Angleterre 22

Darras tome 24 p. 382

 

28. Le message officiel du nouveau roi à saint Anselme avait été précédé par une députation de l'église primatiale d'Angleterre. « Quelque temps après notre retour à Lyon, dit Eadmer, un moine de Cantorbéry apporta au bienheureux archevêque une lettre où ses fils spirituels lui mandaient que le tyran était mort, et le conjuraient de venir sans retard les consoler par sa présence. Anselme prit à ce sujet les conseils du vénérable archevêque

----------

1 Willelm. Malmesbur., Gest. reg. Angl, 1. V, loc. cit., col. 1353.

========================================

 

p383 CHAP. III. — MORT DE GUILLAUME LE KOUX.      

 

Hugues de Lyon, qui, malgré sa douleur de voir partir un hôte si aimé, fut d'avis de ne pas différer le voyage. Nous partîmes donc, mais le clergé et le peuple de la province escortaient en pleurant le serviteur de Dieu. «Vous êtes notre consolation et notre joie, lui disaient-ils. Demeurez parmi nous.» On le pour­suivait d'un village à l'autre, hommes et femmes, enfants et vieil­lards, poussant des cris de désespoir, comme s'ils allaient perdre leur père. Arrivés à Cluny, nous fûmes rejoints par un envoyé venant de la part du nouveau roi et des princes anglais. En abordant notre bienheureux père, il lui reprocha respectueusement la lenteur de sa marche. « La Grande-Bretagne tout entière, lui dit-il, attend impatiemment votre retour; toutes les affaires sont en suspens jusqu'à votre arrivée; l'on ne veut prendre aucune décision impor­tante sans vous. » Les lettres royales dont il était porteur confir­maient son témoignage. Dans les termes les plus pressants, Henri suppliait l'homme de Dieu de ne pas perdre une minute; il promet­tait de se diriger entièrement par ses conseils et de lui rester inviolablement fidèle 1. » Nous avons encore le texte de la lettre adressée par le jeune roi à saint Anselme. En voici la teneur : « Henri par la grâce de Dieu roi des Anglais au très-pieux Anselme évêque de Cantorbéry, son père spirituel, salut et témoignage de sincère amitié. — Sachez, bien-aimé père, que mon frère le roi Guillaume est mort. Grâce à la protection divine, j'ai été élu roi par le clergé et le peuple d'Angleterre. J'aurais voulu attendre votre retour pour recevoir de vos mains l'onction royale, mais, à mon grand regret, on ne m'en a point laissé le temps. C'est donc en qualité de roi déjà sacré que je vous prie, en mon nom, comme un fils conjure un père, et au nom de toute la nation anglaise, dont vous êtes le pasteur spirituel, de venir le plus tôt possible, nous aider de vos conseils. Je remets ma personne et tout le peuple du royaume sous votre direction. Ne vous formalisez point, je vous prie, de ce que j'aie reçu l'onction royale avant votre retour. Si j'eusse été libre de choisir, nul autre que vous ne me l'aurait conférée. Mais

----------

1. Eadmer, Histor. Novor., 1. III, Pair, lat., t. CLIS, col. 423.

=========================================

 

p384  PONTIFICAT  DU  B.   PASCAL  II  (1099-1H8).

 

l'urgence était telle, le danger d'une insurrection si imminent, que mes barons et mon peuple ne voulurent entendre à aucun retard ; et je dus recourir au ministère des évêques vos suffragants. J'aurais désiré vous envoyer pour ambassadeurs quelques-uns des personnages les plus considérables de ma cour, et vous faire en même temps remettre les sommes d'argent que je veux vous offrir. Mais la mort de mon frère a été le signal d'une perturbation telle, en Angleterre et en Normandie, qu'une députation de ce genre aurait difficilement pu arriver jusqu'à vous. Je vous recommande instamment à vous-même d'éviter de traverser la Normandie, et vous prie d'aller vous embarquer à Witsand 1. , J'enverrai mes barons vous attendre à Douvres, et ils vous remettront mon offrande. Elle sera, grâce à Dieu, largement suffisante pour satisfaire à tous les emprunts que vous avez été forcé de contracter durant votre exil. Hâtez-vous donc, ô père! venez rendre la joie et le salut à notre mère la sainte église de Cantorbéry, si longtemps veuve et désolée. — En vous écrivant cette lettre, j'ai pour témoins Girard archevêque d'York, Guillaume évêque élu de Winchester, Wilhelm de Warlewast2Henri comte de Warwick, Robert fils de Haimon, Haimon sénéchal du palais, et beaucoup d'autres évêques et barons. Adieu 3. » Telle était la lettre de Henri Beau-Clerc à saint Anselme. Eadmer, dans la courte analyse qu'il en donnait à ses contemporains, n'osa point la faire connaître en entier. Il enregistre seulement les pressantes invitations qu'elle conte­nait, sans rien dire de la perturbation causée en Angleterre par la

-------

1   Witsand, aujourd'hui "Wissant, près de Boulogne-sur-Mer, faisait, comme nous l'avons dit précédemment, partie du territoire français. C'était là qu'avait
débarqué saint Anselme lors de son exil. Cf. chapitre précédent, n° 43.

2   C'était l'ancien chapelain de Guillaume le Roux, le même qui avait rempli d'abord le rôle d'espion et de douanier près de saint Anselme au port de
Douvres, et plus tard celui d'ambassadeur du roi d'Angleterre près du pape Urbain II. Il y a lieu de croire que ce misérable intrigant avait quelque haute charge à la cour, peut-être celle de grand aumônier du palais, puisque nous le voyons figurer ici immédiatement après les évêques et avant les plus nobles seigneurs du royaume. Comme tous ses pareils, Wilhelm entendait
garder sa place sous tous les gouvernements, et servait indifféremment toutes les causes.

3.  S. Anselm. Cantuar., Epist. xxxxi, lin. 11 ; Pair, lat., t. CXLK, col. 73.

==========================================

 

p385  CHAP.   III.   — SAINT   ANSELME   ET  HENRI   I.                                                    

 

nouvelle du prochain retour de Robert de Normandie. « La lettre royale, dit-il, touchait à plusieurs autres points que je ne veux pas révéler. Elle détermina notre bienheureux père à faire toute la diligence possible. Notre voyage se poursuivit donc rapidement, et le IX des calendes d'octobre (23 septembre 1100), après une heureuse traversée, nous débarquâmes à Douvres, joyeux de remettre enfin le pied sur le sol de la patrie. Toute l'Angleterre tressaillit d'allégresse, à la nouvelle du retour d'Anselme 1. »

 

VIII. Saint Anselme et Henri I roi d'Angleterre.

 

29. Cependant Robert de Normandie, informé des événements, avait hâte de revendiquer ses droits à la couronne britannique. En prenant congé du pape Pascal II, qui se trouvait alors en Apulie (septembre 11G0)2, il se plaignit amèrement de ce qu'il appelait la trahison de son frère et annonça l'intention d'entamer  contre l'usurpateur une guerre à outrance. Il ne paraît point que le pon- tife trouvât les droits du vaillant croisé aussi péremptoires que celui-ci les croyait lui-même. Mais en sa qualité de père commun des fidèles, il ne négligea rien pour prévenir la guerre fratricide dont l'Angleterre était menacée. Voici en effet le rescrit apostolique qu'il adressait alors à saint Anselme.   « Pascal évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son  révérendissime frère et coévêque Anselme, archevêque de Cantorbéry, salut et bénédiction aposto­lique.— De même que nous avons si vivement compati à vos souf­frances et aux douleurs de votre exil, ainsi notre joie est grande à la nouvelle du glorieux retour que la miséricorde du Seigneur vous a ménagé. Maintenant donc que vous avez touché le port, n'oubliez pas, révérendissime frère en Jésus-Christ, les tempêtes dont l'église Romaine elle-même est assaillie. Vous les avez vues de près, et vous ne négligerez aucun moyen de les conjurer. Votre premier soin doit être   de rétablir en  Angleterre la  discipline ecclésiastique, sur les bases des décisions de l'église Romaine.

----------

1  Eadmer, Hislor. Novor., 1. III, loc. cit., col. 423.

2. Cf. n° 15 de ce présent chapitre. — Jaffé, Regest. pontifie. Roman., p. 482.

==========================================


 


p386         PONTIFICAT  DU   B.   PASCAL  II  (1099-1118).

 

Vous nous servirez d'intermédiaire pour rappeler au roi les liens d'affection et de fidélité qui doivent l'unir au saint-siége ; vous l'engagerez à ne pas retenir entre ses mains, comme le faisait Guillaume le Roux, les offrandes du denier de Saint-Pierre. Vous savez en effet combien est grande notre détresse. L'église romaine travaille et lutte pour toutes les autres églises du monde. Spolier ses revenus, c'est se rendre coupable d'un sacrilège préjudiciable non-seulement à elle-même, mais à tout l'univers catholique. Nous avertissons votre dilection que le duc Robert de Normandie nous a adressé une plainte contre le roi Henri, l'ac­cusant d'avoir, au mépris de la foi jurée, usurpé le trône. Vous n'ignorez pas quels éclatants services Robert a rendus à la croi­sade, et par quels héroïques exploits il a signalé sa valeur sur les champs de bataille de l'Asie. Notre plus ardent désir est donc de voir s'établir entre les deux illustres frères un arrangement amiable et une solide paix. Nous vous chargeons d'entamer et de suivre cette négociation. Pour l'appuyer d'une manière plus efficace, par notre autorité apostolique, nous envoyons en Angleterre deux légats. L'un est votre ancien disciple et fils à l'abbaye du Bec, maintenant notre frère et coévêque Jean (le même qui en qualité d'abbé du monastère du Saint-Sauveur, à Telesia, avait offert une si généreuse hospitalité à saint Anselme, durant l'été de l'an 1098 1). L'autre est le diacre Tiberius, attaché au palais apos­tolique. Ils ont reçu pour instructions de se diriger entièrement par votre conseil dans cette affaire, ainsi que dans toutes celles qu'ils auront encore à traiter. Nous ne doutons pas que la sainte église Romaine n'ait une fois de plus en cette circonstance à se féliciter de votre zèle pour la religion, de votre éminente sagesse et de votre industrieuse sollicitude2. »

 

   30. Le programme tracé à saint Anselme par la prévoyance du souverain pontife n'était pas facile à réaliser. Contre toute attente, le jeune roi, démentant ses promesses écrites, afficha la prétention

de continuer, au point de vue disciplinaire, les errements de

----------

1 Cf. chapitre précédent, n° 60.

2 Paschal. II, Epist. LVli ; Pair, lat., t. CLXIII, col. 79.

===============================

 

p387  CHAP.   III.   —  SAINT  ANSELME   ET   EENRI  I.                                                    

 

Guillaume le Roux. « Peu de jours après notre débarquement, dit Eadmer, Anselme alla trouver le roi à Salisbury. II en fut reçu avec les plus vives démonstrations d'amitié; mais après les pre­miers échanges de félicitations mutuelles, Henri fit requérir l'archevêque d'avoir à prêter entre ses mains, selon la coutume de ses prédécesseurs, le serment d'hommage-lige, afin de recevoir ensuite l'investiture royale pour la métropole de Cantorbéry, « Je ne veux ni ne puis y consentir, répondit Anselme. — Pourquoi? lui demandèrent les officiers de la couronne. — Anselme leur présenta les décrets apostoliques, et en particulier les canons du concile romain auquel il avait assisté durant son exil, décrets et canons interdisant sous peine d'anathème à tout évêque, prêtre et clerc de prêter serment d'hommage-lige à un prince laïque et d'en recevoir l'investiture. Puis il ajouta : « Si le seigneur roi est disposé à recevoir ces décrets apostoliques et à les observer de bonne foi, la paix entre nous sera inviolable. Sinon, ma présence en Angleterre ne saurait être qu'une occasion de trouble et de con­flits. Si en effet il venait à conférer par investiture royale des évêchés ou des abbayes, je serais forcé de me séparer de sa communion et de celle des titulaires ainsi pourvus. Je suis revenu en Angleterre à la condition que le roi obéirait avec une soumission filiale aux décrets du pontife romain. Sans cela ma présence est inutile. Je le supplie donc de me faire connaître sa volonté, afin de savoir si je dois ou non reprendre le chemin de l'exil. » Cette déclaration jeta Henri dans une grande perplexité. Il lui paraissait extrême­ment dur de perdre des droits aussi lucratifs que les investitures ecclésiastiques et la prestation du serment fait entre ses mains par les prélats. « C'est comme si je perdais la moitié de mon royaume ! » dirait-il. D'un autre côté, il trouvait non moins dangereux, au moment où son pouvoir était encore mal affermi, de rompre avec Anselme et de laisser l'homme de Dieu quitter une seconde fois l'Angleterre. Robert Courte-Heuse, arrivant de Jérusalem, était de retour dans son duché de Normandie : il se préparait à une descente à main armée sur les côtes de la Grande-Bretagne. En face d'une pareille crise, il aurait suffi qu'Anselme se déclarât

=================================

 

p388         PONTIFICAT  DU  B.   PASCAL  II  (1099-1118).

 

pour ce prince, allât le trouver, lui fît d'avance prendre vis-à-vis du saint-siége l'engagement que le jeune roi refusait, pour lui assurer la couronne. Après les plus mûres délibérations, Heuri eut recours à un compromis dont les clauses furent les suivantes : Surseoir à l'examen de la question jusqu'aux prochaines fêtes de Pâques (21 avril 1101); envoyer dans l'intervalle une double députation de la part du roi et de la part d'Anselme au pape Pascal II, en le suppliant d'adoucir la rigueur des décrets aposto­liques en faveur de l'Angleterre. Jusqu'au retour de ces délégués, le roi s'abstiendrait de toute investiture ecclésiastique; il restitue­rait à Anselme les domaines de l'archevêché de Cantorbéry usurpés sous le règne précédent; il le remettrait en possession de tous les revenus et biens personnels qui lui avaient été enlevés. De la sorte, disaient les conseillers royaux, si le pape persiste dans sa première sentence, la question se retrouvera au même point où elle est aujourd'hui, et l'on pourra la résoudre en parfaite connais­sance de cause. Anselme comprenait l'inutilité de ces nouvelles démarches et leur peu de sincérité; il s'en expliqua nettement. Toutefois, pour mieux prouver au nouveau roi et aux princes anglais qu'il ne songeait nullement à renverser en faveur de Robert la monarchie naissante, il accepta la transaction. Prenant alors congé de la cour, il put enfin revoir après une si longue absence sa chère église de Cantorbéry 1. »

 

   31.  « Quelques semaines après notre retour, continue le chroniqueur, le bienheureux archevêque eut à rendre un

canonique dans une affaire non moins délicate. Il s'agissait du futur mariage entre le jeune roi Henri et la princesse Mathilde,

fille du roi d'Ecosse Malcolm et de la pieuse reine Marguerite 2. La sentence prononcée par Anselme surexcita vivement les pas­sions politiques de cette époque. Même à l'heure actuelle, ajoute Eadmer, il ne manque pas de gens qui prétendent que l'homme

---------------

1 Eadmer, Histor. Novor., 1. III ; Patr. lat., t. CI.

2. Sainte Marguerite, reine d'Ecosse, dont l'Église célèbre la fête le 10 juin, était, dit Eadmer, « petite-nièce de saint Edouard le Confesseur roi d'Angleterre, petite-filte du roi Ethelred et arrière petite-fille du très-glorieux roi Edgar. »

==============================

 

p389  CHAP.   III.   —  SAINT  ANSELME   ET  HENRI   I.                                                    

 

de Dieu ne tint pas alors d'une main impartiale la balance de la justice. C'est donc un devoir pour moi de rétablir la vérité sur ce point, et de venger la mémoire du bienheureux Anselme. La princesse Mathilde avait été élevée dès son enfance dans un monastère de religieuses. Le fait était notoire, mais l'opinion publique l'exagéra en soutenant que Mathilde, offerte à Dieu par ses parents, avait pris l'habit et fait profession monastique. Dans ce cas, à moins d'être relevée de ses vœux, elle n'aurait pu contracter avec Henri une alliance que celui-ci se montrait fort empressé de conclure. L'enquête préalable, ouverte à ce sujet, fut présidée par le bienheureux archevêque ; la princesse Mathilde y comparut en personne. Or, voici ce qui s'y passa : « S'il est vrai, lui dit Anselme, qu'offerte à Dieu, oblata Deo, par vos parents, vous ayiez fait ensuite profession religieuse, vous êtes l'épouse du roi du ciel, et ne sauriez dès lors devenir celle d'un roi de la terre. — Je n'ai jamais été offerte à Dieu par mes parents, répondit Mathilde ; je n'ai jamais ni pris le voile, ni fait de vœux monas­tiques. Je puis en appeler au témoignage de toute l'Angleterre. — Cependant, reprit l'archevêque, on affirme qu'on vous a vue, à une certaine époque, porter le voile des religieuses. — Le fait est vrai, répondit la princesse, mais voici en quelles circonstances. J'étais élevée par ma tante, l'abbesse Christine, que vous con­naissez. Redoutant pour ma jeunesse les dangers qui pouvaient résulter de l'invasion des Normands et de leur brutale insolence, ma tante prit un jour un morceau d'étoffe noire, l'ajusta sur ma tête et m'ordonna de garder cette coiffure. Ne comprenant pas le motif qui faisait agir la prudente abbesse, je l'arrachai devant elle et le foulai aux pieds. Elle me contraignit à le reprendre. Désolée et tremblante, je gardais ce voile lugubre en présence de l'abbesse ; mais sitôt que je pouvais échapper à son regard, je l'arrachais, dans mon dépit insensé, le traînant dans la poussière et le piéti­nant avec rage. C'est de cette façon, non d'une autre, j'en atteste mon honneur et ma conscience, que j'ai porté le voile. Quant à prétendre que j'aurais été dès mon enfance offerte au Seigneur, il faudrait d'abord écarter un fait de notoriété publique, qu'un

================================

 

p390  PONTIFICAT DU   B.   PASCAL  II  (1099-1118).

 

grand nombre de témoins oculaires, vivant encore, pourront certifier. Un jour, le roi Malcolm mon père, étant venu me voir au monastère où j'étais élevée, me trouva affublée de ce voile noir que je détestais tant. Il étendit vivement la main et me l'arracha de la tête, en s'écriant d'un ton irrité : « Je vous ferais plutôt épouser le comte Alain 1, que de vous laisser au fond d'un couvent2! » Telles sont, ajouta la princesse, les raisons solides et irréfutables que j'oppose à la calomnie dont je suis l'objet. Pesez-les, je vous prie, avec votre haute prudence, et

-------

1  Alain, comte de Bretagne, s'était jadis rendu si terrible par ses excursions
victorieuses en Angleterre et en Ecosse, que son nom y était resté dans le
souvenir populaire comme l'évocation suprême de l'horreur sans espoir. Cf.
Bolland., Ad. S. Anselm. Cantuor., 21 april. Nota; Henschen. in libr.
III. ffist.
Novor.

2  La déposition de Mathilde fut explicitement confirmée par la tante de
cette princesse, l'abbesse Christine, supérieure du monastère de Wilton,
laquelle vivait encore. Seulement, par une délicatesse qui l'honore aux yeux
de l'histoire, Mathilde avait rejeté sur la terreur des Normands en général, un
incident dont le roi Guillaume le Roux eut seul la triste responsabilité. Voici,
d'après la chronique de Hérimann de Tournay, comment l'abbesse interrogée
sur ce point par l'archevêque d'York lui répondit : « Le roi Malcolm me chargea
d'élever sa fille Mathilde, non pas dans l'intention d'en faire une religieuse,
mais afin qu'elle trouvât dans notre monastère, avec la société des autres
jeunes filles de son âge, la sécurité la plus complète. Mathilde grandit et se
distingua entre toutes ses compagnes par la vivacité de son intelligence et
les grâces de sa personue. Un jour, je fus prévenue que le roi Guillaume le
Roux allait se rendre dans notre monastère, uniquement dans l’intention de
voir cette jeune princesse. Déjà avec ses chevaliers le roi était à la porte et
donnait ordre d'ouvrir sur-le-champ, parce qu'il voulait, disait-il, faire sa prière
dans notre église. Épouvantée en songeant aux violences que pourrait se per­mettre un prince dont les passions ne connaissaient pas d'obstacle, je fis venir Mathilde, lui expliquai en quelques mots qu'elle courait un grand danger, et lui mis un voile noir sur la tête, comme à une religieuse. Guillaume se dirigea vers le cloître, considérant les rosiers, les fleurs et les plantes diverses que nous y cultivions. Puis il se fit présenter les religieuses et les jeunes filles élevées dans notre communauté. Il reconnut parfaitement Mathilde sous son voile, et fit en la voyant un geste de dépit. Ce mouvement ne m'échappa point. Un instant après, il se retira ; sa curiosité était à la fois déroutée et satisfaite. Je tins plus que jamais à ce que Mathilde conservât son voile. Le roi Malcolm, ignorait le motif qui m'avait fait agir. Ayant un jour trouvé sa fille avec cette coiffure de religieuse, il entra dans une violente colère, arracha le voile, le foula aux pieds et ne voulut plus laisser Mathilde dans notre monastère. » (Patr. lat., CL1X, col. 429. Nota Hensc/ienii.)

=========================================


p391 CHAP.   III.   —  SAINT  ANSELME  ET   HENRI  I.                                                    

 

que votre paternité prenne la décision qu'elle jugera convenable 1. »

 

   32. Mathilde ne se trompait point en faisant appel à la prudence et à la sagesse du saint archevêque. Mais le résultat ne fut peut-être pas celui qu'elle attendait. « Anselme au lieu de prendre une décision, comme il en avait le droit, continue Eadmer, déclara que, la question étant trop grave pour la déci­der seul, il voulait la soumettre au jugement d'une assemblée des plus illustres personnages de l'Angleterre. En conséquence, au jour fixé, tous les évêques, abbés et nobles seigneurs du royaume se réunirent à Lambeth, villa dépendante du monas­tère de Saint-André de Rochester. La cause y fut solennellement discutée, dans l'ordre de l'interrogatoire précédent. Des témoins se présentèrent pour confirmer chacune des paroles de la jeune princesse. Deux archidiacres, Guillaume de Cantorbéry et Humbald de Salisbury, délégués par Anselme, s'étaient rendus au monastère de Wilton, où Mathilde avait été élevée, pour recueillir les témoignages des religieuses. Ils rendirent compte de leur mis­sion devant l'assemblée, et déclarèrent que la déposition des sœurs était de tout point conforme au récit de la princesse. Anselme, prenant alors la parole, avertit les assistants de la gravité du jugement qu'ils étaient appelés à rendre. Il leur ordonna, un vertu de l'obéissance qu'ils devaient à Dieu et à la sainte Église, d'avoir à produire, sans aucune arrière-pensée de faveur ou de crainte humaine, tout ce qui pouvait éclairer l'opinion des juges. « Songez, dit-il en terminant, que la postérité nous demandera compte de la décision qui sera prise en ce jour. Léguons aux siècles à venir l'exemple d'un jugement où chacun aura eu pleine liberté d'exposer son avis; où la vérité qui est de Dieu n'aura été privée d'aucun de ses droits. » Ayant ainsi parlé, Anselme se retira, laissant l'assemblée ou plutôt l'Église de la Grande-Bretagne réunie délibérer sans contrainte et formuler la sentence. Quand tous les suffrages eurent été recueillis, on alla en grande révérence prier le bienheureux père de rentrer dans la

------------

1 Eadmer, Histor. Novor., 1. III ; loc. cit., col. 426.

========================================

 

p392   PONTIFICAT   DU  B.   PASCAL  II   (1099-1118).

 

salle. Il reprit place sur son trône, et on lui rendit compte de la délibération en ces termes : « Nous sommes convaincus de la nullité du prétendu empêchement qu'on voudrait opposer au mariage de la princesse. Les explications fournies par Mathilde sont exactes ; nous pourrions énumérer les preuves testimoniales qui les confirment. Mais nous ne nous y arrêterons pas. Nous voulons envisager la question d'un point de vue plus élevé et plus général ainsi que le fit autrefois votre prédécesseur de vénérable mémoire, notre père et maître, l'illustre Lanfranc. A l'époque où Guillaume le Grand fit la conquête de l'Angleterre, les guerriers normands, dans l'ivresse de la victoire, ne connais­saient plus de frein. Non-seulement ils s'emparèrent des biens des vaincus, mais ils se crurent tout permis sur les femmes et les filles des Anglais. Pour se soustraire à leurs outrages, grand nombre d'entre elles se réfugièrent dans les couvents, où elles vécurent parmi les vierges du Seigneur, portant l'habit et le voile monastique. Quand l'ordre fut rétabli, on consulta le vénérable Lanfranc sur la situation de ces réfugiées, lui demandant si on devait les contraindre à rester dans leur monastère. Lanfranc, après avoir soumis la question à l'examen d'un concile national, déclara que la conduite de ces femmes et vierges prudentes leur donnait droit au respect et à l'estime de tous, mais ne les enga­geait nullement à la profession religieuse. En conséquence, il les laissa absolument libres de suivre la vocation qu'elles voudraient choisir. Nous assistions à ce concile, ajoutèrent les évêques et les seigneurs; nous nous rappelons que cette sentence reçut l'appro­bation des personnages les plus doctes et les plus instruits. Le même principe nous paraît applicable à la cause présente, d'autant plus que les réfugiées qui, après la conquête, prirent le voile dans des monastères, le firent spontanément et de leur plein gré, tandis que Mathilde y fut obligée malgré elle, et en dépit de la plus opiniâtre résistance. Tel est notre avis. Cependant pour que per­sonne ne puisse nous accuser de céder à des influences exté­rieures ou à des considérations humaines, nous n'entendons point formuler un jugement. Nous émettons seulement le vœu de

=========================================

 

p393  CHAP. III. — SAINT ANSELME ET HENRI I.       

 

voir appliquer à un cas beaucoup moins grave le principe admis par Lanfranc dans des circonstances manifestement plus com­pliquées et plus difficiles. » Après cet exposé, Anselme prit la parole : « Vous vous rappelez, dit-il, le monitoire que vous avez reçu, l'ordre que je vous ai donné, la promesse que vous avez tous faite de délibérer suivant votre conscience, devant Dieu et en toute justice. Vous venez de le faire : votre avis, discuté en commun, a réuni l'unanimité des suffrages. Je ne le repousse point. Mais en l'acceptant et le confirmant, je suis surtout déter­miné par l'autorité de l'illustre Lanfranc, mon père et le vôtre1. 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon