Le Prédestinationisme

 Darras tome 18 p. 407


§ V. Le prédestinationisme dans les Gaules.

 

   49. Cependant les Gaules et la Germanie retentissaient du nom d’un moine saxon, dont le génie présomptueux avait voulu remuer les questions les plus ardues de la théologie. Gothescalc, fils du comte Bern, avait été élevé au monastère de Fulde. Caractère mobile et inquiet, après avoir pris l’habit religieux, il le quitta sous prétexte que son engagement avait été forcé. Mais le monde n’offrit pas à cette âme ardente le repos qu’elle y cherchait; et, peu de temps après, Gothescalc, de nouveau moine, à l’abbaye d’Orbais, au diocèse de Soissons, se livrait avec passion à l’étude des pères et surtout de saint Augustin. Ce qui eût été pour tout autre un moyen de sanctification devint pour lui une cause de ruine. Son imagination hardie, son esprit superficiel embrassaient des horizons vagues et mal définis. Sa science manquait d’ailleurs des deux fondements indispensables : la piété et l’humilité. Il voulut témérairement creuser les profondeurs du mystère de la prédestination, et publier ses rêves, qu’il donnait pour la doctrine de saint Augustin. Quelques amis, qui connaissaient le danger de sa présomption, lui firent de sages remontrances. « Je ne saurais trop vous exhorter, mon cher frère, lui écrivit Loup de Ferrières, à ne pas vous fatiguer l’esprit dans des études qu'il n’est peut-être pas expédient d’approfondir. N’est-il pas des objets sur lesquels nous pouvons nous exercer d’une façon plus utile? Appliquons-nous à la méditation des divines Écritures, et joignons à l’étude l’humilité et la prière. Dieu nous instruira de ce qu’il nous convient de savoir, quand nous ne chercherons pas ce qu’il veut dérober à nos investigations. »

 

   50. Gothescalc n’était pas homme à goûter ces fraternels avis. En présence d’un concile réuni à Mayence, sous la présidence de Raban-Maur (848), il soutint que: la prédestination impose à l l’homme une telle contrainte, que, quand même il voudrait se sauver et s’efforcerait, avec le secours de la grâce, d’opérer son salut par la foi et les œuvres, il

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ne peut rien s'il n’est prédestiné. Cette doctrine, on le voit, n’était autre chose qu’une des formes du fanatisme, reproduite au XVIIe siècle par Jansénius. Les Pères de Mayence anathématisèrent Gothcscalc et son erreur. L’hérésiarque fut envoyé sans délai et sous bonne garde à Hincmar, archevêque de Reims, son métropolitain. Raban-Maur, au nom du concile, écrivit à ce prélat une lettre où il définit avec une précision théologique la nouvelle hérésie. « La doctrine pernicieuse du moine vagabond Gothescalc, dit-il, consiste à enseigner que Dieu prédestine au mal comme au bien ; qu’il y a des hommes qui ne peuvent se corriger de leurs péchés ni de leurs erreurs, parce que la prédestination les entraîne fatalement à leur perte : comme si Dieu les eût créés pour les damner. » La question soulevée par Gothescalc était complexe, elle touchait aux sujets les plus épineux de la théologie : le libre arbitre, la prescience divine, la prédestination : matières traitées avec tant de profondeur par saint Augustin dans ses livres contre le pélagianisme et le semi-pélagianisme. Gothescalc soutenait que la prédestination entraîne fatalement l’homme au bien ou au mal. Là était précisément son erreur; car Dieu qui prévoit, par sa prescience, l’emploi bon ou mauvais que nous ferons de notre volonté, ne nous en ôte pas pour cela le libre usage. Ratramne, abbé de Corbie, Ainolon, archevêque de Lyon, et Florus, diacre de cette église, défendirent sur ce point la foi catholique contre Gothescalc avec une netteté et une érudition qui ne se sentent point d’une époque d’ignorance.

 

   51. Mais il y avait dans la doctrine de l’hérétique saxon un point secondaire qui prêtait davantage à l’équivoque. « Il y a, disait-il, deux prédestinations : l’une à la vie éternelle, l’autre à la damnation éternelle. » Pour que cette proposition soit vraie, dans un sens rigoureux et absolu, il y faut ajouter la condition que ni l'une ni l’autre de ces deux prédestinations n'enlève à l’homme son libre arbitre : en sorte que la prédestination à la vie éternelle ne sortira son effet que par le concours libre de l’homme et sa correspondance volontaire à la grâce divine; de même que la prédestination à la mort éternelle n’est rien autre chose que la prescience divine, qui prévoit que tel homme sera damné parce qu’il fera volontairement

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un mauvais usage de son libre arbitre : puisqu'il est impie, en effet, comme le remarquait Raban-Maur dans sa lettre à Hincmar, de dire que Dieu ait créé des hommes pour les damner fatalement. Ce second côté de la doctrine de Gothescalc donna lieu à plusieurs équivoques dans les écrits de docteurs d'ailleurs irréprochables, tels que saint Prudence évéque de Troyes et Hincmar de Reims lui-même, qui soutenaient qu’il n’y a pas une double prédestination, parce que Dieu, disaient-ils, ne crée pas l’homme pour le damner. Ils entendaient la prédestination à la mort éternelle, dans le sens d’une fatalité qui entraînerait l’homme à sa perte malgré lui, en détruisant son libre arbitre.

 

   52. L’ouvrage qui s’écarta le plus du dogme catholiqûe, en ce point, fut le traité de Scot-Erigène sur la Prédestination. Scot-Érigène2 était un Irlandais de plus d’érudition que de jugement, sophiste superficiel, assez peu versé dans la théologie, esprit subtil, hardi, caustique3, que Charles le Chauve avait appelé à sa cour. Scot-Erigène soutint donc formellement, contrairement à la doctrine des pères de l’Eglise, qu’il n’y a qu’une seule prédestination, celle à la vie éternelle; que quant à la damnation, Dieu ne peut ni la prédestiner, ni même la prévoir, selon toute la rigueur du terme. Une nouvelle controverse s’engagea sur ce point entre le docteur irlandais et les docteurs catholiques. Charles le Chauve, qui aimait passionnément ces disputes théologiques, les excitait par l’intérêt qu’il semblait y prendre.

 

   53. Cependant Gothescalc fut solennellement et définitivement condamné, dans un concile tenu à Quercy-sur-Oise, par Hincmar,

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1 On sait maintenant, par une lettre d'Hincmar de Reims, que saint Pru­dence est l'auteur des Annales, connues sous le nom de Saint-Bertin, et ainsi appelées à cause du monastère où elles ont été découvertes.

2.Erigena, c'est-à-dire natif d'Erin, ancien nom de l'Irlande que les poètes nationaux appelaient : « Verte Erin, émeraude des mers. »

3 Ou cite de Scot-Érigène cette saillie. Charles le Chauve, qui l'admettait dans sa familiarité et à sa table, lui ayant demandé un jour pendant le repas : « Quelle différence y a-t-il entre un Scot et un sot ?» — « Seigneur, répliqua le sophiste, il y a tout juste la largeur de la table. » Un homme de ce caractère n'était guère propre à traiter convenablement une des questions les plus pro­fondes et les plus délicates de la théologie.

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archevêque de Reims (849). Il demanda vainement, pour établir la vérité de sa doctrine, à être soumis à l’éprenve du feu ou à celle de l’eau bouillante. On lui appliqua même un canon du concile d’Agde et l’article de la régie de saint Benoît, qui condamne à la flagellation et à la réclusion un moine insubordonné. La sentence fut exécutée à la rigueur : il fut fouetté publiquement, en présence de Charles le Chauve, obligé de brûler ses écrits et renfermé dans l’abbaye d’Hautvilliers, au diocèse de Reims. La controverse sur la prédestination s’éteignit d’elle-même, pour renaître avec plus de force, quelques siècles après, et la prudence des évêques francs suffit pour étouffer cette erreur à son berceau, ou pour en arrêter la contagion. Nous ne voyons pas en effet qu’on ait eu besoin de recourir contre elle, à l’autorité apostolique. Les deux conciles de Soissons (853) et de Valence (855) terminèrent la discussions par ces paroles remarquables : « Nous voulons, disent les évêques, éviter avec soin les nouveautés de paroles et les discussions présomptueuses qui ne causent que du scandale, pour nous attacher à l’Écriture sainte et à ceux qui l’ont clairement expliquée, à Cyprien, Hilaire, Ambroise, Jérôme, Augustin et aux autres docteurs catholiques. Nous confessons hautement la prédestination des élus à la vie, et la prédestination des méchants à la mort : mais dans le choix de ceux qui seront sauvés, la miséricorde de Dieu précède leur mérite ; et dans la condamnation de ceux qui périront, leur démérite précède le jugement de Dieu. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon