tome 23 p. 490
CHAPITRE VIII.
Que les représentations du théâtre, où l'on voit les infamies des dieux, les rendent favorables loin de les offenser.
Mais, dira‑t‑on , nous apprenons ces choses par les fictions des poètes et non dans les fêtes des dieux. Je ne veux pas dire que les fêtes sont plus infâmes que les pièces de théàtre ; je dis seulement, et l'histoire m'en est témoin, que ce n'est point par une superstition aveugle que les Romains mêlèrent aux fêtes des dieux, comme un hommage, ces jeux où l'on représente les fables inventées par les poètes ; mais les dieux eux‑mêmes les réclamèrent impérieusement, les obligèrent de force et voulurent être ainsi honorés solennellement. J'ai déjà touché ce point dans le premier livre. (ch. xxxii.) Car ce fut à l'occasion d'une peste qui désolait la ville, que les pontifes introduisirent à Rome les représentations théâtrales. Or, dans la conduite de la vie, qui ne pensera pas devoir prendre pour règle les actions, que l'on représente dans ces jeux établis par l'ordre des dieux, plutôt que les conseils dictés par une autorité humaine ? S'il est faux que Jupiter soit adultère, comme l'ont imaginé les poètes, ces chastes divinités, justement irritées, ne devaient‑elles pas punir non l'omission, mais l'odieuse invention de ces jeux ? Et c'est là, ce que le théâtre dans la comédie et la tragédie offre de moins infâme ; les fables des poètes données en spectacle contiennent bien des choses honteuses, mais du moins, voilées sons une certaine décence d'expressions, ce qui n'a pas lieu dans beaucoup d'autres pièces. Aussi ces fables sont‑elles les leçons que les enfants sont obligés de lire et d'apprendre, sous la direction de vieillards qui appellent ces études honnêtes et libérales !
=================================
p491 LIVRE Il. ‑ CHAPITRE IX.
CHAPITRE IX.
Les anciens Romains pensaient qu'on devait réprimer la licence, que les Grecs, d'après le conseil de leurs dieux, avait accordée aux poètes.
Que pensaient les anciens Romains de cette licence? Cicéron nous l'apprend dans ses livres de la République (1); il fait dire à Scipion l’Africain (2) dans une discussion : « Que jamais la comédie n'eût pu étaler ses ignominies sur la scène, si la corruption des mœurs ne l'y eût autorisée. » Et, du reste, les anciens Grecs pouvaient donner une certaine raison de la fausse opinion qu'ils avaient sur les théâtres; chez eux, d'après une loi, la comédie pouvait dire ce qu'elle voulait et sur les choses et sur les personnes. Aussi, comme dit le même Scipion dans le livre cité plus haut: « Qui n'a‑t‑elle pu attaqué? on plutôt tourmenté? qui a‑t‑elle épargné? Oui, elle a flétri des citoyens obscurs, corrompus et séditieux, Cléon, Cléophon, Hyperbolus (3); passe encore pour ces hommes, ajoute‑t‑il; cependant, c'était plutôt le devoir du censeur que celui du poète de les flétrir. Mais, que Périclès après avoir gouverné Athènes, glorieusement et pendant de longues années en temps de guerre et en temps de paix; que cet homme ait été outragé dans des vers, que ces vers aient été débités sur la scène, ce n'était pas moins odieux que si chez nous Plaute ou Névius (4) eussent voulu ternir la gloire de Publias ou de Cnéius Scipion, ou Cécilius (5) celle de Marcus Caton. » Et il ajoute : « Au contraire, chez les Romains, bien que les lois des douze Tables n'aient édicté la peine de mort que contre un petit nombre de crimes, cependant, elles l'ont formulée contre celui qui, par des vers ou des représentations licencieuses, aurait outragé ou flétri la réputation d'autrui. Cela est très‑juste. En effet, les magistrats seuls ont le droit de juger notre conduite après une discussion loyale et il ne peut être permis de déverser sur nous le blâme, qu'à la condition que nous pourrons nous défendre et faire appel à la justice. » J'ai cru devoir faire presque textuellement cet emprunt au quatrième livre de la République de Cicéron; je n'y ai supprimé ou changé que quelques mots pour plus de clarté. Ce passage, en effet, vient bien au su-
----------
(1) Ces livres de Cicéron sont perdus. ‑ (2) Cet interlocuteur est le second Africain, le destructeur de Numance et de Carthage.
(3) Plutarque (in Nicia) parle de Cléon, de Cléophon et d'Hyperbolus. Il a également écrit la vie de Périclès.
(4) Plaute et Névius, poètes comiques; le dernier mourut à Utique, où il avait été exilé, pour avoir attaqué dans ses vers Métellus et
Scipion l'Africain.
(5) Cécilius Stace, poète comique, originaire des Gaules, était le compagnon d'Ennius.
=================================
p492 DE LA CITÉ DE DIEU.
jet que je m'efforce d'exposer selon mon pouvoir. Après avoir ajouté encore quelques réflexions, il conclut en montrant que les anciens Romains n'aimaient, sur la scène, ni la louange, ni le blâme pour aucun homme vivant. Toutefois, je l'ai remarqué, si les Grecs agissaient avec moins de réserve, ils étaient plus excusables, sachant que leurs dieux trouvaient un plaisir et un agrément dans ces pièces de théâtre, qui dévoilaient les infamies, non‑seulement des hommes, mais aussi les leurs, soit réelles, soit inventées par l'imagination des poètes; et plût à Dieu que l'on se fût contenté de rire de ces crimes des dieux sans chercher à les imiter ! Là, où les dieux n'avaient nul souci de leur réputation, il eût été trop prétentieux de vouloir épargner celle des citoyens et même celle des magistrats.
CHAPITRE X.
Funeste artifice des démons, qui veulent que l’on raconte à leur sujet des crimes vrais ou faux.
Et qu'on n'allègue pas comme excuse, que ces infamies divines n'étaient que des fictions sans réalité; une telle invention n'en est que plus coupable, au point de vue religieux; mais au point de vue de la malice des démons, quelle ruse et quel artifice plus propre à séduire? La diffamation d'un magistrat honnête, qui rend des services à la patrie, n'est‑elle pas d'autant plus odieuse qu'elle s'écarte davantage de la vérité, et qu'elle est plus opposée à la conduite ordinaire de cet homme ? Mais si c'est un dieu qu'on outrage indignement, quel supplice ne méritera pas une telle audace ? Mais les esprits mauvais, faussement considérés comme dieux, aiment qu'on leur attribue des crimes qu'ils n'ont point commis; c'est ainsi que par ces opinions trompeuses ils enlacent comme dans des filets les âmes humaines, et les entrainent avec eux dans les supplices destinés aux méchants. Que ces crimes aient été commis par des hommes, que ces esprits, amis de l'erreur humaine, aiment à voir divinisés, et dans lesquels ils trouvent par mille artifices le moyen de se faire adorer, ou que ces mêmes crimes ne soient le fait d'aucun mortel, ces esprits faux et trompeurs les acceptent volontiers pour le compte de la divinité. Par là, le ciel même couvre de son autorité les forfaits et les turpitudes qui peuvent souiller la terre. Aussi les Grecs, adorateurs de telles divinités, ne prétendirent point au respect des poètes au milieu des licences effrénées du théâtre, soit désir d'imiter leurs divinités, soit crainte de provoquer leur indignation par une
=================================
p493 LIVRE Il. - CHAPITRE XI.
réputation, qui les aurait élevés au-dessus de leurs
dieux.
CHAPITRE XI.
Les comédiens admis aux charges
publiques chez les Grecs, parce qu'il n'eût pas été juste que les hommes
dédaignassent ceux qui apaisaient les dieux.
C'est pour la même raison que
les acteurs furent aussi admis chez les Grecs aux premières charges de l'Etat.
Ainsi, comme nous le voyons dans ce même livre de la République, on confia le
gouvernement d'Athènes à Eschine (1), homme très-éloquent de cette ville, qui
avait joué la tragédie dans sa jeunesse, et plusieurs fois les Athéniens
choisirent Aristodème, autre acteur tragique
pour l'envoyer traiter avec Philippe, les plus graves intérêts de la
paix et de la guerre. En effet, si ces arts et ces jeux étaient agréables aux
dieux, il ne paraissait pas que l'on dût noter d'infamie ceux qui s'y
livraient. Chose honteuse pour les Grecs, mais conséquence logique de leurs
idées religieuses ! voyant que leurs dieux eux-mêmes abandonnaient
volontiers leur propre vie au dire des poètes et des histrions, pouvaient-ils
oser y soustraire la vie des citoyens? Au contraire, loin de mépriser ils
jugèrent dignes de tous les honneurs de la république, les hommes qui
produisaient sur le théâtre ces scènes agréables aux divinités protectrices du
pays. Et, en effet, où était le motif d'honorer les prêtres qui offraient aux dieux
des sacrifices agréables, et de regarder comme infâmes les acteurs qui
procuraient aux dieux un plaisir et un honneur qu'ils exigeaient et dont
l'omission aurait attiré leur courroux, selon leurs propres menaces? Du reste,
Labéon (2), homme très-versé, dit-on, dans ces matières, distingue selon le
culte qu'on leur rend deux sortes de divinités, les unes bonnes, les autres
mauvaises; on apaise celles-ci, dit-il, par du sang et des gémissements
suppliants ; pour les autres, il faut un culte plein de joie et d'allégresse,
des jeux, des festins, des lectisternes, (voir plus loin: Liv. 111, ch. xvii).
Plus tard, si Dieu nous le permet, nous examinerons plus en détail toutes ces
opinions. Pour le moment, sans considérer si les mêmes hommages étaient rendus
indifféremment à tous les dieux, comme étant tous bons (car, pourquoi des dieux
mauvais, mais ceux dont nous parlons le sont tous, puisqu'ils ne sont que des
esprits immondes?) ou bien si, suivant la distinction de Labéon , on honorait
----------
(1) Plutarque (de
Decem Rhetoribus) nous apprend ces détails sur Eschine et Aristodème.
(2) Il y eut trois Labéon, jurisconsultes également habiles; mais le plus
célèbre fut Antistius Labéon, contemporain d'Auguste, et qui, outre la science
du droit, était très-versé dans la connaissance de l'antiquité. C'est de ce
dernier que parle ici saint Augustin.
=================================
p494 DE LA CITÉ DE DIEU.
les uns d'une façon et les autres d'une autre, disons seulement que les Grecs agissaient très conséquemment à leurs principes, en accordant une égale considération aux prêtres, ministres des sacrifices, et aux acteurs qui exécutaient les représentations du théâtre. Ainsi, ils ne voulaient faire injure ni à tous leurs dieux, si tous aimaient également les jeux de la scène, ni, ce qui eût été plus criminel, aux bons seulement, si, seuls ils prenaient plaisir à ces divertissements.
CHAPITRE XII.
Les Romains, en refusant aux poètes, à l'égard des hommes, une liberté qu'ils leur accordaient à l'égard des dieux, avaient meilleure opinion d'eux‑mêmes, que de leurs dieux.
Pour les Romains, Scipion vante leur sagesse dans le discours sur la République; remarquant qu'ils n'avaient point voulu, sous peine de mort, contre les transgresseurs de cette défense, que leur vie ou leur réputation fût exposée à la malignité des poètes. Loi juste et honorable pour eux, mais pleine de dédain et d'impiété à l'égard des dieux. Ceux‑ci se laissaient patiemment et même volontiers couvrir d'opprobres et d'ignominies par les poètes; les Romains le savaient, et ces outrages leur parurent plutôt insupportables pour eux que pour leurs dieux; la loi les en mit à couvert, tandis qu'ils ne craignirent pas d'en abreuver les dieux dans les solennités religieuses. Eh ! quoi, Scipion, pourquoi vanter cette défense qui ôte aux poètes de Rome la faculté d'outrager un citoyen, tandis qu'ils n'ont de respect pour aucune de vos divinités ? L'honneur de votre sénat est‑il donc plus à ménager que l'honneur du Capitole, et celui de Rome seule plus que celui du ciel tout entier ? Est‑ce pour cela qu'une loi expresse interdit aux poètes la médisance à l'égard des citoyens, tandis qu'ils lancent impunément tant d'injures contre les dieux, sans que ni sénateur, ni censeur, ni magistrat, ni pontife s'en mette en peine? Que Plaute ou Névius aient mal parlé de Publius et de Cnéius Scipion, ou Cécilius de Caton, ce sera donc une indignité; et il ne sera point inconvenant, que votre Térence (1) irrite les passions de la jeunesse par l'exemple honteux du très‑bon et très‑grand Jupiter?
CHAPITRE XIII.
Les Romains auraient dû comprendre que leurs dieux, qui voulaient étre honorés par des jeux pleins d'ignominie, ne méritaient pas les honneurs divins.
Voici sans doute, ce que répondrait Scipion, s'il vivait encore : Comment ne pas laisser
---------
(1) Poète comique, ami de Scipion et de Lelius, qui, dit‑on, l'aidèrent à composer ses comédies.
=================================
p495 LIVRE Il. ‑ CHAPITRE XIII.
impunies des choses que les dieux eux‑mêmes ont rendues sacrées, en introduisant dans les moeurs romaines ces jeux du théâtre où tout cela ce fait, se débite et se représente avec solennité? N'en ont‑ils pas fait une partie essentielle de leur culte? Mais, pourquoi n'avoir pas compris par là même, que ces dieux n'étaient point des dieux véritables, et ne méritaient point que la république leur rendît les honneurs dûs à la divinité ? S'ils eussent prescrit des jeux insultants pour les Romains, aurait‑on cru pouvoir ou devoir les honorer ainsi? Comment donc a‑t‑on pu vénérer, comment n'a‑t‑on pas plutôt détesté ces esprits qui, ne cherchant qu'à séduire, ont voulu qu'on célébrât leurs crimes au milieu même de leurs solennités religieuses? Cependant, quoique, séduits par une funeste superstition, ils rendissent les honneurs divins à ces esprits qui avaient réclamé ces obscénités de la scène, comme une chose sacrée, les Romains eurent assez le respect de leur propre dignité, pour ne point imiter les Grecs, et refuser tout honneur aux acteurs qui représentaient ces pièces. Au contraire, le même Scipion dans Cicéron, nous dit : « Que, pour eux, l'art du théàtre et des jeux était une profession infamante, et que ceux qui l'exerçaient, non‑seulement ne pouvaient prétendre aux dignités accordées aux autres citoyens, mais que même ils étaient exclus de leur tribu (1) par ordre du censeur. » Disposition pleine de sagesse et glorieuse pour les Romains ! Pourtant, je voudrais plus de suite, plus de conséquence dans cette sagesse. Qu'un citoyen romain, quel qu'il soit, veuille être acteur, alors, non‑seulement, la voie des honneurs lui est fermée, mais encore la note du censeur ne lui permet pas de rester dans sa propre tribu. 0 sentiment jaloux de l'honneur de la cité, ô inspiration vraiment romaine ! Mais je le demande, qu'on me donne une bonne raison, m'expliquant pourquoi les acteurs sont exclus de toutes les dignités, tandis que les jeux du théâtre font partie du culte divin ? Longtemps la vertu romaine ignora cet art, qui, sous prétexte d'amuser, amène la corruption des moeurs. Les dieux en ont réclamé l'exercice ? Alors, pourquoi mépriser cet acteur qui honore la divinité ? Comment oser noter d'infamie celui qui joue sur la scène un rôle honteux, et adorer celui qui exige cet hommage? Cette dispute doit se régler entre les Grecs et les Romains, c'est eux qu'elle regarde. Les premiers pensent qu'il est juste d'honorer les hommes du théâtre, puisqu'ils adorent les dieux qui, eux-
-----
(1) Etaient exclus de leur tribu.. C'est-à‑dire, que le censeur les faisait passer dans une tribu inférieure, ce qui était une note infamante. (Vol. Tite‑Liv., Livre XLV.)
=================================
p496 DE LA CITÈ DE DIEU.
mêmes, exigent cette sorte d'honneur; les seconds ne permettent point aux acteurs de souiller de leur présence, même la tribu où le peuple est admis, ni à plus forte raison le sénat. Or, voici un raisonnement qui embrasse toute cette controverse. Les Grecs posent cette majeure : Si ces dieux ont droit à des hommages, il faut assurément honorer les acteurs ; or, disent les Romains, de tels hommes ne méritent aucun honneur; donc, concluent les chrétiens, ces dieux n'ont droit à aucun hommage.
CHAPITRE XIV.
Platon, qui ne voulait point de poètes dans une bonne république, fut meilleur que ces dieux, qui mêlèrent à leur culte les représentations du théâtre.
1. Les poètes eux‑mêmes, auteurs de telles inventions, ces poètes qui, d'après la loi des douze Tables, ne peuvent blesser la réputation des citoyens, et qui d'ailleurs, lancent tant d'outrages contre les dieux, pourquoi ne sont‑ils pas infâmes comme les comédiens ? Voilà ce que je demande maintenant? On honore les auteurs de ces fictions déshonorantes pour les dieux, et on flétrit ceux qui les représentent, est‑ce justice ? N'est‑ce pas plutôt à Platon qu'il faut décerner la palme? Ce philosophe, se formant l'idéal d'une bonne république, voulait que l'on en expulsât les poètes comme des ennemis de la vérité. Or, cet homme ne pouvait supporter qu'on insultât les dieux; il repoussait également ces fables propres à altérer et à corrompre les mœurs des citoyens. Maintenant, mettez d'un côté Platon, ce simple mortel qui éloigne les poètes pour préserver les citoyens de l'erreur, et de l'autre ces immortels qui approuvent ces spectacles impurs, comme un honneur dû à leur divinité. Si ce philosophe par ses leçons ne put empêcher d'écrire ces histoires scandaleuses, du moins, il fit ses efforts pour en détourner les Grecs frivoles et corrompus ; les dieux, au contraire, par une volonté formelle les firent représenter chez les graves et austères Romains. Non‑seulement, ils exigèrent de force, mais ils voulurent qu'on leur dédiât ces spectacles, qu'on les leur consacrât, qu'on les célébrât solennellement en leur honneur. A qui donc appartiennent plus justement les honneurs divins ? Est‑ce à Platon qui interdisait de tels crimes et de telles infamies, ou bien aux démons, heureux d'avoir ainsi trompé les hommes, auxquels Platon n'avait pu faire entendre la vérité?
2. Labéon met ce philosophe au rang des demi‑dieux, comme Hercule, comme Romulus. Or, il place les demi‑dieux au‑dessus des héros; mais, selon lui, les uns et les autres doivent compter parmi les dieux. Cependant, je n'hésite
=================================
p497 LIVRE Il. ‑ CHAPITRE XIV.
pas à préférer, non‑seulement, aux héros, mais à toutes ces divinités païennes, celui qu'il appelle un demi‑dieu. Les lois romaines se rapprochent des sentiments de Platon; celui‑ci condamne absolument toutes ces fictions des poètes; ces lois enlèvent, du moins, aux poètes la liberté de mal «parler des hommes. Platon interdit aux poètes le séjour même de la ville; les Romains déclarent incapables de remplir les fonctions publiques les acteurs qui représentent les fictions poétiques; peut‑être les eussent‑ils absolument bannis, s'ils n'eussent craint ces divinités, qui ont commandé les jeux du théâtre. Les Romains ne pouvaient donc recevoir, ni attendre de leurs dieux des lois propres à former ou à corriger les mœurs, puisque, par leurs propres lois, ces dieux se trouvent humiliés et confondus. En effet, les dieux réclament comme un honneur des jeux scéniques; les Romains écartent de tous les honneurs les acteurs qui se prêtent à la représentation de ces jeux; les premiers veulent que, dans leurs fêtes, on célèbre leurs infamies par des inventions poétiques; les seconds ne permetteut pas à l'impudence des poètes de s'exercer contre les hommes. Or, Platon, ce demi‑dieu, s’opposa au libertinage de ces divinités, et montra ce que la perfection demandait encore au caractère romain, quand il bannit complétement d'une république modèle, les poètes qui mentent à plaisir, et qui proposent, à l'imitation des hommes faibles, les plus grands crimes comme des actions divines. Pour nous, nous ne considérons Platon, ni comme un dieu, ni comme un demi‑dieu; nous ne le comparons ni à un ange du Dieu tout‑puissant, ni à un prophète inspiré, ni à un apôtre, ni à aucun martyr, ni à un simple chrétien ; avec l'aide de Dieu, nous en donnerons la raison en son lieu. Cependant, si l'on veut qu'il soit un demi‑dieu, nous le préférons, sinon à Romulus et à Hercule, (quoique nul poète, nul historien ne lui attribue soit le meurtre d'un frère, soit quelques autres crimes (1)) ; nous le préférerons, dis‑je, à Priape, à un Cynocéphale, et enfin à la Fièvre, à tous ces dieux que les Romains empruntèrent aux étrangers, ou qu'ils se firent eux‑mêmes. Quand de si grands maux menaçaient d'envahir les esprits et de corrompre les mœurs, ces dieux auraient‑ils pu y mettre obstacle par de sages préceptes et de bonnes lois; et lorsque ces maux s'étaient comme enracinés, auraient‑ils pu les extirper? Ils avaient, au contraire, jeté la semence des vices, ils en avaient favorisé le développement, en manifestant le désir de voir étaler sur la scène, aux yeux des peuples, les actions honteuses qu'ils avaient faites, ou qu'ils voulaient qu'on leur attribuât ; afin que, abrité sous leur divine autorité, le cœur humain pût se
------
(1) Le meurtre d’un frère, comme à Romulus qui avait tué son frère; quelques autres crimes. Les poètes et les historiens mettaient, en effet, un grand nombre de crimes sur le compte d'Hercule.
=================================
p498 DE LA CITÉ DE DIEU.
laisser enflammer par les plus honteuses passions. C'est ce dont se plaint vainement Cicéron lorsque, à propos des poètes, il s'écrie (Ill Tusc.) «Se sentant appuyés par les clameurs et les applaudissements du peuple, comme si c'étaient ceux d'un juge illustre plein de sagesse, voyez quelles ténèbres ils répandent ? quelles terreurs ils inspirent ? quelles passions ils allument ? »
CHAPITRE XV.
Les Romains se créèrent certains dieux par adulation, et non par raison.
Quelle fut la raison qui, chez les Romains, présida au choix de ces dieux, mêmes faux? N'est‑ce pas surtout l'adulation? Ainsi ce Platon, à qui l'on attribue la qualité de demi‑dieu, et qui a tant travaillé par ses leçons à éloigner des esprits les vices, qui corrompent le plus les mœurs, n'obtient pas même le moindre sanctuaire; mais ils mettent leur Romulus au-dessus d'un grand nombre de divinités, quoique, d'après l'enseignement secret de leurs mystères, il doive être considéré plutôt comme un demi‑dieu que comme un dieu. Ils lui accordent même un flamine, ordre des plus relevés dans le sacerdoce, chez les anciens Romains, comme l'indique la hauteur du bonnet. Aussi trois divinités seulement avaient leurs flamines, il y avait le Dial pour Jupiter, le Martial pour Mars, et le Quirinal pour Romulus; car celui‑ci après l'apothéose, que lui décerna l'amour des citoyens, fut appelé Quirinus. Il reçut donc un honneur qui ne fut accordé ni à Neptune ni à Pluton, frères de Jupiter, ni même à Saturne, leur père; partant, il fut plus considéré que ces dieux, puisqu'on attacha à son culte un prêtre égal en dignité à celui de Jupiter; peut‑être même Mars n'obtint‑il un flamine que par égard pour Romulus son fils.
CHAPITRE XVI.
Si ces dieux avaient quelque souci de la justice, ils auraient eux‑mêmes donné aux Romains des lois, au lieu de les obliger à en emprunter à la Grèce.
Or, si les Romains avaient pu recevoir des règles de conduite de leurs divinités, ils n'auraient pas eu besoin, peu après la fondation de Rome, d'emprunter aux Athéniens les lois de Solon, qu'ils s'efforcèrent encore d'améliorer et de perfectionner, ne croyant pas devoir les conserver telles qu'ils les avait reçues. Lycurgue avait bien imaginé de dire que les lois, qu'il donnait à Lacédémone, lui avaient été inspirées par Apollon; les Romains eurent la sagesse de
=================================
p499 LIVRE Il. ‑ CHAPITRE XVII.
ne pas y croire, aussi n'est‑ce pas à cette source qu'ils puisèrent leur législation. Numa Pompilius, successeur de Romulus, leur donna, dit‑on, quelques lois, mais insuffisantes pour le bon gouvernement de la cité. Il établit également des solennités religieuses; cependant on ne voit point que les dieux lui aient dicté ces règlements. Ainsi les dieux ne se mettent nullement en peine de préserver leurs adorateurs de tous ces maux, qui, au jugement des plus illustres païens (Plautus in Persa), amènent la ruine des états, alors même que les villes sont debout, erreurs de l'intelligence, désordres dans la vie et dans les mœurs; loin de chercher à écarter ces maux, nous avons montré plus haut qu'ils avaient eu à cœur de les développer.
CHAPITRE XVII.
Enlèvement du Sabines, et autres injustices qui se commirent même aux meilleures époques de la République romaine.
Peut-être les dieux ne donnèrent‑ils point de lois aux Romains, parce que, comme dit Salluste (De conjur. Catil.), chez ce peuple le droit et la vertu étaient aussi efficacement commandés par la conscience que par des lois? Je serais tenté de croire, que ce fut, en effet, cette conscience et ce respect du droit qui présidèrent à l'enlèvement des Sabines ! Ces filles étrangères sont attirées sous le prétexte perfide d'un spectacle, elles sont enlevées non point par leurs parents, mais chacun s'empare par force de celle qu'il peut saisir; quoi de mieux, quoi de plus juste ! Si c'était une injustice de la part des Sabins de ne point accorder les femmes qu'on leur demandait, l'injustice ne fut‑elle pas plus criante quand les Romains les enlevèrent de force? Il eût été plus conforme à l'équité de faire la guerre à des voisins, qui refusaient des épouses à leurs voisins, que de la faire à des parents qui réclamaient des filles qu'on leur avait ravies. Dans ce cas, le dieu Mars aurait assisté son fils, et celui‑ci en vengeant par les armes l'injure du refus, aurait ainsi obtenu les mariages désirés. La guerre n'aurait‑elle pas autorisé le vainqueur à s'emparer, avec quelque apparence de droit de ces femmes, qu'on lui avait injustement refusées? Or, la paix ne lui donnait nullement ce droit, et il ne fit ensuite qu'une guerre injuste contre des pères justement indignés. Mais voici qui fut vraiment plus heureux et plus honorable pour les Romains, c'est que malgré les jeux du cirque, institués en mémoire de ce fait odieux (1), l'exemple qu'ils rappelaient ne fut approuvé ni dans la ville, ni dans le reste de l'état; les Romains purent bien, malgré ce rapt injuste, faire de
-------------
(1) Les jeux du cirque en l’honneur de Neptune équestre furent célébrés pour la première fois par Romulus, pour attirer les femmes voisines et principalement les filles des Sabins, dont il méditait l'enlèvement.
=================================
p500 DE LA CITE DE DIEU.
Romulus un dieu, mais nulle loi, nulle coutume autorisée ne permit chez eux de semblables enlèvements. C'est sans doute ce même sentiment de justice et d'équité, qui porta Junius Brutus, après l'expulsion du roi Tarquin et de ses fils, dont l'un avait outragé Lucrèce, à forcer son collègue Tarquin Collatin, cet homme de bien, cet homme juste, ce mari de Lucrèce, de renoncer au consulat, et de s'exiler, à cause de la parenté et du nom, qui le reliaient à la famille des Tarquins (1). Le peuple favorisa ou du moins souffrit cette injustice, le peuple qui cependant avait élevé Collatin au consulat, aussi bien que Brutus ! C'est encore ce même sentiment de droiture et d'équité, qui rendirent Rome si ingrate envers Marcus Camille, illustre guerrier de ces temps anciens? Les Véiens, ennemis acharnés du peuple romain, avaient pendant dix ans de guerre fait essuyer aux armes romaines de nombreux et rudes échecs, et lorsque Rome tremblante craignait pour son propre sort, Camille remporte sur les ennemis une victoire signalée, s'empare de leur opulente cité; mais l'envie des détracteurs de sa vertu le poursuit, les tribuns du peuple l'accusent, et pour éviter une condamnation certaine, il se voit obligé de s'exiler de lui‑même; absent, il est condamné à payer dix mille livres, lui qui devait encore bientôt délivrer des mains des Gaulois son ingrate patrie. Mais il serait fastidieux de rappeler toutes les hontes, toutes les injustices dont était remplie cette ville; les grands voulaient dominer le peuple, le peuple résistait, et les défenseurs de l'un et l'autre parti étaient bien plus guidés par le désir du triomphe, que par l'amour de l'équité et de la vertu.