La Trinité 18bis

Daras tome 27

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CHAPITRE III.

 

Pourquoi les Ecritures nous désignent‑elles plus particulièrement le Fils par le mot sagesse, puisque le Père et le Saint‑Esprit sont également sagesse?

 

4. D'où vient donc que dans les Ecritures il n'est presque jamais parlé de la sagesse que pour la montrer engendrée ou créée de Dieu? Engendrée, quand il est question de celle par qui tout a été fait, créée ou faite, par exemple dans les hommes, lorsqu'ils se convertissent et s'éclairent à la sagesse qui n'est ni créée ni faite, mais qui a été engendrée, attendu que dans ces hommes, elle devient quelque chose qu'on appelle leur sagesse; ou bien encore quand les saintes Ecritures déclarent et racontent que : « Le Verbe sest fait chair, et qu'il a habité parmi nous. » (Jean, I, 14.) C'est en effet ainsi que le Christ s'est fait sagesse, c'est en se fai-

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sant homme. Serait‑ce que la sagesse ne parle point dans ces livres, ou n'en est‑il rien dit, que pour montrer qu'elle est née de Dieu, ou qu'elle a été faite par lui, bien que le Père lui‑même soit aussi sagesse, et parce que nous devons avoir l'œil sur elle et l'imiter, attendu que c'est par son imitation que nous sommes formés? Car le Père la parle afin qu'elle soit son Verbe, non pas de la même manière qu'est proférée par la bouche une parole qui retentit dans l'air, ou qui est dans la pensée avant d'être parlée; car cette parole, ce Verbe s'accomplit dans des espaces de temps, tandis que l'autre Verbe est éternel, et c'est en nous éclairant qu'il nous dit sur lui et sur le Père ce qu'il faut dire aux hommes. Aussi est‑ce pour cela qu'il parle ainsi: « Personne ne connaît le Fils sinon le Père, et personne ne connaît le Père, sinon le Fils, et celui à qui le Fils a bien voulu le révéler, » (Matth., XI, 27) attendu que c'est par le Fils que le Père fait ses révélations, je veux dire, c'est par son Fils. Car si la parole, le verbe temporel et transitoire que nous proférons se manifeste elle‑même d'abord, et manifeste ensuite ce dont nous parlons, à combien plus forte raison en est-il de même du Verbe de Dieu, par qui tout a été fait? Or, le Verbe montre de la même manière, le Père, comme il est le Père, attendu que le Verbe lui‑même est ainsi, et est ce qu'est le Père, en tant que la sagesse est essence; car en tant que Verbe, il n’est point ce qu’est le Père, puisque le Verbe n'est point le Père, et que Verbe est relatif, comme Fils, ce que n'est point le Père. Et voilà pourquoi le Christ est la vertu et la sagesse de Dieu (l Cor., I, 24), c'est parce qu'il est lui‑même vertu et sagesse de vertu et de sagesse qui sont le Père, comme il est lumière de lumière qui est le Père, et source de vie dans Dieu le Père, lui‑même source de vie. Il est dit en effet : « La source de vie est en vous, et c'est dans votre lumière que nous verrons la lumière,» (Ps. XXXV, 10) attendu que, « comme le Père a la vie en lui‑même, ainsi il a donné au Fils d'avoir la vie en lui‑même; » (Jean, V, 26) et ailleurs : «Et il était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde;» (Jean, I, 9) or, cette lumière « c'était le Verbe en Dieu, » mais, « le Verbe était Dieu; or, Dieu est lumière, et il n'y a nulles ténèbres en lui,» (1 Jean, I, 5) mais c’est une lumière spirituelle, non pas une lumière corporelle; cependant ce n'est pas une lumière spirituelle en ce sens qu'elle ait été produite par illumination, et dans le sens où il a été dit aux Apôtres : «Vous êtes la lumière du monde; » (Matth., V, 14) mais, c'est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, c'est la suprême sagesse même, qui est Dieu, dont nous parlons en ce moment. Le Fils est donc sagesse, de sagesse, qui est le Père, comme il est lumière de lumière, Dieu de Dieu,

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et de telle sorte que le Père, considéré à part, est lumière, et le Fils, également considéré à part, est aussi lumière, de même que pris à part le Père est Dieu, ainsi que le Fils, pris également à part, est Dieu; par conséquent, le Père pris à part est sagesse, et le Fils, pris à part aussi, est également sagesse. Et, de même que le Père et le Fils ensemble ne font qu'une seule et même lumière, un seul et même Dieu, ainsi ne font-ils l'un et l'autre qu'une seule et même sagesse. Mais le Fils « nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice et notre sanctification, » (I Cor., I, 30) parce que c'est dans le temps, c'est‑à‑dire c'est dans un certain temps que nous nous convertissons à lui, afin de rester avec lui éternellement. C'est aussi dans un certain temps que lui‑même, «le Verbe s'est fait chair, et qu'il a habité parmi nous. » (Jean, I,14.)

 

5. Aussi voilà pourquoi, lorsque dans l’Ecriture, il est dit ou raconté quelque chose de la sagesse, soit qu'elle parle elle‑même, soit qu'il soit parlé d'elle, c'est surtout du Fils que la pensée nous est insinuée. A l'exemple de cette image, ne nous éloignons point de Dieu, attendu que nous aussi nous sommes l'image de Dieu, non pas une image égale, car nous avons été faits du Père par le Fils, et nous ne sommes point nés du Père comme celui‑ci; nous ne sommes une image que parce que nous sommes éclairés par la lumière, il est l'image du Père, parce qu'il est la lumière même qui éclaire, voilà pourquoi cette image qui est sans modèle, est pour nous un modèle. En effet, cette image n'imite point un modèle qui le rapproche du Père, dont il est absolument inséparable, puisqu'il est absolument une seule et même chose avec celui dont il est. Mais nous, c'est à force d'efforts que nous imitons un modèle qui demeure, que nous suivons un modèle qui est stable, et que, marchant en lui, nous nous avançons vers lui, attendu qu'il nous a été donné comme voie temporelle, par le moyen de l'humilité, lui qui est notre demeure éternelle par sa divinité. Comme égal à Dieu, et dans la forme de Dieu, il donne un exemple aux exprits intellectuels demeurés purs, et qui ne sont pas tombés par l'orgueil, voulant se donner également comme exemple de retour, à l'homme déchu qui, à cause de la souillure des péchés et la peine de sa mortalité, ne pouvait voir Dieu, il s'est anéanti lui‑même, non pas en changeant sa divinité, mais en prenant notre nature changeante (Philipp., II, 7), et après avoir pris la forme de l'esclave (1 Tim., I, 15), il est venu à nous en ce monde, bien qu'il fût déjà dans ce monde, puisque ce monde a été fait par lui (Jean, I, 10), afin de servir d'exemple, dans le ciel, à ceux qui voient Dieu, et ici‑bas, à ceux

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qui admirent l'homme, à ceux qui se portent bien pour persévérer dans leur bonne santé, à ceux qui se portent mal pour revenir à la santé, aux mourants pour ne point craindre, aux morts pour ressusciter, et tenir ainsi toujours le premier rang en tout. (Col., I, 18.) L'homme, en effet, ne devait suivre que Dieu pour aller à la félicité, mais il ne pouvait sentir Dieu; mais en suivant Dieu fait homme, il pouvait suivre en même temps un modèle qu'il pouvait sentir et qu'il devait suivre. Aimons‑le donc et attachons-nous à lui, par la charité répandue dans nos cœurs, par le Saint‑Esprit qui nous a été donné. (Rom., V, 5.) Il ne faut donc point s'étonner si, à cause de l'exemple que nous donne, pour nous reformer sur l'image de Dieu, celui qui est une image du Père égale au Père, l’Ecriture nous parle du Fils, que nous suivons en vivant avec sagesse, quand elle nous parle de la sagesse, quoique le Père aussi soit sagesse, comme il est lumière, comme il est Dieu.

 

6. L'Esprit saint, comment ne serait‑il point aussi sagesse, puisqu'il est lumière, attendu que Dieu est lumière? (I Jean, I, 5.) Si on le regarde comme la charité suprême qui unit les deux autres personnes, et qui nous unit tous au-dessous d'elles, titre qu'il n'est pas indigne de lui donner, puisqu'il est écrit : «Dieu est charité ? » (I Jean, IV, 8) ou, s'il faut le nommer d'une autre manière, distinctement et proprement, l'essence de l'Esprit saint, étant Dieu il est lumière, et étant lumière il est sagesse. Or, que le Saint‑Esprit soit Dieu, c'est ce que l’Ecriture nous crie par la bouche de l’Apôtre nous disant : «Ne savez‑vous pas que vous êtes le peuple de Dieu ? » (I Cor., III, 16) et ajoutant aussitôt que «I'Esprit de Dieu habite en vous.» Or, c'est comme Dieu qu'il habite en son temple, car ce n'est point comme ministre que l'Esprit de Dieu habite dans le temple de Dieu, l'Apôtre dit en effet d'une manière plus claire encore dans un autre endroit: « Ne savez‑vous pas que vos corps sont le temple du Saint‑Esprit, que vous tenez de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas? car vous avez été achetés à un grand prix; glorifiez donc Dieu dans votre corps. » (I Cor., VI, 19.) Or, qu'est‑ce que la sagesse, sinon une lumière spirituelle et immuable? Sans doute, le soleil qui nous éclaire est une lumière, mais c'est une lumière corporelle; les créatures spirituelles sont également une lumière, mais non pas une lumière immuable. Le Père est donc lumière, le Fils est lumière, le Saint‑Esprit est lumière, mais ils ne font pas ensemble trois lumières, ils ne font qu'une seule et unique lumière. Voilà pourquoi aussi le Père est sagesse, le Fils est sagesse, et le Saint‑Esprit est sagesse, mais ils ne font pas ensemble trois sagesses, ils ne font qu'une seule et même sagesse. Et parce que pour eux, être et être sages ne font qu'un,

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le Père, le Fils et le Saint‑Esprit ne font qu'une seule et même substance. Pour eux, être et être Dieu ne font pas deux choses, le Père, le Fils et le Saint‑Esprit ne font donc qu'un seul Dieu.

 

CHAPITRE IV.

 

Comment les Grecs ont été amenés à dire trois hypostases et les Latins trois personnes.

 

7. C'est donc pour parler de choses ineffables, et afin d'exprimer d'une certaine façon ce que nous ne pouvons rendre en aucune manière, que les Grecs qui partagent notre foi ont dit : il y a une essence et trois substances, tandis que les Latins ont dit, il n'y a qu'une seule essence ou substance, et trois personnes, parce que, ainsi que nous l'avons déjà dit plus haut (Liv.V, chap. II et VIII), dans notre langue, c'est‑à‑dire en latin, le mot essence ne s'entend pas ordinairement dans un autre sens que le mot substance, et pourvu qu'on comprenne au moins d'une manière énigmatique ce qui se dit, il a plu de se servir de ces expressions, afin de dire quelque chose, quand on demanderait qu'est‑ce que ces trois, dont la vraie foi proclame l'existence, quand elle dit que le Père n'est point le Fils, et que le Saint‑Esprit, qui n'est autre que le don de Dieu, n'est ni le Père ni le Fils. Lors donc qu'on nous demande quels sont ces trois, et qu'on nous dit trois quoi, nous nous évertuons à trouver quelque nom spécial ou général qui embrasse ces trois choses, et il ne s'en présente point d'autre à notre esprit, parce que la suréminence de la divinité dépasse de beaucoup la faculté du langage usuel. En effet, quand il s'agit de Dieu, la pensée est plus vraie que la parole, et la réalité est plus vraie encore que la pensée. Quand nous disons que Jacob n'est point Abraham, et qu'Isaac n'est ni Abraham ni Jacob, nous disons par là même que ce sont trois hommes, et nous avons un mot spécifique au pluriel, pour les nommer, et un mot générique, si nous disons que ce sont trois animaux, car les anciens ont défini l'homme, un animal raisonnable et mortel. Ou bien, comme nos Ecritures s'expriment ordinairement, si nous disons que ce sont trois âmes, car on se plait à désigner le tout, le corps et l'âme qui sont tout l'homme, par le nom de la partie la plus noble, c'est‑à-dire de l'âme. Voilà pourquoi il a été dit qu'il y eut soixante‑quinze âmes pour soixante‑quinze hommes qui descendirent en Egypte avec Jacob. (Gen., XLVI, 27 et Deut., X, 22.) De même quand je dis votre cheval n'est pas le mien, et qu'un troisième cheval, qui appartient à un autre maitre, n'est ni à moi ni à vous, je dis bien qu'il y en a trois, et si on me demande trois quoi, je réponds trois chevaux, en me servant d'un nom spécifique, ou trois animaux en employant un nom générique. De même quand nous disons

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p331 LIVRE VII CHAPITRE 1V.

 

qu’un bœuf n’est pas un cheval, et qu'un chien n’est ni un cheval ni un bœuf, nous citons trois êtres, mais si on nous demande que sont ces trois êtres, nous ne les désignons plus par un nom spécifique, en disant trois chevaux, ou trois bœufs, ou trois chiens, puisque ces trois êtres ne sont pas de la même espèce, mais nous disons, en recourant à un nom générique, ce sont trois animaux, ou bien, par un mot exprimant un genre plus étendu encore, ce sont trois substances, ou trois créatures, ou trois natures. Mais tout ce qui s'énonce au pluriel par un seul nom spécifique, peut également s'énoncer par un seul nom générique ; si nous disons en effet trois chevaux, qui est le terme spécifique, nous disons aussi trois animaux; quant au cheval, au bœuf et au chien, nous disons seulement que ce sont trois animaux ou trois substances, expressions génériques, ou nous les désignons par tout autre nom générique, s'il y en a pour les désigner, mais nous ne pouvons les appeler tous les trois chevaux, bœufs ou chiens, parce que ces noms sont des noms d'espèces. Nous énonçons donc, par un seul nom au pluriel, les êtres qui ont quelque chose de commun que ce nom même exprime. Ainsi Abraham, Isaac et Jacob ont de commun qu'ils sont hommes, aussi dit‑on que ce sont trois hommes. Le cheval, le boeuf et le chien ont aussi de commun ce qui fait l'animal, aussi dit‑on que ce sont trois animaux. De même s'il s'agit de lauriers, nous disons trois lauriers, tandis que s'il s'agit d'un laurier, d’un myrte et d'un olivier, nous disons seulement trois arbres, trois substances ou trois natures. Il en est de même de trois pierres qui sont aussi trois corps, mais une pierre, du bois et du fer ne sont que trois corps, on pourrait les désigner par un nom plus étendu encore, s'il s'en trouvait un. Le Père, le Fils et le Saint‑Esprit faisant trois, il nous faut chercher trois quoi, et ce que ces trois ont de commun. Or, ils n'ont point de commun ce qui fait que le Père est Père, en sorte qu'ils soient Pères les uns par rapport aux autres, comme les amis, mot qui se dit réciproquement de tous les amis, ont de commun qu'ils sont amis les uns pour les autres, et peuvent être dits trois amis. Mais il n'en est pas de même ici, attendu que dans la Trinité le Père, seul  est Père; et même il n'est point le Père des deux autres, mais seulement du Fils unique. Il n'y a pas non plus trois Fils, puisque dans la Trinité le Père n'est point le Fils, non plus que le Saint-Esprit. Il n'y a pas non plus trois Esprits saints, puisque le Saint‑Esprit, qui est appelé aussi par une expression qui le désigne proprement, le don de Dieu, n'est ni le Père ni le Fils. Que son donc ces trois ? Si ce sont trois personnes, ils ont de commun ce qui fait la personne. Ce nom sera

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donc pour eux un nom spécifique ou un nom générique, si nous faisons attention à la manière habituelle de parler. Mais là où il n'y a aucune différence de nature, le nom générique qui peut servir à désigner plusieurs êtres, peut également les désigner en tant que spécifique. En effet, la différence de nature fait que le laurier, le myrte et l'olivier, ou le cheval, le bœuf et le chien, ne peuvent se désigner par un nom spécifique, et qu'on ne peut dire trois lauriers ou trois bœufs, mais ils le peuvent par un nom générique, trois arbres, trois animaux. Mais dans la Trinité, où il n'y a aucune différence d'essence, il faut que les trois êtres qui la composent aient un nom spécifique, et c'est ce qui ne se trouve pas cependant. En effet, le mot personne est un nom générique, en tant qu'il peut aussi désigner l'homme quelque grande distance qu'il y ait entre l'homme et Dieu.

 

8. Après cela si nous disons, en nous servant d'un terme générique, trois personnes, parce que toutes trois ont de commun ce qui fait la personne, autrement on ne pourrait les appeler ainsi, de même qu'on ne les appelle point tous les trois Fils, attendu qu'ils n'ont pas de commun ce qui fait le Fils, pourquoi ne dirions‑nous pas aussi trois Dieux? Ainsi c'est assurément parce que le Père est une personne, que le Fils est aussi une personne, et que le Saint‑Esprit est également une personne, que nous disons trois personnes, pourquoi donc, puisque le Père est Dieu, le Fils est Dieu, et le Saint‑Esprit est Dieu, ne sont‑ce pas trois Dieux? Ou bien encore, comme c'est par une union ineffable que ces trois ne font ensemble qu'un seul et même Dieu, pourquoi ne font‑ils pas aussi une seule personne, en sorte que nous ne puissions dire trois personnes, quoique nous disions de chacun des trois en particulier que c'est une personne, comme nous ne pouvons dire trois Dieux, bien que nous appelions Dieu chacun en particulier, le Père, le Fils, le Saint‑Esprit? Est‑ce parce que nulle part l'Ecriture ne dit qu'il y a trois Dieux? mais nous ne trouvons nulle part, non plus, que l'Ecriture parle de trois personnes. Est‑ce que c'est parce que l'Ecriture ne dit ni trois, ni une personne, en parlant de ces trois qui se trouvent dans la Trinité, car si nous lisons quelque part la personne du Seigneur, nous ne lisons point la personne Seigneur, que la nécessité du discours et de la dispute autorise à dire trois personnes, par la raison que si l'Ecriture ne le dit point, du moins elle ne s'oppose point à ce qu'on le dise? Si nous disions trois Dieux, l'Ecriture nous contredirait en nous disant : «Ecoutez Israël, le Seigneur votre Dieu est le seul Dieu. » (Deut., vi, 4.) Pourquoi donc n'est‑il pas non plus permis de dire trois essences, car si l'Ecriture ne le dit pas, du moins elle ne s'oppose point non plus à ce qu'on le dise? En effet si le mot essence est un nom spécifique, commun aux trois, pourquoi ne point les appeler trois

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essences, comme Abraham, Isaac et Jacob sont appelés trois hommes, parce que le mot homme est le nom spécifique commun à tous les hommes? Si le mot essence n'est point un nom spécifique, mais un nom générique, attendu qu'il désigne également un homme, une bête, un arbre, un astre et un ange, pourquoi les trois de la Trinité ne sont‑ils pas appelés trois substances, de même que trois chevaux sont appelés trois animaux, et trois lauriers, trois arbres et trois pierres, trois corps? Si c'est à cause de l'unité de la Trinité qu'on ne dit point trois essences, mais une essence, pourquoi donc, à cause de la même unité de la Trinité, ne dit‑on point aussi une substance ou une personne, au lieu de trois substances et trois personnes ? car si le nom d'essence leur est commun, au point que chacun des trois est appelé une essence, le nom de substance et de personne leur est également commun. On doit entendre ce que nous disons là du mot personne, dans notre manière de parler du mot substance, employé par les Grecs : en effet, ils disent trois substances et une seule essence, comme nous disons trois personnes et une seule essence, ou une seule substance.

 

9. Que reste‑t‑il donc à dire, sinon que c'est pour céder à une nécessité de langage, qu'on a accepté ces mots dont on sentait le besoin dans les nombreuses disputes à soutenir contre les piéges et les erreurs des hérétiques? En effet, dans son indigence, l'homme cherchant à exprimer par la parole, pour le faire comprendre à l'intelligence de son semblable, ce qu'il tient au sujet du Seigneur Dieu créateur, dans le secret de son âme, soit par une pieuse foi, soit par le travail d'une intelligence quelconque, n'a point osé dire trois essences, de peur de donner à entendre qu'il y avait quelque différence au sein de cette égalité suprême. D'un autre côté, on ne pouvait pas dire qu'il n'y a pas trois quelque chose, car c'est en le niant que Sabellius est tombé dans l'hérésie. En effet, on sait avec la plus grande certitude, par la sainte Ecriture, une chose qu'on doit croire avec piété, et qu'on perçoit d'une manière indubitable de l'œil de l'âme, c'est qu'il y a un Père, un Fils et un Saint‑Esprit, que le Fils n'est pas le même que le Père, et que le Saint‑Esprit n'est ni le Père ni le Fils. On s'est demandé de quel nom désigner ces trois quelque chose, et on les a appelées substances ou personnes, noms par lesquels on a voulu faire entendre qu'il n'y a point de différence entre ces trois quelque chose, tout en ne voulant point nier qu'ils subsistassent chacun séparément, en sorte que non‑seulement on comprend qu'il y a là unité, par le seul fait qu'on dit qu'il n'y a qu'une essence, mais encore Trinité, par le fait qu'on dit que ces trois quel-

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que chose sont trois substances ou trois personnes. En effet, si pour Dieu, être et subsister est une seule et même chose, on ne devait pas dire trois substances, pour qu'on ne dît point trois essences, de même que comme c'est une seule et même chose pour Dieu, d'être et d'être sage, nous ne disons pas plus trois sagesses que nous ne disons trois essences. De même aussi, parce que pour Dieu c'est une seule et même chose d'être et d'être Dieu, nous ne saurions dire non plus trois essences que trois Dieux. Mais si pour Dieu, être et subsister sont deux choses, comme ce sont deux choses pour lui d'être et d'être Père, ou Seigneur, attendu que en tant qu'il est, il est par rapport à soi, tandis que, en tant que Père, il n'est appelé ainsi que par rapport à Fils, de même que, en tant que Seigneur, il n'est Seigneur que par rapport à la créature qui le sert; c'est donc d'une manière relative qu'il subsiste, comme c'est d'une manière relative qu'il engendre et qu'il est Seigneur. Ainsi la substance ne sera point une substance, parce que ce mot n'exprime qu'une relation. Car de même que c'est du mot être que vient essence, ainsi est‑ce du mot subsister que nous avons fait substance. Or, il est absurde de dire que la substance indique une relation, attendu que toute chose subsiste par rapport à soi; A combien plus forte raison en est‑il ainsi de Dieu?

 

CHAPITRE V.

 

C'est un abus de parler de substance en Dieu, le mot propre est essence.

 

10. Et pourtant est‑il convenable de dire de Dieu qu'il subsiste? Ce mot en effet se comprend bien en parlant des choses dans lesquelles comme dans un sujet, se trouvent les attributs qu'on dit être dans un certain sujet, telles que la couleur et la forme dans le corps. Le corps subsiste, et c'est pour cela qu'il est une substance mais la couleur et la forme se trouvent dans le corps qui subsiste, qui est sujet, indépendamment d'elles, qui ne sont point des substances, mais dans une substance; aussi, si la couleur ou la forme viennent à cesser, elles n’enlèvent point au corps son être corporel, parce que pour le corps, être n'est point avoir telle ou telle couleur, telle ou telle forme. On donne donc proprement le nom de substances aux choses qui ne sont ni muables ni simples. Mais Dieu, s'il subsiste de manière à pouvoir être désigné proprement par le mot substance, il y a en lui quelque chose comme dans un sujet, il n'est donc plus un être simple, pour qui être serait la même chose que d'être tout ce qui se dit de lui par rapport à lui, tel que grand, tout‑puissant, bon, et tout ce qui peut, sans inconvenance, se dire de semblable de Dieu. Or, il n'est pas permis de dire que Dieu subsiste et soit sans la bonté, que

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cette bonté n'est pas une substance, ou plutôt une essence, et que Dieu n'est point lui‑même sa propre bonté, mais que sa bonté se trouve en lui comme en un sujet. On voit par là manifestement qu'il y a abus à appeler Dieu une substance, pour donner à entendre par un mot plus usité que c'est une essence, seule expression vraie et propre, au point qu'il faille peut‑être dire qu'il n'y a que Dieu qui soit une essence. En effet, il n'y a que lui qui soit véritablement, parce qu'il est immuable, aussi est‑ce par ce nom qu'il se désigne à son serviteur Moïse, quand il dit: « Je suis Celui qui est, et vous leur direz : Celui qui est m'a envoyé vers vous. » (Exod., III, 14.) Cependant, soit qu'on l'appelle essence, ce qui est la manière propre de le désigner, soit que, par abus, on lui donne le nom de substance, dans l’un et l’autre cas, il s’appelle ainsi par rapport à lui, non par rapport à quoique ce soit; d’où il suit que,  pour Dieu, être et subsister n’est qu’un, voilà pourquoi la Trinité, ne faisant qu’une seule et même essence, ne fait également qu'une seule et même substance. Pourtant il est peut‑être plus juste de dire trois personnes que trois substances.

 

CHAPITRE VI.

 

Pourquoi on ne dit pas que si dans la Trinité il n'y a qu'une seule personne, il y a trois essences.

 

11. Mais de peur qu'il ne semble que c’est dans notre sens que j’habonde, poussons encore plus loin nos recherches. Il est vrai que les Grecs auraient pu dire, s'ils l'avaient voulu, tout aussi bien trois personnes, ou trois personnages, que trois substances et trois hypostases, mais ils ont préféré cette dernière manière de parler, qui va peut‑être mieux au génie de leur langue. En effet, pour le mot personnes, c'est le même raisonnement à faire, attendu que pour Dieu ce n'est pas une chose d'être, et une autre chose d'être une personne, c'est exactement la même chose. En effet, si être se dit par rapport à lui, et que personne ne se dise que d'une manière relative, il faudra que pour nous ces mots trois personnes, Père, Fils et Saint‑Esprit, aient le même sens que ces mots trois amis, trois proches, trois voisins, ce qui préente un sens relatif, et ne veut point dire que chacun d'eux soit cela par rapport à soi. Aussi n'importe lequel de ces amis, proches ou voisins, est l’ami, le proche ou le voisin des deux autres, puisque ces expressions ne présentent qu'un sens relatif. Quoi donc, aime‑t‑on mieux que nous disions que le Père est la personne du Fils et du Saint‑Esprit, ou que le Fils est la personne du Père et du Saint-Esprit, ou que le Saint‑Esprit est la personne du Père et du Fils? Mais jamais le mot personne n’est usité en ce sens nulle part, et quand au sujet de la Trinité, nous disons la personne du Père, nous ne disons pas autre chose que la substance du Père. Par conséquent, de même que

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p336 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

la substance du Père est le Père même, non ce par quoi il est le Père, mais ce par quoi il est, ainsi la personne du Père n'est pas autre chose que le Père, car c'est par rapport à lui‑même qu'il est appelé Père, non par rapport au Fils ou au Saint‑Esprit; de même que c'est par rapport à lui‑même qu'il est appelé Dieu et grand, bon et juste, et de tout autre nom semblable. Et, de même que pour lui c'est la même chose d'être et d'être Dieu, d'être grand et d'être bon, ainsi est‑ce également pour lui une seule et même chose que dêtre et d'être une personne. Pourquoi donc ne disons‑nous point que tous les trois ne font ensemble qu'une seule et même personne, comme nous disons qu'ils font une seule et même essence, un seul et même Dieu, mais trois personnes, quand nous ne disons ni trois Dieux, ni trois essences, sinon parce que nous voulons qu'il y ait un mot en particulier qui serve à exprimer le sens par lequel on entend la Trinité, afin de ne pas demeurer absolument muets, si on nous demande qu’est‑ce que ces trois que nous professons? En effet, si l'essence est un genre, et la substance ou la personne une espèce, comme plusieurs le pensent, je reviens sur ce que j'ai dit plus haut, qu'il faut les appelér trois essences, comme on les appelle trois substances ou trois personnes, comme on dit trois chevaux et trois animaux, bien que cheval soit l'espèce, et animal le genre. Mais dans ce cas, l'espèce ne se met pas au pluriel, tandis que le genre demeure au singulier, comme si on disait trois chevaux ne font qu'un animal, mais de même qu'on dit trois chevaux, en se servant du nom spécifique, ainsi on dit trois animaux en employant le nom générique. Si on prétend que le nom de substance ou de personne ne signifie point une espèce, mais quelque chose de singulier, un individu, en sorte que le mot substance ou personne ne se dirait point de la même manière que se dit homme, qui est un nom commun à tous les hommes, mais comme on dit cet homme, tel que Abraham, Isaac ou Jacob, ou tout autre homme présent qu'on pourrait désigner du doigt. Or, voici comment le même raisonnement les presserait encore. En effet, de même que Abraham, Isaac et Jacob sont appelés trois individus, ainsi sont‑ils appelés trois hommes, et trois âmes. Pourquoi donc le Père, le Fils et le Saint‑Esprit, si nous en parlons au point de vue du genre, de l'espèce et de l'individu, ne sont‑ils pas appelés de même trois essences, comme ils sont appelés trois substances ou personnes? Mais, ainsi que je l'ai dit, je ne veux point m’arrêter à cela, et je dis seulement, si l'essence est un genre, quand il n'y a qu'une seule essence, cette essence n'a plus d'espèces; de même que, par exemple, il y a le genre ani-

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mal, mais un animal pris seul n'a plus d'espèces. Le Père, le Fils et le Saint‑Esprit ne sont donc point trois espèces d'une seule essence. Si au contraire l'espèce est une essence, comme l'homme est une espèce, il s'ensuit que ce que nous appelons trois substances ou personnes, ont en commun la même espèce, de même que Abraham, Isaac et Jacob ont en commun l'espèce qui s'appelle homme, mais si le nom d'homme se partage entre Abraham, Isaac et Jacob, il ne s'ensuit pas qu'un homme puisse se subdiviser en plusieurs hommes en particulier; il ne le saurait absolument pas, attendu qu'un homme n'est qu'un homme. Pourquoi donc une essence se subdivise‑t‑elle entre trois substances ou trois personnes ? car si l'essence est une espèce, comme l'homme, il en est d'une seule essence, comme d’un seul homme. Est‑ce que c'est dans le même sens où nous disons de trois hommes en particulier qui ont le même sexe, la même constitution corporelle, le même esprit, qu'ils ont une seule et même nature, attendu que s'ils sont trois hommes, néanmoins ils n'ont qu'une seule et même nature, que nous disons dans le sujet qui nous occupe, trois substances ne font qu'une seule essence, ou trois personnes ne font qu'une seule substance ou une seule essence ? Après tout, cela est la même chose, attendu que les anciens qui ont parlé latin, ne connaissant pas encore ces noms qui ne sont pas depuis longtemps en usage, je veux parler des mots d'essence et de substance, disaient à la place, nature. Ce n'est donc pas au point de vue du genre ni de l'espèce que nous employons ces mots, mais nous nous en servons dans le sens de matière commune et identique. Comme si, du même or, on faisait trois statues, nous dirions que ces trois statues sont un même or, et pourtant nous ne dirions point que l'or est un genre, dont les statues sont des espèces ; ni que l'or est une espèce, dont les statues sont des individus, attendu qu'aucune espèce ne dépasse ses individus, pour embrasser autre chose qui se trouve en dehors. En effet, si je définis ce que c'est que l'homme, or, ce nom est le nom d'une espèce, tous les hommes qui sont des individus, se trouvent renfermés dans la même définition, et rien de ce qui n’est point homme ne s'y rapporte. Au contraire, quand je donne la définition de l’or, il n’y a point que des statues, si elles sont d'or, mais il y a aussi des bagues, et tout ce qui se fait d'or, qui se rapporteront à l'or; et même si on ne faisait rien avec cet or, les statues pour cela n'en seront pas moins des statues. De même, aucune espèce n'excède la définition de son genre. Car si je définis l'animal, comme le cheval est une espèce du genre animal, tout cheval est un animal; mais toute statue n'est point de l'or. Aussi, quoique en parlant de ces trois statues d'or, nous disions avec justesse

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que ces trois statues sont de l'or, cependant nous ne le disons point comme si nous entendions que l'or est le genre dont les statues sont des espèces. Il en est donc de même, quand nous disons que la Trinité, c’est‑à‑dire trois personnes ou trois substances, est une seule essence et un seul Dieu, nous ne le disons point en ce sens, que ce sont trois êtres quelconques qui subsisteraient de la même matière, quand bien même ce quelque chose se trouverait partagé entre ces trois êtres, car il n’y a absolument quoi que ce soit de cette essence en dehors de la Trinité. Cependant nous disons trois personnes ayant la même essence, ou trois personnes ne faisant qu'une seule et même essence; mais nous ne disons point trois personnes faites de la même essence, comme s'il y avait là quelque autre chose qui fût l'essence, et autre chose qui fût la personne, comme nous pouvons dire trois statues faites du même or, car autre chose est d'être de l'or, autre chose être des statues. Quand on dit que trois hommes ne font qu'une seule et même nature, ou que trois hommes sont de la même nature, on pourrait tout aussi bien dire trois hommes appartenant à la même nature, attendu qu'il peut exister trois autres hommes semblables appartenant à la même nature; mais dans l’essence de la Trinité, il ne peut absolument point exister une autre personne de la même essence. Ensuite, dans ces choses, un seul homme n'est pas autant que trois hommes ensemble, et même deux hommes à la fois sont quelque chose de plus qu’un seul homme; dans des statues, d'ailleurs égales entre elles, il y a plus d'or dans trois que dans une seule, et il y a moins d'or dans une que dans deux. Mais il n'en est pas de même en Dieu; car le Père, le Fils et le Saint‑Esprit ensemble ne font pas une essence plus grande, et ces trois substances ou personnes à la fois, si on peut parler ainsi, sont égales à chacune en particulier. Voilà ce que l'homme animal ne comprend pas, car il ne peut se représenter par la pensée que des masses et des espaces soit grands, soit petits, par le moyen de conceptions qui sont comme les images des corps voltigeant dans son esprit.

 

12. Mais en attendant qu'il soit purifié de son impureté, que l'homme croie en Dieu Père, Fils et Saint‑Esprit, Dieu unique, seul, grand, tout-puissant, bon, juste, miséricordieux, créateur de toutes les choses visibles et invisibles, et tout ce qui peut se dire de lui, sans manquer au respect qui lui est dû et à la vérité, eu égard aux facultés de l'homme. En entendant dire que le Père est un seul Dieu, qu'il n’en sépare point le Fils ou le Saint‑Esprit; car le Père ne fait un seul Dieu qu'avec celui avec qui il est un seul et même Dieu; et quand nous entendons dire que le Fils est un seul Dieu, on doit l'entendre sans aucune séparation du Père ou du Saint‑Esprit. Quand

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il dira qu’il n’y a qu'une seule essence, que ce ne soit point en pensant qu'il y a là une chose plus grande ou meilleure qu'une autre, ou différente par quelque endroit. Cependant ce n'est pas que le Père soit le Fils et le Saint‑Esprit, ni que tout ce qui se dit des uns par rapport aux autres, se dise également de chacun d'eux; ainsi le Verbe ne se dit que du Fils, et le Don ne se dit que du Saint‑Esprit; voilà pourquoi ils admettent le pluriel comme nous le voyons dans l'Evangile, où il est écrit : « Mon Père et moi ne faisons qu'une même chose, » (Jean, X, 30) et où tout en disant: « ne faisons qu'une même chose,» il ne laisse pas de dire : «ne faisons : Une même chose, » se rapporte à l'essence en ce qu'ils ne font qu'un seul et même Dieu; « nous ne faisons » se rapporte au sens relatif d'après le­quel l'un est Père, l’autre Fils. Quelquefois il n'est point parlé de l'unité d'essence, et il n'est fait mention que de ce qui est relatif, et alors c’est au pluriel. « Mon Père et moi nous viendrons vers lui, et nous habiterons en lui.» (Jean, XIV, 23.) « Nous viendrons et nous habiterons, » au pluriel, parce qu'il y a auparavant: « Mon Père et moi, » c'est‑à‑dire le Père et le Fils, appellations qui ne se disent qu'au sens relatif. Quelquefois les appellations relatives sont passées sous silence, comme dans cet endroit de la Genèse: « Faisons l'homme à notre image et ressemblance. » (Gen., I, 26.) «Faisons à notre» est au pluriel, or, on ne peut l'entendre que dans le sens relatif. En effet, ce n'étaient pas des dieux qui devaient faire l'homme, et ce n'est pas non plus à l'image et ressemblance de dieux qu'ils devaient le faire, mais c'étaient le Père, le Fils et le Saint‑Esprit qui devaient le faire, à l'image du Père, du Fils et du Saint‑Esprit, pour qu'il fût une image de Dieu. Or, Dieu est Trinité. Mais comme cette image de Dieu n'était point du tout faite égale à son modèle, attendu qu'elle n'est pas née de lui, mais qu'elle n'a été que créée par lui, et pour être une image de lui, de là vient qu'il n'a été fait qu'à son image. En d'autres termes, l'homme n'est point fait à l'image de Dieu en ce sens qu'il soit son pareil, mais seulement en ce sens qu'il approche de lui par une certaine ressemblance. Ce n'est pas en effet, par un mouvement dans l’espace qu'on se rapproche de Dieu, mais par une certaine similitude, de même que c'est en cessant de lui ressembler qu'on s'éloigne de lui. Il y en a qui font encore cette distinction, et qui veulent que l'image ce soit le Fils, tandis que l'homme ne serait point image, mais à l'image. Mais l'Apôtre les réfute en disant : « Quant à l'homme, il ne doit point se voiler la tête, attendu qu'il est l'image et la gloire de Dieu.» (1 Cor., XI, 7.) Il ne dit pas : à l'image, mais : « l'image. » Cependant

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ce mot image, puisqu'il est dit ailleurs, « à l'image, » ne s'entend pas comme s'il se disait du Fils, la seule image égale au Père, autrement Dieu n'aurait pas dit : « à notre image, » en effet, comment aurait‑il pu dire «à notre, » puisque le Fils n'est que l'image du Père? C'est donc, comme je l'ai déjà dit, parce que l'image n'est point une parité, qu'il a été dit de l'homme qu'il est fait « à l'image » de Dieu (Gen., I, 26); le mot « notre, » indique que l'homme allait être une image de la Trinité, non point en ce sens qu'il fût égal à la Trinité, comme le Fils l'est au Père, mais une image approchante, comme je l'ai déjà dit, par une certaine similitude ; de même que, en parlant d'êtres éloignés les uns des autres, on dit qu'ils sont voisins, non pas par la place qu'ils occupent, mais par suite d'une certaine imitation. C'est à cela que se rapportent ces paroles : « Transformez‑vous par le renouvellement de votre Esprit. » (Rom., XII, 2.) C'est aux mêmes hommes que s'adressent ces autres paroles : « Soyez donc les imitateurs de Dieu, mes bien chers fils.» (Ephés., V, 1.) C'est en effet de l'homme nouveau qu'il est dit : « Il se renouvelle selon l'image de Dieu qui l'a créé. » (Col., III, 10.) Ou si l'on aime mieux, pour répondre au besoin de la dispute, laisser de côté les noms relatifs et admettre un nom pluriel, pour qu'on puisse répondre par un seul mot quand cette question est faite, trois quoi? et dire trois substances ou trois personnes, il faut qu'on ait soin d'exclure toute pensée de masse, d'intervalle, de distance consistant dans une différence si petite qu'on voudra qui permettrait de comprendre qu'il y a là une chose plus petite que l'autre, de quelque manière qu'une chose puisse être moindre que l'autre, en sorte qu'il n'y ait ni confusion de personnes, ni distinction telle qu'il en résulte une inégalité quelconque. Si l'intelligence ne peut arriver à comprendre cela, que la foi l'accepte jusqu'au jour où celui qui a dit par un prophète: « Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas, » (Isaïe, VII, 9) éclaire nos cœurs.

 

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