Daras tome 27
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CHAPITRE XVIII.
Il n'y a pas de don de Dieu plus excellent que la charité.
32. Il n'y a point de don de Dieu plus excellent que celui‑là; c'est le seul qui fasse la séparation des enfants du royaume éternel de ceux de la perdition éternelle. Il nous est donné d'autres dons par le Saint‑Esprit, mais, sans la charité, ils ne servent de rien. Aussi quiconque n'a point reçu par le Saint‑Esprit un tel don qui lui fasse aimer Dieu et le prochain, ne passera point de la gauche à la droite. Le Saint‑Esprit n'est appelé proprement Don, qu'à cause de la charité; et quiconque n'a point la charité, n'est qu'un airain sonore et une timbale retentissante, quand bien même il parlerait la langue des hommes et des anges (1 Cor., XIII, 1); aurait-il reçu le don de prophétie, sût‑il tous les mystères, eût‑il toute science en partage, possédât‑il toute foi au point de transporter les montagnes, ce n'est rien; distribuerait‑il tous ses biens aux pauvres, et livrerait‑il son corps pour être brûlé,
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cela ne lui servirait de rien. Quel bien est‑ce donc que celui sans lequel de tels biens ne peuvent conduire personne à la vie éternelle? Au contraire, la dilection ou la charité, car ce sont deux noms différents d'une seule et même chose, conduit au royaume éternel celui qui l'a, quand bien même il n'aurait point le don des langues, ni celui de prophétie, qu'il ne connaîtrait point tous les mystères et n'aurait point toute science, ne distribuerait point tout son bien aux pauvres soit parce qu'il n'en aurait point à leur distribuer, soit que le besoin l'empêcherait de le faire, et ne livrerait point son corps pour être la proie des flammes parce qu'il n'y a pas lieu de souffrir un tel martyre; c'est au point que la foi elle‑même ne saurait être utile que par la charité. Elle peut bien exister sans la charité, mais elle ne peut servir sans elle. Voilà pourquoi l'Apôtre dit : « En Jésus‑Christ, ni la circoncision ni l'incirconcision ne servent de rien, il n'y a que la foi qu'anime la charité qui serve, » (Gal., V, 6) distinguant ainsi cette foi de celle par laquelle les démons eux‑mêmes croient aussi et tremblent. La charité qui est de Dieu est donc Dieu, elle est proprement le Saint-Esprit, par qui est répandue dans nos cœurs la charité qui est Dieu et par laquelle toute la Trinité habite en nous. (Rom., V, 5.) C'est pourquoi le Saint‑Esprit tout étant Dieu est appelé avec beaucoup de raison le Don de Dieu. (Act., VIII, 20.) Or, par ce Don que faut‑il entendre proprement, si ce n'est la charité qui conduit à Dieu, et sans laquelle tout autre don de Dieu quel qu'il soit ne conduit point à lui ?
CHAPITRE XIX.
L’Esprit saint est appelé don de Dieu dans les Ecritures.
33. Mais faut‑il prouver aussi que le Saint-Esprit a été appelé le Don de Dieu dans les saintes Lettres ? Si c'est ce qu'on attend de nous, nous avons les propres paroles du Seigneur Jésus-Christ qui dit dans l'évangile selon saint Jean : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive, car quiconque croit en moi verra sortir de son coeur des eaux vives, comme dit l'Ecriture.» Or, l'évangéliste poursuivant ajoute: « Il entendait parler de l'Esprit saint que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui. » (Jean, VII, 37 à 39.) C'est ce qui faisait dire aussi à l'apôtre Paul : «Et tous, nous avons bu un seul et même esprit. » (1 Cor., X, 4.) Mais on demande si cette eau a été appelée don de Dieu dans le même sens que le Saint‑Esprit. De même que nous venons de trouver que l'eau dont il est parlé dans ce texte est le Saint‑‑Esprit, ainsi trouvons‑nous ailleurs, dans l'Evangile même, que cette eau a été appelée le don de Dieu. En
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effet, dans son entretien avec la Samaritaine, sur le bord du puits, le Seigneur lui ayant dit: «Donnez‑moi à boire, » et la Samaritaine ayant répondu que les Juifs n'ont point de rapport avec les Samaritains, Jésus répartit en disant: « Si vous connaissiez le Don de Dieu et qui est celui qui vous dit : Donnez‑moi à boire, vous lui en auriez sans doute demandé vous-même, et il vous aurait donné une eau vive. Cette femme lui dit: Seigneur, vous n'avez point avec quoi puiser et le puits est profond, d'où pourriez‑vous donc avoir cette eau vive ? » et le reste. « Jésus lui répondit: quiconque boit de cette eau aura encore soif, au lieu que celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif, mais l'eau que je lui donnerai, deviendra en lui une fontaine d'eau qui rejaillira jusque dans la vie éternelle. » (Jean, IV, 7 à 14.) Comme cette eau vive, selon l'explication même de l'Apôtre, n'est autre que le Saint‑Esprit, il est hors de doute que le Saint‑Esprit est le Don de Dieu dont le Seigneur dit dans le passage que je viens de citer: « Si vous connaissiez le Don de Dieu, et qui est celui qui vous dit : Donnez‑moi à boire, vous lui en auriez sans doute demandé vous‑même, et il vous aurait donné une eau vive. » Car ce qu'il dit ailleurs : «Il sortira de son cœur des fleuves d'eau vive, » (Jean, Jean,VII, 38) revient à ce qu'il dit en cet endroit : « Mais l'eau que je lui donnerai deviendra, en lui, une fontaine d'eau qui rejaillira jusque dans l'éternité. » ( IV, 14.)
34. L'apôtre Paul dit aussi : « La grâce a été donnée à chacun de nous, selon la mesure du don du Christ, » (Ephés., IV, 7) et pour nous montrer que le don du Christ c'est le Saint-Esprit, il poursuit en ces termes : « C'est pourquoi il est monté en haut, il a mené une grande multitude de captifs et a répandu ses dons sur les hommes. » (Ibid., 3.) Or, il est bien connu que le Seigneur Jésus, après sa résurrection d'entre les morts, étant monté au ciel, a donné le Saint‑Esprit dont furent remplis ceux qui avaient cru en lui, lesquels se mirent à parler les langues de tous les pays. Il ne faut point s'arrêter à ce qu'il y a «ses dons, » au lieu de son don, car cela vient de ce qu'il a emprunté ce texte au Psalmiste; Voici en effet ce qu'on lit dans un psaume : «Vous êtes monté en haut, vous avez pris un grand nombre de captifs et vous avez reçu vos dons parmi les hommes. » (Ps. LXVII, 19.) Telle est en effet la leçon de plusieurs exemplaires, surtout des exemplaires grecs; c'est aussi la version que nous tenons de l'hébreu. L'Apôtre a donc dit : « ses dons, » au lieu de: son don, comme le prophète; mais quoique le prophète ait dit : « Vous avez reçu vos dons parmi les hommes, » l'Apôtre a préféré dire : «Il a répandu ses dons sur les hommes, » afin que des deux expressions dont l'une est
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d'un prophète et l'autre d'un apôtre, et qui ont l'une et l'autre l'autorité de la parole de Dieu, il ressortît un sens complet. En effet, l'une et l'autre expression sont également vraies, il a donné aux hommes et il a reçu parmi les hommes. Il a donné aux hommes, comme la tête donne à ses membres, et il a reçu parmi les hommes; parce qu'il est lui‑même dans ses membres; ses membres ce sont ceux pour qui il s'écriait du haut du ciel: « Saul, Saul, pourquoi me persécutez‑vous? » (Act., IX, 4) ce sont ceux dont il disait : «Quand vous l'avez fait à un des moindres des miens, c'est à moi que vous l'avez fait. » (Matth., XXV, 40.) Le Christ même a donc donné du haut du ciel, et reçu sur la terre. Or, le prophète et l'apôtre se sont servis l'un et l'autre également du mot dons au pluriel, parce que par le don qui est le Saint‑Esprit, sont donnés en commun, à tous les membres du Christ, beaucoup de dons qui sont propres à chacun de ces membres; car tous n'ont point tous les dons, mais ceux‑ci ont certains dons, et ceux‑là en ont d'autres, bien que tous aient, le don même, le Saint‑Esprit, de qui dérivent en chacun les dons qui lui sont propres. En effet, après avoir, dans un autre endroit, cité beaucoup de dons, l'Apôtre continue en disant: «Or, c'est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses et qui distribue à chacun ses dons selon qu'il lui plaît, » (I Cor., XII, 11) parole qui se retrouve également dans l'épître aux Hébreux, où il est dit : « Dieu attestant par des miracles, des prodiges et par différents effets de sa puissance, et par les distributions des dons du Saint-Esprit. » (Hébr., II, 4.) Après avoir dit ailleurs: « Il est monté en haut, il a emmené une grande multitude de captifs et il a donné ses dons aux hommes, » il poursuit en ces termes : « Mais qu'est‑ce à dire : il est monté, sinon parce qu'il était descendu auparavant dans les parties les plus basses de la terre? Or, celui qui est descendu est le même qui est monté au‑dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses. C'est donc lui qui a donné à son Eglise quelques‑uns pour être apôtres, d'autres pour être prophètes, d'autres pour être prédicateurs de l'Evangile et d'autres enfin pour être pasteurs et docteurs. » (Ephés., IV, 8 à Il.) Voilà pourquoi il se sert du mot dons, au pluriel, c'est parce que, comme il le dit ailleurs: «Est‑ce que tous sont apôtres? est‑ce que tous sont prophètes? » (I Cor. XII, 29) et le reste. Mais ici il ajoute: « Afin que les uns et les autres travaillent à la perfection des saints, aux fonctions de leur ministère, à l'édification du corps du Christ. » (Ephés., IV, l2.) C'est là la maison qui, selon ce que chantait le Psalmiste, est édifiée après la captivité (Ps. CXXVI, 1), attendu que ceux qui ont été ravis au diable qui les retenait captifs, sont les matériaux dont est édifiée la maison du Christ qui a nom l'Eglise.
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C'est là la multitude de captifs qu'a faite celui qui a vaincu le diable, et, de peur que ce dernier n'entraînât, avec lui, dans les supplices éternels, ceux qui devraient être les membres d'un chef saint, il l'a chargé d'abord des liens de sa justice, et ensuite de ceux de sa puissance. C'est donc le diable lui‑même qui est appelé la captivité qu'a faite esclave celui qui est monté en haut, et qui a donné aux hommes ou reçu parmi eux des dons.
35. L'apôtre Pierre, comme nous le voyons dans le livre canonique où sont retracés les Actes des Apôtres, en parlant du Christ, aux Juifs dont le cœur était touché et qui disaient: « Frères, montrez‑nous ce que nous devons faire, » s'exprime ainsi : « Faites pénitence et que chacun de vous soit baptisé au nom du Seigneur Jésus-Christ pour la rémission des péchés, et vous recevrez le don du Saint‑Esprit.» (Act., II, 37.) On lit encore, dans le même livre, que Simon le Magicien voulut donner de l'argent aux apôtres, pour obtenir d'eux le pouvoir qu'ils avaient de donner le Saint‑Esprit par l'imposition des mains. Pierre lui répondit : « Que votre argent périsse avec vous, pour avoir cru que le don de Dieu puisse s'acquérir à prix d'argent.» (Act., VIII, 20.) Dans un autre endroit du même livre, Pierre s'adressant à Corneille et à ceux qui étaient avec lui, pour lui annoncer et lui prêcher le Christ, l'Ecriture dit : «Pierre parlait encore, lorsque le Saint‑Esprit descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole, et tous les fidèles circoncis qui étaient venus avec lui furent frappés d'étonnement en voyant que le don du Saint‑Esprit se répandait aussi sur les Gentils; car ils les entendaient parler diverses langues et glorifier Dieu.» (Act., X, 411 à 43.) Plus tard, Pierre qui avait baptisé des incirconcis, parce que avant même qu'ils fussent baptisés, le Saint‑Esprit était descendu en eux pour dénouer ainsi le nœud de cette question, dit, après d'autres choses, en rendant compte de ce qu'il avait fait aux frères de Jérusalem que cette nouvelle avait émus : « Quand j'eus commencé à leur parler, le Saint-Esprit descendit sur eux, comme il était descendu sur nous au commencement. Je me souviens alors de cette parole du Seigneur : Jean a baptisé dans l'eau, mais vous serez baptisés dans le Saint‑Esprit. Puis donc que Dieu leur a donné le même don qu'à nous qui avons cru au Seigneur Jésus‑Christ, qui étais‑je, moi, pour empêcher Dieu de leur donner le Saint‑Esprit?» (Act., XI, 15 à 17.) Il y a ainsi beaucoup d'autres textes des Ecritures qui s'accordent à nous présenter le Saint‑Esprit comme un Don de Dieu, en tant qu’il est donné à ceux qui par lui aiment
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Dieu; mais il serait trop long de les réunir tous. D'ailleurs quand y en aurait‑il assez pour ceux à qui les textes que je viens de rapporter ne suffisent point?
36. Mais il faut faire remarquer à ceux qui voient le Saint‑Esprit appelé Don de Dieu, que lorsqu'ils entendent ces mots, «le Don du Saint-Esprit, » ils doivent reconnaître la même tournure de phrase que dans ces mots : « Dans la dépouille du corps de la chair; » (Coloss., II, 11) car de même que le corps de la chair n'est pas autre chose que la chair, ainsi le Don du Saint-Esprit n'est pas autre chose que le Saint‑Esprit. Il n'est donc le Don de Dieu qu'en tant qu'il est donné à ceux à qui il est donné. En soi‑même, il est Dieu, bien qu'il ne soit donné à personne, attendu qu'il était Dieu coéternel au Père et au Fils avant même d'être donné à qui que ce fût. Mais de ce que les deux autres personnes le donnent et que lui soit donné, il ne s'ensuit pas qu'il soit moindre qu'elles, car il est donné comme don de Dieu de telle façon qu'il se donne aussi lui‑même comme Dieu. On ne peut pas dire, en effet, qu'il n'est pas maître de lui‑même, quand il est dit de lui : « L'Esprit souffle où il veut,» (Jean, III, 8) et, dans l'Apôtre, au passage que j'ai rapporté plus haut : « C'est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons, comme il lui plaît.» (I Cor., XII, 11.) Dans ce cas le donné n'est point de condition inférieure, tandis que les donnant seraient d'une condition supérieure, mais il y a concorde entière entre le donné et les donnant.
37. C'est pourquoi si la sainte Ecriture proclame que « Dieu est charité, » (l Jean, IV, 16) et que cette charité soit de Dieu et produit en nous pour effet que nous demeurions en Dieu et que lui‑même demeure en nous, et que nous reconnaissions par là qu'il nous a fait participants de son esprit, c'est le Saint‑Esprit qui est le Dieu charité. Après cela si, dans les dons de Dieu, il n'y en a point de plus grand que la charité, et si, en même temps, nul don de Dieu n'est plus grand que l'Esprit saint, qu'y a‑t‑il de plus conséquent que de dire qu'il est lui-même charité, lui dont il est dit qu'il est Dieu, et de Dieu? Et si la charité par laquelle le Père aime le Fils et le Fils aime le Père, montre d'une manière ineffable la communion de ces deux personnes, qu'y a‑t‑il de plus convenable que de dire que celui‑là est proprement appelé charité qui est l'Esprit commun de l'une et l'autre personne? Ce qu'il y a en effet de plus sensé à croire et à comprendre, c'est qu'il n'y a point que le Saint‑Esprit qui est charité dans la Trinité, mais pourtant que ce n'est point sans raison qu'il est appelé proprement charité, à cause de ce qui a été dit. De même que, dans la Tri-
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nité, il n'est point seul Esprit ou saint, puisque le Père et le Fils sont aussi esprits et que le Père et le Fils sont saints, comme cela ne fait aucun doute pour la piété, cependant ce n'est pas en vain qu'on lui donne proprement le nom d'Esprit saint; car par la même raison qu'il est commun aux deux autres personnes, il est appelé proprement ce qu'il est en commun pour les deux autres personnes. Autrement si, dans la Trinité, il n'y a que le Saint‑Esprit qui soit charité, il se trouve que le Fils n'est pas le Fils du Père seulement, mais encore du Saint‑Esprit. En effet, s'il est dit et si on lit dans une multitude innombrable d'endroits que le Fils est Fils unique de Dieu le Père, c'est de telle sorte, cependant, que ce que l'Apôtre dit de Dieu le Père : « Qu'il nous a arrachés à la puissance des ténèbres et nous a transférés dans le royaume du Fils de sa charité, » (Col., I, 13) ne laisse point d'être vrai. Il ne dit point de son Fils, bien que s'il l'eût dit, il l'eût fait avec infiniment de vérité, attendu qu'il l'a dit en effet fort souvent et avec beaucoup de vérité ; mais il dit : « Du Fils de sa charité. » Le Fils est donc aussi Fils du Saint‑Esprit, si dans la Trinité il n'y a que le Saint‑Esprit qui soit charité, si cela est par trop absurde, il ne reste plus à dire autre chose sinon que le Saint‑Esprit n'est point seul charité, en ce sens que, pour des raisons que nous avons assez longuement exposées, ce soit lui qui, proprement, soit appelé de ce nom. Pour ce qui est de ces expressions , « du Fils de la charité, » on ne doit point les entendre autrement que comme s'il y avait de son Fils bien-aimé, ou enfin que le Fils de sa substance; car la charité du Père, dans sa nature ineffablement simple, n'est pas autre chose que sa nature même et sa substance, comme nous l'avons dit déjà bien souvent, et n'avons point honte de le répéter. Il suit donc de là que le Fils de sa charité n'est pas autre que celui qui a été engendré de sa substance.
CHAPITRE XX.
Contre Eunomius qui prétend que le Fils de Dieu n'est point le fils de sa nature, mais de sa volonté.
38. On ne peut donc que rire de la dialectique d'Eunomius de qui sont venus tous les hérétiques appelés Eunomiens. N'ayant pu comprendre et n'ayant point voulu croire que le Verbe unique du Père par qui tout a été fait, est Fils de Dieu par nature, c'est‑à‑dire a été engendré de la substance même du Père, prétend qu'il n'est point le fils de la substance ou de l'essence, mais de la volonté de Dieu, voulant faire entendre par là qu'en Dieu, la volonté par laquelle il engendrait son Fils, était un accident, sans
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doute parce que quand nous voulons quelque chose, nous ne le voulions point auparavant, comme si ce n'était point à cause de cela que notre nature est tenue pour muable, ce que le ciel nous préserve de croire quand il s'agit de Dieu. Ce n'est point pour une autre raison, en effet, qu'il est écrit : « Les pensées du cœur de l'homme sont nombreuses, mais le dessein de Dieu demeure ferme; » (Prov., XIX , 21) c'est pour que nous comprenions ou que nous croyions que de même que Dieu est éternel, ainsi son dessein est éternel et par conséquent immuable comme lui. Or, ce qui peut se dire avec une très‑grande vérité des pensées, se peut également des volontés. Il y a beaucoup de volontés dans le cœur de l'homme, tandis que la volonté du Seigneur demeure éternellement. Quelques-uns, pour ne point dire le Verbe unique de Dieu Fils de son conseil ou de sa volonté, ont prétendu qu'il n'est autre que le conseil ou la volonté même du Père. Mais il est mieux de dire, je pense, qu'il est conseil de conseil et volonté de volonté, comme il est substance de substance, sagesse de sagesse, de peur de dire, avec l'absurdité que j'ai déjà réfutée, que c'est le Fils qui fait le Père sage ou voulant, si le Père n'a point le conseil et la volonté dans sa propre substance. C'est une réponse sans doute ingénieuse que celle qui fut faite à un hérétique demandant dans une question pleine d'embûches si Dieu a engendré son Fils le voulant ou sans le vouloir; car si on répondait : ce fut sans le vouloir, il s'ensuivait pour Dieu un état malheureux des plus absurdes; si au contraire on disait : ce fut le voulant, à l'instant même l'hérétique tirait de cet aveu, comme s'appuyant sur une raison invincible, la conséquence qu'il se proposait que le Fils n'est point Fils de la nature, mais de la volonté de Dieu. Mais celui à qui cette question était adressée répondit avec beaucoup de présence d'esprit en demandant à son tour à l'hérétique, si c'était le voulant ou sans le vouloir que Dieu le Père est Dieu; en sorte que si l'hérétique répondait que c'est sans le vouloir, il s'ensuivait pour Dieu un état malheureux qu'il est d'une folie extrême d'admettre; si au contraire il répondait que c'est le voulant, on lui répliquait, il est donc également Dieu par sa volonté non par sa nature. Que restait‑il à faire à cet hérétique, sinon de garder le silence, et de se voir pris lui‑même dans les liens insolubles de sa propre question. Mais s'il faut dire que la volonté de Dieu, dans la Trinité, est proprement une personne, ce nom convient plutôt au Saint-Esprit, comme celui de charité. Car qu'est‑ce autre chose que la charité sinon la volonté ?
39. Je m'aperçois que, dans ce livre, j'ai établi, d'après les saintes Ecritures, au sujet du Saint‑Esprit, un point qui suffit pour quiconque sait déjà que le Saint‑Esprit est Dieu, qu'il n'est
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point d'une autre substance que les deux autres personnes, ni moindre que le Père et que le Fils, ainsi que nous l'avons enseigné comme une vérité, d'après les mêmes Ecritures, dans les livres précédents. Quant aux créatures que Dieu a faites, nous avons, autant que nous l'avons pu, engagé ceux qui demandent raison de telles choses à voir et à comprendre, du mieux qu'ils pourront, ce qu'il y a d'invisible en Dieu, par les choses qui ont été créées, et surtout par la nature raisonnable et intellectuelle faite à son image et, dans laquelle, comme dans un miroir, ils verraient, s'ils pouvaient, et autant qu'ils le pourraient, la Trinité qui est Dieu, dans notre mémoire, notre intelligence et notre volonté, trois choses que chacun peut constamment voir établies naturellement de Dieu dans son âme, dans laquelle il se rappelle par la mémoire, voit par l'intelligence, embrasse par la dilection combien grand est ce qui nous permet de nous rappeler, de voir et de désirer la nature même éternelle et immuable, et nous fait retrouver clairement l'image de la suprême Trinité. Pour se rappeler cette suprême Trinité, pour la voir et pour l'aimer, on doit consacrer toute sa vie à se la rappeler, à la contempler et à l'aimer. Toutefois on doit bien se garder de comparer cette image, œuvre de la Trinité, mais qui s'est elle‑même défigurée par sa propre faute, à cette même Trinité et de la croire, en tout point, semblable à elle, mais plutôt quelque grande qu'il trouve cette ressemblance, il doit aussi voir dans cette image une grande différence, ainsi que je l'en ai averti autant qu'il m'a semblé devoir le faire.
CHAPITRE XXI.
De la ressemblance trouvée entre le Père et le Fils avec notre mémoire et notre intelligence.
40. Je me suis appliqué, du mieux que j'ai pu, à montrer, non de manière à le faire voir face à face (I Cor., XIII, 112), mais par une sorte de conjecture, au moyen de l'image dont je viens de parler et en énigme, dans la mémoire et dans l'intelligence de notre âme, Dieu le Père et Dieu le Fils, c'est‑à‑dire Dieu le Père qui a dit, en quelque sorte, dans son Verbe éternel comme lui, tout ce qu'il a substantiellement, et Dieu le Verbe du Père, Dieu lui‑même qui n'a substantiellement ni plus ni moins que ce qui se trouve dans celui qui l'a engendré non pas mensongèrement, mais véritablement; et j'ai attribué à la mémoire tout ce que nous savons, quand bien même nous n'en ferions point l'objet de notre pensée, et à l'intelligence, d'une manière qui lui est propre, l'information de la pensée. Car c'est surtout lorsque nous pensons le vrai que
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nous avons trouvé, qu'on dit que nous le comprenons, et nous le laissons ensuite reposer dans notre mémoire. Mais l'endroit de notre mémoire où nous trouvons ce que nous pensons, et où s'engendre notre verbe intime, qui n'appartient à aucune langue, et qui est comme science de science, vision de vision, l'intelligence qui parait dans la pensée, l'intelligence qui déjà se trouvait dans la mémoire, mais à l'état latent, quoique la pensée elle‑même, si elle n'avait une sorte de mémoire à elle, ne reviendrait pas aux choses qu'elle a laissées dans la mémoire pour penser à d'autres choses, l'endroit, dis‑je, de la mémoire où cela se passe, est à une profondeur bien plus grande.
41. Quant au Saint‑Esprit, je n'ai rien montré, dans cette énigme, qui lui fût semblable, si ce n'est notre volonté ou notre amour, je veux dire notre dilection qui n'est qu'une volonté plus forte, car la volonté qui se trouve en nous naturellement, a des affections différentes, selon que les choses par lesquelles nous sommes affectés d'une manière agréable ou pénible se présentent à elle. Qu'est‑ce donc à dire? Dirons-nous que notre volonté, quand elle est droite, ne sait point ce qu'elle désire ou ce qu'elle repousse? Mais si elle le sait, il est évident qu'il y a, en elle, une science qui ne pourrait subsister sans la mémoire et sans l'intelligence. Faut‑il écouter celui qui dit que la charité qui ne fait point le mal (I Cor. , XIII, 4), ne sait point ce qu'elle fait ? De même donc que la mémoire principale où nous trouvons préparé et caché ce que nous pouvons découvrir par la pensée est douée d'intelligence, de même elle l'est aussi de charité, attendu que nous trouvons, en elle, ces choses, quand, par la pensée, nous y découvrons que nous comprenons et aimons quelque chose, et elles y étaient même quand nous ne pensions pas à elles. Or, de même que l'intelligence, formée par la pensée, est douée de mémoire, de même elle l'est de charité, cette intelligence, c'est le vrai verbe que nous articulons intérieurement, sans le secours de la langue d'aucun peuple quand nous disons ce que nous connaissons, attendu que ce n'est que par la réminiscence qu'elle revient à un objet, et ce n'est que parce qu'elle l'aime qu'elle se donne la peine d'y ramener le regard de notre pensée. De même si la dilection qui unit comme le Père et le Fils, la vision qui se trouve dans la mémoire, et la vision de la pensée qui se forme sur la première, n'était point douée de la science de désirer qui ne peut exister sans la mémoire et sans l'intelligence, elle ne saurait ce qu’elle doit aimer justement.