Darras tome 10 p. 135
50. Voici le passage d'Ammien Marcellin. Nous le reproduisons in extenso, parce que, tout en laisant connaître le génie superstitieux de Julien, il fournit la date précise d'un événement mémorable et il en explique admirablement le caractère. « La seconde année de son règne, dit cet auteur, Julien désigna le préfet des Gaules Salluste , pour être avec lui consul 2. C'était la première fois depuis Dioclétien qu'un empereur faisait à un particulier l'honneur de partager avec lui le consulat. Apronianus fut en même temps appelé à la préfecture de Rome; Octavianus au proconsulat d’Afrique; Venustius Vicarius au gouvernement d'Espagne; et Rufinus Aradius fut créé comte d'Orient à la mort d'un oncle de l'empereur, portant comme ce dernier le nom de Julianus. Une coïncidence singulière et qui fut interprétée d'une manière sinistre se produisit alors. Le comte des sacrées largesses, nommé Félix, vint aussi à mourir. Or, le titre officiel donné à l'em-
---------------
1. Julian., Fragment., p. 295. — 2.Le consulat simultané de Julien et Salluste se rapporte à l'année 363. Il ne faut pas confondre Salluste, gouverneur des Gaules, avec le préfet du prétoire son homonyme, qui accompagna Julien dans l'expédition contre les Perses.
==============================
p136 PONTIFICAT DE SAINT LIBERIUS (359-366).
pereur sur les monuments et les monnaies était celui-ci : Félix Julianus Augustus. On disait donc que Félix et Julianus étant déjà passés de vie à trépas, Augustus ne tarderait point à les suivre. Ce fâcheux présage avait été précédé d'un autre qui ne fut pas moins remarqué. Le jour même des calendes de janvier (1er janvier 363), fête de l'inauguration des consuls, au moment où l'empereur montait les degrés du temple, pour offrir un sacrifice aux génies protecteurs, un vieux prêtre, faisant partie du cortège, tomba mort frappé d'un coup d'apoplexie. Les assistants, par ignorance peut-être ou plutôt par un sentiment de basse adulation, se hâtèrent de déclarer que ce sinistre présage ne regardait point César, mais qu'il indiquait la mort prochaine de Salluste, le plus âgé des deux consuls. L'événement prouva que le présage concernait non point le plus âgé, mais le plus illustre et le plus puissant. D'autres signes également fâcheux vinrent se joindre à ceux-ci, et redoublèrent l'effroi général. Ainsi, au début des préparatifs de l'expédition contre les Perses, un tremblement de terre se fit sentir à Constantinople. Tous les augures les plus habiles s'accordèrent à voir dans ce phénomène un avertissement des dieux, et conseillèrent de différer l'entreprise commencée. Enfin les livres sibyllins consultés solennellement à Rome, par ordre de Julien, donnèrent pour réponse que les oracles défendaient à l'empereur de franchir la frontière romaine durant toute cette année. Cependant les préparatifs continuèrent, et le cours des destins s'accomplit en Orient. La ville éternelle était administrée par Apronianus, magistrat intègre et sévère. Parmi les objets de sa sollicitude la plus instante, il plaça en première ligne la poursuite d'une secte d'empoisonneurs qui pullulait alors, et déploya contre elle l'appareil des plus affreux supplices. Il apportait à cette tâche toute l'ardeur d'un ressentiment personnel. On dit en effet qu'ayant subitement perdu l'usage d'un œil, il attribuait cet accident aux opérations magiques de la secte. Sa sévérité naturelle, surexcitée par ce motif particulier, se donna carrière. On le vit parcourir la cité sur un quadrige au milieu d'une foule compacte, provoquer en courant les dénonciations que les spectateurs avaient
================================
p137 . I. — rLilbLi.L'liu^ OK JL'LiZ.N lAPÛSTAT.
à faire contre les suspects et rendre sans plus de formalités des sentences de mort contre les accusés. Un grand nombre d'exécutions eurent lieu de cette sorte. Un écuyer du cirque, nommé Hilaire, fut arrêté à la suite d'une enquête de ce genre. Mis à la torture, il confessa qu'il avait livré son jeune fils entre les mains d'un empoisonneur qui promettait d'initier cet enfant à des secrets interdits par les lois. Hilaire fut condamné à mort. Comme on le menait au supplice, il s'échappa des mains du bourreau et courut se réfugier dans un oratoire des chrétiens. On l'arracha de cette retraite et il eut la tête tranchée. Ces actes de juste rigueur épouvantèrent la secte coupable, dont les membres n'osèrent plus ré- sister aux lois. Mais on se relâcha bientôt d'une sévérité si nécessaire, et la licence de ces scélérats ne connut bientôt plus de bornes. Elle fut poussée au point qu'un sénateur ne rougit pas d'imiter le crime d'Hilaire, et de confier un de ses esclaves à un docteur de la secte pour l'initier à d'horribles mystères. A défaut de preuve écrite, le sénateur convaincu par la voix publique fut condamné et n'échappa à la peine capitale qu'en payant une amende énorme. La multiplicité des affaires et les tristes symptômes qui se produisaient de toutes parts ne détournaient point l'empereur de ses préparatifs de guerre. Il les pressait avec une infatigable activité. On eût dit qu'il sentait le temps lui échapper et qu'il prenait à tâche de se rendre compte des moindres détails par lui-même. Son ambition cependant n'était pas satisfaite encore. Il voulait léguer à la postérité un monument digne de sa grandeur et de son génie. Dans cette pensée, il avait conçu le projet de rétablir le temple de Jérusalem, assiégé autrefois par Vespasien et ruiné par Titus, après un siège fameux. Cette entreprise devait engloutir des sommes immenses. Ce fut une raison de plus pour Julien de l'essayer. II mit à la tête de ce travail gigantesque Alypius d'Antioche, lequel avait précédemment gouverné la Bretagne en qualité de vice-préfet. Secondé par le recteur de la province de Syrie, Alypius se mit énergiquement à l'œuvre. Mais d'effroyables tourbillons de feu, s'élançant des entrailles du sol par jets continus, dévorèrent les travailleurs, et rendirent impossible l'accès des chan-
=================================
p138 PO.NTlFICAT DU S.U.NT UUEK1US (iiô'J-CJbUJ.
tiers. L'élément destructeur semblait mettre une sorte d'opiniâtreté à repousser tous les efforts, et l'on fut obligé d'abandonner l'en- treprise 1. »
51. Le lecteur aura déjà noté, dans ce récit d'Ammien Marcellin, des détails qui intéressent au plus haut point l'histoire de l'Eglise en général, et celle de Julien l'Apostat en particulier. L'anxiété pleine de terreurs avec laquelle le fanatisme de Julien interro- geait les moindres événements pour y saisir l’arrêt du destin, mérite d'être signalée. Le tremblement de terre qui ébranla la ville de Constantinople est de la même date que celui dont l'explosion fut si formidable à Jérusalem, et dont le contre-coup se fit sentir sur tout le littoral syrien et jusque dans les cités européennes de la Macédoine et de la Grèce. L'interrogation solennelle des livres sibyllins, par ordre du superstitieux empereur, est également un
--------------------
1 Julianus vero j'am ter ro'i'Mp aseilo m collegio trabeie SnUustio pra-feeto per "itillins, t/uoter ipse amplissiiniim inierat magistrotum, et videbutur novurn, ndjunctum esse Auguslo privntum, quod post Diocletionum et Aristn.'iulinn nulliis vieminerat gestum. Apronittnuut Iloinœ decrevit este pr-t-fec/utn, Ociovinnnm //ro- cotisuleni Aft'icw, Yznnsto vicfirio cormnistt liispanias, et Hnffinum Aratlium conii- • tfni Orientis in iocum avuncuii sui Jutinni recens defuncli provexit quitus, ut Chiivenerat, ordinntio. terrebotur omine quodam, ut decuit exitus, pra?sentissiino. Feli'e eniui largitionvm cuuiite profluvio simguinis repente ert ncto, eumque co- 'mite Jutiinto secuto, i u/gus jiublicos contiens titulos Felicem JuUmuim Anguitum- qu<! pronuntiiibnt. l'rtrcassertit itlud sievum. Samq'iC calendis ipsis Januatïis, ascendente eo grndite Geuii templi, e scicerdotum consortio quidam aetens diulur- nior, nullo puisante, repente coucidit, nnimantque insperuto cusu efflnvit. Quod ast/tntes (incertain per ivippritinm nu nduUmdi cupiditule) meniornbunt consuluni xenihri ptii'teudi, nimirum Snlfustio ; et ut nppuruit. non (rtnti sed j>n!ettnfi nia- ■'ori intentant propiuquai e wntistruttitiir. Super lus oint rj'tnque niutoru signa su~ biude quod acciderit ostendehnnt. Inter ipsa enitn exoriim procinctits l'nrthici dis- ponendi nunciotum est Consiantinopolim terne pulsu vibmtam ; quod lurum periti minus latum esse pronunciahout aliéna pcrvndere molicvti rectori, ideoque i.ittmpestivo conalu desistere suai/chant. lis lem dtebus nnneintum est ei per tiite- ras fiomer super hoc bello libros Sibyllin consultos {.ut /usse>nt\ l'iperu'orem eo Qnoo discedere a lîmitibus suis apcto prohibuisse responsn. Du/ti hn-c in oriente totubites fatorum explicunt sortes, Aproninnus regens urbem leternam, j'udex in- teger et__lerus, in'er curarum pracipua qmbus ttec pra-fecturn sitpe solJiata'.ur id primum opéra curabot enixu ut veneficos qui tum crescebunl captos, poslçue agitatns quirstiones noctiisse quibusdnn apertissiiiie confutalns, indiciitis conseils, morte niulctaret, atque itn pnucorum discrimine, reliquos, si qui laterent, formi-
iiiue parium exlwWvtt. lluec egisse ideo e/jîcaciter fertur, quod Juliani promotut
==============================
p139 CHAP. I. — PERSÉCUTION DE JULIEN L'APOiTAT.
fait important pour la critique littéraire. On sait que les Pères des trois premiers siècles ont cité de longs fragments de ces livres fameux. Or on prétendait que les oracles de la sibylle, avaient été détruits par un incendie dès le règne de Vespasien, et l'on en concluait que les fragments reproduits par les Pères d'une époque plus reculée manquaient d'authenticité. Nous avons dans le témoignage d'Ammien Marcellin la preuve du contraire, et nous sommes en mesure d'affirmer que les livres sibyllins subsistaient encore à Rome, sous Julien l'Apostat. Un autre détail très-précis d'Ammien Marcellin ne laisse pas même la possibilité d'un doute. Cet auteur nous apprend en effet que le temple d'Apollon, sur le mont Palatin, fut consumé par les flammes quelques mois après la consultation solennelle des livres sibyllins par ordre de l'empereur, et il ajoute : « La violence de l'incendie fut telle qu'il fallut une promptitude et une énergie surhumaines pour sauver les livres de la sibylle de
-----------------
arbitrio agentis eliam tum per Syrias, in itinere unum amiserat oculum : suspica-' tusque arUbus se nefariis, appetitum, juslo quidem sed inusilato dolore, hœc et olia miigna qnœritabat industria. Unde quibusdam atrox visus est, in amphithea- trali curricu/o unduiim coeunte atiquoties plèbe, causas dispiciens criminum maxi- morutn. Veinde post hujusmodi vindicata complura, Hilarium aurigam convictum. atque cottfessum vixdum pubescentem filium suuni venefico tradidisse docendum sxretiora quœdum inlerdicla, ut nullo coiiscio adminiculis juvarelur internis, capitali animadversione damnavit. Qui laxius retinenle Lamifiée subito lapsus confugit ad ritus Christiani sacrarium, extractusque inde illico abscissa cet-vice conmmptus est. Verum bac simitiaque tum etiam ut coercenda tnox cavebantur, e* nulli tel adinodam pauci in his versali flagitiis vigori pub/ico insultarunt. SecT iempo'-e seculo longœva impunitas nut'ivit immania, usque eo grassonte licentia, ut imitaius Hilarium quidam senaior, servumque suuni modo non per syngraphanv arcanis piacuiaribus imbuendum commisisse dociori malarum ariium confuiatus. supplicium rediweret opimd mercede, ut crebrior famu vulgarat. — Licet acciden- tiitvi varietatem so/ita mente prœcipiens Julianus, mulliplicalos expeditionis apparatus flnyronti studio perurgeret, diligentiœ tamen ubique diffldent, imperiique sui memoriam magnitudine optrum gestiens propagare, ambitiosum quondam apud Hierosolymam templum, quod post mulla et interneciva certamina obsidente Vespasiano, posiea Tito, œgre est oppuynatnm instaurure sumptibus cogitabat imrnodicis, negotiumque maturandum Alypio dederat Antiochensi, qui olim Britannia* curaverat pro prœfectis. Cwn ilaque idem, fortiier instaret Alypius, juvaretque prooinciœ rector, metuendi gtobi flammarum prope fundamenta crebris assuttibut erumpentes, fecere locum, exustis atiquoties operantibus, inaccessum. Hocquf modo, elemento inslanlius rcpellente, cessavit inceptum. {Ammian. Marcellin., Ifi). XXIII et XXVI.)
=================================
p140 PONTIFICAT UE SAINT L1BER1US (35'J-oGG).
Cumes. » Ainsi donc les livres sibyllins survécurent au règne de Julien l'Apostat. Ils ne furent définitivement détruits que sous le règne d'Honorius, par ordre de Stilicon qui les fit jeter aux flammes. Au double point de vue historique et archéologique, la mention sommaire faite par Ammien Marcellin, relativement aux poursuites du préfet Apronianus contre une prétendue secte d'empoisonneurs n'est pas moins intéressante. Ces venefici, initiant la jeunesse à des mystères interdits par les lois, secretiora quœdam legibus interdicta; accusés d'exercer par leurs maléfices, artibus nefariis, un pouvoir tel qu'ils pouvaient à distance frapper de cécité, ou paralyser les instruments ordinaires de tortures, ut nullo conscio adminiculis juvaretur internis; cette secte enfin dont la propagation résistait à tous les efforts, englobait toutes les classes de la société romaine, depuis l'esclave et le cocher du cirque jusqu'au sénateur, dont les docteurs employaient des ablutions secrètes, arcanis piacularibus, n'étaient rien autre chose que les chrétiens. Déjà Baronius avait interprété en ce sens le passage d'Ammien Marcellin. Malgré l'autorité de l'illustre cardinal, la cri-tique moderne hésitait encore à faire peser sur Julien l'Apostat la responsabilité de cette persécution sanglante. Ce n'est pas que le procédé fût indigne du génie connu de cet empereur. Il y avait au contraire une habileté et une astuce insignes à transformer les chrétiens en empoisonneurs publics, et à dissimuler sous cette accusation populaire le véritable grief qui était leur religion. Mais il était convenu que Julien l'Apostat, césar philosophe, avait dû être incapable de mentir. Or, comme il se vante en plusieurs passages de ses livres d'avoir volontairement fermé aux chrétiens la porte du martyre, on s'en tenait résolument à sa parole. Le préjugé est même tellement enraciné qu'à l'heure actuelle, mal- gré les actes authentiques de saint Artemius et d'un grand nombre d'autres confesseurs du même temps, on soutient toujours que Julien n’a martyrisé personne. C'est une erreur. Nous avons déjà nommé un grand nombre des victimes de cet astucieux tyran. Il faut y ajouter le cocher Hilaire et le sénateur cités par Ammien Marcellin. Ce qui tranche à nos yeux cette question longtemps
================================
p141 CHAP. I. — PERSÉCUTION DE JULIEN I/AÏOSTAT.
indécise, ce sont deux détails très-caractéristiques fournis par l'auteur païen. Il nous apprend que le cocher Hilaire fut condamné à mourir par le glaive. On sait que ce genre de supplice était d'ordinaire réservé aux personnes de condition libre ou de noble race. Or, la profession de cocher du cirque n'avait rien que de servile. Aussi Ammien Marcellin ajoute-t-il que l'honneur de la décapitation fut décerné à Hilaire uniquement dans la crainte que le secours des arts occultes exercés par quelques-uns de ses complices, ne paralysât l'effet des autres instruments de torture qu'on eût pu employer contre lui : ut nullo conscio adminiculis juvaretur internis, capitali animadversione damnavit. Or, on sait que les païens s'imaginaient que toute la prétendue magie des chrétiens était impuis- sante contre le glaive; c'est pourquoi, en dernière analyse, après avoir essayé de vingt autres supplices contre les martyrs, ils finis- saient d'ordinaire par leur faire trancher la tête. Le cocher Hilaire fut donc traité ici par Apronianus comme on traitait la plupart des chrétiens et conduit au lieu de l'exécution. Mais Hilaire, profitant d'un moment de distraction de la part de ses bourreaux, échappa à leurs mains ; prit sa course et s'enfuit. Où chercha-t-il un refuge? Dans un sanctuaire chrétien : ad ritus christiani sacrarium. Cette particularité est elle-même très-significative et demande pour être comprise l'intelligence de certains faits archéologiques. Le sacrarium chrétien dont il s'agit ici n'était point dans l'intérieur de Rome; il n'était pas non plus un édifice à ciel ouvert. Il n'était pas dans l'intérieur de Rome, nous pouvons l'affirmer avec certitude, sachant que les exécutions capitales ne se faisaient jamais dans l'enceinte même de la ville. On avait donc conduit Hilaire à quel- ques milles de la cité, sur l'une de ces voies célèbres où les catacombes avaient des entrées connues de tous les fidèles. C'est là ce qui explique comment Hilaire put si promptement disparaître aux yeux des soldats qui le gardaient et comment il fut si tôt repris par eux, dans la retraite souterraine où ils le virent s'enfoncer. Il devient dès lors évident qu'Hilaire était familiarisé avec les monuments chrétiens de Rome, qu'il était initié à la topographie de ces hypogées, et que l'empoisonneur magicien dont Ammien
================================
p142 PONTIFICAT DE SAIXT LIBERIUS' (359-3G6).
Marcellin nous raconte le supplice, ne pouvait être qu'un chrétien.
52. On nous pardonnera cette excursion critique, qui nous a quelque peu détourné du miraculeux événement dont le temple de Jérusalem venait d'être le théâtre. Le texte de l'auteur païen est aussi explicite qu'on pouvait l'attendre d'un admirateur passionné de Julien l'Apostat, d'un ennemi déclaré de la foi chrétienne. On sait que l'évêque anglican de Glocester, Warburton, dans une dissertation restée fameuse 1, a démontré l'authenticité et le caractère surnaturel du tremblement de terre et des éruptions ignées qui firent échouer les tentatives de restauration du temple Salomonien. A l'époque où l'évêque anglican écrivait, il avait en face de lui deux sortes d'adversaires bien distincts. D'une part, la fraction protestante qui suivait les errements du ministre Basnage et prétendait que Julien l'Apostat, calomnié par le catholicisme du IVe siècle, avait été réellement un patriarche anticipé de la Ré- forme; d'autre part, l'école voltairienne représentée en Angleterre par lord Bolingbrocke, affichant pour le surnaturel un dédain égal à celui dont se vante notre rationalisme actuel, et professant pour Julien l'Apostat une estime et une vénération particulières. Le travail de Warburton eut cette fortune de réduire au silence les deux parfis les plus loquaces qui se soient jamais rencontrés sur cette terre. Aujourd'hui encore son travail est décisif. Nous y renvoyons donc en toute sécurité les lecteurs qui désireraient approfondir davantage ce point d'histoire. Il nous suffira de citer ici les conclusions plus récentes d'un professeur célèbre. Après avoir raconté les émouvantes péripéties de cette nuit fameuse où les éruptions ignées s'élançant des fondements du Temple dévoraient, le fer des instruments, tuaient les travailleurs, se mêlaient aux
------------------
1. William Warburton, Dissertation sur les tremblements de terre et les éruptions de feu qui firent échouer le projet formé par l'empereur Julien de rebâtir le temple de Jérusalem. Cette dissertation a été traduite en français et publiée à Paris, 1754, 2 vol. in-12. Le lecteur qui voudrait consulter le teste original de Warburton, le trouvera dans l'une ou l'autre édition des œuvres complètes de cet auteur ; London, 7 vol. in-4», 1788, et 12 vol. in-8*, 1811.
=================================
p143 CHAP I. — PERSÉCUTION DE JCUES I,'APOSTAT.
grondements de la foudre, et figuraient dans les airs l'image d ‘une croix dont la reproduction se gravait sur les habits des Juifs terrifiés, l'orateur ajoute : « Que pensez-vous de tels phénomènes? quel jugement en portez-vous? Peut-être vous hésitez. Est-ce une fable? dites-vous. Est-ce un fait historique ? Je vais répondre à cette interrogation silencieuse de vos esprits. Que faut-il pour distinguer avec certitude un fait historique d'une fable? Trois choses : la publicité de l'événement; son importance ; et son attestation par des témoins irrécusables. Or quel événement réunit jamais, plus que celui-ci, les caractères de publicité et d'importance désirables? Il s'agissait d'une entreprise ordonnée par un empereur, présidée par un comte de l'empire, exécutée d'un commun accord par les Juifs et les païens, annoncée comme un défi solennel et décisif jeté au Christ et à la foi chrétienne. Publicité plus grande, importance plus ca-ractérisée ne se sont jamais vues. Reste donc uniquement à sa préoccuper des témoignages qui nous ont transmis le résultat final. Nous sommes en droit d'être rigoureux sur leur nombre, leur autorité, leur crédibilité. C'est justice de nous montrer sévères. Mais il se trouve que païens, chrétiens et Juifs sont d'ac- cord ; ils déposent unanimement du même fait. Ammien Marcellin, au XXIIIe livre de son Histoire, proclame l'événement miraculeux. C'est un païen. Parmi les chrétiens, Grégoire de Nazianze, Chrysostome, Rufin, saint Ambroise, Théodoret, Socrate, Sozomène, Zonaras1, Épiphane le diacre 2, Nicéphore Calliste,
-------------------
1 Voici le témoignage de Zonaras : OCto: v.al xbv iv *Icpo?o>û|ioi; àveycîpai vaov toî; ;Io-j5atot; iné^çt'le. Kây.si^wv gtîovût]. TCO/).f| xxl p.£Y35.ai; ôanàvaiç, TrçÇ oly-ûSouv;; àpSa(lév(ov, y.ai oo-jttew ttjv ytîv eî^ v.ata&o/.Trv ÔëfiEÀttov Èroy^lpO'jvtov, 7tvp ).£YETa: tmv ôp-JY^*™'' iOpôov àvïS'.ôou.i'jov v-a-a^iéi'iv -où; cxaTtTOvxa;, ci; àvay» xasÔTivcci aOio-j; rf,; o:.xooo[i^; àTtoayJa»M. (Zuuar., Annal., lib. Xlll, cap. Xilj Patrol. grœc, tom. CXXXIV, col. 1149.)
2. Le diacre Epiphane, auquel il est fait ici allusion, est plus connu sous le titre de Scholasticus (le Scolastique), ce qui signifiait alors le Jurisconsulte. Il vivait en Italie vers l'an 510. A la prière de Cassiodore, il composa en latin un abrécé des Histoires ecclésiastiques de Socrate, Sozomène et Théodoret. Cet ouvrage, très-connu sous le nom d'Historia tripartita, eut un immense succès, et jusqu'au XVe siècle demeura classique dans toutes les écoles de
=================================
p144 POXTIFICÀT DE SAIXT LIBERIUS (339-366).
Glycas 1, et l'arien Philostorge 2, tiennent le même langage. Les sources juives ne nous font pas défaut. David Ganzi3 et le rabbin Gédaliah4 parlent comme Ammien Marcellin et les historiens ecclé-
------------------
l'Europe chrétienne. Voici en quels termes le diacre Epiphane résume l'événement miraculeux dont Jérusalem fut le théâtre, sous le règne de Julien l'Apostat : Cwot gypsi et catcis multa modiorum millia prœparassent, vis magna repente respirons, tempestaies atque procellœ subito faciœ, quidquid congregaium fuerat disperserunt. Adhuc aulem vesanientibus eis, et nequaquam divina longam'mitate correptis, maximus primo terrœ motus est faetus. Et quisquis non fuerat mysteriis divinis imbutus, vehementer attritus est. Cum vero neque hoc terrerentur indicio ignis ex fundatnentis quœ suffodiebantur egrediens, plurimos fodientium concremarei, aliorum membra dissolvit. Nocte quoque plurimis in vicind partit» dormientibus, cadens subito cum tecto ipsa porticus dormientet oppressit. Alia vero die in cœlo signum splendens crucis salutaris apparuii. Sed etiam Judœorum vestes crucis signaculo sunt impletœ, non tamen spleitdente sed nigro colore signala. Hœc itaque Dei rebelles considérantes et divina flagella contremiscentes, ad propria sunt reversi : confitentes esse Deum qui ab eorum progenitoribus ligno probatur appensus. Quod audiens Julianus, dum utique ca- neretur ab omnibus, tanquam Pharao indurato cordenon timuit. [Hisior. Tripat— iita, lit». VI, cap. xliii; Pair, lat., tom. LXIX, col. 1059.)
1. Voici le témoignage de Glycas : 'Ola xaî tcjî 'Iouôaîou; xatà XptTîiavfiv «SïO.isS, cruvr,py£». oï a-jTGÏ; el; 't,m toû vaou otxo5o(jL7rv, e: xal £y.w).u9r(cav 'j~o ).aiXa- t:o;, Gîiofioù, y.al ^i) zwzzîgv 7;vpo; • TTvp yàp i\ aûr<5v Èy.7tr45r,;av tûv ^z[lû.Uoi t?,z opji/;; œOto-j; àvejrà'.Tiïe. (Michael. Glyc, Annal,, pars IV; Patrol. grœc, tom. CLVU1, col. 476.)
2. Nous n'avons plus l'Histoire ecclésiastique de Philostorge dans son entier. Il ne nous reste de cet ouvrage que des fragments ou extraits, recueillis par Photius sous le titre d'Epitome. Philostorge, né en Cappadoce, vers 568, était arien. Son livre, composé exclusivement dans les idées de la secte et commençant à la naissance de l'Arianisme, était d'ailleurs plein de détails fort curieux. Le passage auquel il est fait ici allusion faisait partie du livre VI, n° 14. (Philostorg., Hist. eccles.; Patr. grœc, tom. LXV, col. 552.)
3.Voici le témoignage du rabbin David Ganzi : « L'empereur Julien ordonna de rétablir le saint temple avec magnificence, et il voulut contribuer aux frais de la reconstruction. Mais il survint du ciel un empêchement qui fit cesser le travail; et l'empereur périt quelque temps après dans une expédition contre les Perses. » (Ganz., Semach., part. II, pag. 30.)
4. Voici le témoignage du rabbin Gédaliah : « Aux jours de Rabbi Chanaan et de ses frères, environ l'an du monde 4349, nos annales rapportent qu'il y eut un grand tremblement de terre qui détruisit le temple que les Juifs reconstruisaient à grands frais, par ordre de l'empereur Julien. Le lendemain de ce désastre, le feu du ciel tomba sur les ouvrages, mit eu fusion tout ce qui était de fer dans l'édifice, et consuma un grand nombre de Juifs. » (Schalsc/telcl tfuWaia/a, pag. 109. Cf. VVogensei!, Teta ignea satanœ, pag. 23t.)
=================================
p145 CHAP. I. — PERSÉCUTION DE JUUEN I/APOSTAT.
siastiques. Ainsi toutes les confessions religieuses qui se partageaient l'empire romain, sous Julien l'Apostat, sont unanimes pour attester le fait, le garantir et le présenter comme indubitable. Les historiens s'accordent dans la date qu'ils lui assignent, dans les résultats qu'ils lui attribuent. Amis et ennemis affirment la même chose. A moins de rejeter toute certitude historique et de nier toute espèce d'évidence, il faut convenir qu'aucun fait ne saurait être à la fois mieux confirmé et plus certain. Mais, ajouterons-nous, quel fut réellement le caractère de ce phénomène? Est-il de l'ordre naturel, ou faut-il le regarder comme miraculeux? Pour décider la question, il est nécessaire de peser soigneusement les circonstances, d'étudier le jugement qui en a été porté par les critiques les plus illustres. Or, en examinant dans son ensemble et ses détails cette manifestation extraordinaire, il est impossible d'y méconnaître une intervention prodigieuse, surnaturelle, céleste. Les fondations qui se comblaient à mesure que la main des ouvriers les creusait; les éruptions souterraines de flammes qui n'avaient jamais paru en ce lieu et qu'on n'y revit jamais depuis ; les tourbillons ignés qui poursuivaient les travailleurs ; le concours simultané du feu, de l'ouragan et du tremblemeut de terre ; enfin, les croix empreintes d'une manière indélébile sur les vêtements des Juifs, tous ces faits, et chacun d'eux, portent l'empreinte du surnaturel. De là l'unanime accord des auteurs chrétiens à pro- clamer le miracle qu'ils ne cessaient d'opposer aux païens, et de jeter à la face des Juifs ; de là l'attitude embarrassée des païens, et les frémissements de la synagogue ; de là cet ébranlement des consciences à Jérusalem; de là ces conversions racontées par saint Grégoire de Nazianze et subitement opérées en face même du prodige, quand la foule terrifiée s'écriait que le Dieu des chrétiens était le seul véritable. L'événement est donc indubitable, miraculeux, divin. Nous sommes donc en droit d'affirmer, comme conséquences immédiates et rigoureuses de ce grand fait, des axiomes suivants : Il est certain que dans la double lutte engagée contre l'Eglise de Jésus-Christ, par le paganisme d'une part et le judaïsme de l'autre, Dieu fit entendre sa voix et proclamer surna-
===========================
p146 PONTIFICAT DE SAINT IIEEKIOS fSo^"^6)1
turellement la victoire du Christ. L'intervention divine contre les païens et les Juifs coalisés pour la réédification du temple de Salomon rappelle cet autre fait miraculeux qui dispersa, dans la plaine de Sennaar, les constructeurs de l'immense tour de Babel. Il est donc vrai que Dieu s'est plu à déployer les forces souveraines de sa toute-puissance pour établir et confirmer le christianisme. Il est donc vrai que l'œuvre de Jésus-Christ est l'œuvre du ciel non de la terre, l'œuvre de Dieu non des hommes. Par conséquent, l'hostilité contre l’œuvre de Jésus-Christ est une impiété aussi monstrueuse que le serait la révolte contre la toute-puissance de Dieu même1. »