum où la minorité demande à écarter des débats malheureux; c'est lui qui introduit la question brûlante contre toutes les règles; c'est lui qui étouffe brusquement la discussion quand elle devient menaçante pour ses prétentions; c'est lui qui exige des curés de Rome l'adresse qu'ils avaient d'abord refusé; c'est lui qui dépossède le P. Theiner pour récompenser Cardoni; c'est lui qui afflige par des qualifications regrettables les prélats venus le féliciter en l'anniversaire de son élection; c'est lui qui appelle Guidi après son discours pour lui adresser d'amers repro­ches; c'est qui bouleverse les diocèses, soulève contre les évêques le clergé de second ordre et loue dans toute la France ce qu'il condamne à Constantinople dans l'affaire des Armé­niens; c'est lui qui exige du Concile ou son infaillibilité person­nelle ou le courage de mourir sous le soleil de juillet; c'est lui qui veut être tout, la foi universelle et la tradition : La tradizione, sono io. Mais l'excès du mal provoquera le retour au bien. Mais après ce concile d'esclaves, il y en aura un autre, qui resti­tuera la liberté. Ainsi parle l'auteur de la seconde brochure.

 

Ces deux brochures étaient l'œuvre de la minorité; elles étaient faites pour épancher sa bile et souiller l'Eglise. On y reconnaît la trace de plusieurs esprits; on sait aujourd'hui de quelle main cela vient : il n'y a rien au monde de plus misérable. La preuve que Pie IX n'était pas ce qu'ils disent, c'est qu'il s'abstint d'écraser ces insulteurs. Ah ! si, saintement indigné, il avait paru, un jour, seul au Concile, un cierge à la main et, à genoux

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p238    pomincAT de pie ix (18-40-1878)

 

devant l'autel, avait fait amende honorable pour tous les ou­trages adressés par la minorité, à la chaire du prince des Apôtres, quel effet eut produit cette protestation et quel retentissement elle eut eu devant la postérité.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon