St Jean Chrysostome 17

Darras tome 11 p. 462

 

5. « Cet insolent message parvint à sa destination. Le pape Innocent convoqua en synode tous les évêques d'Italie. On prit connaissance des faits et des nouvelles instructions que dans l'in­tervalle l'épiscopat égyptien avait fait parvenir à Rome. Après quoi, le pape prononça contre Théophile une sentence solennelle de suspense qui fut souscrite par tous les pères du concile. Un exem­plaire du décret fut expédié à Jean Chrysostome, archevêque de Constantinople, afin qu'il le transmît à l'empereur Arcadius. Voici la teneur de cet acte synodal : Les évêques d'Italie réunis

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1.  Theodor. Trimithuat., De vita, exsilio et afflictionibus S. Joann. Chrysost., a— vi, vu.

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en concile sous la présidence du grand pontife assis sur la chaire de Pierre apôtre, à l'empereur Arcadius, à Jean archevêque de Constantinophle et à tous ses suffragants.—Il ne serait pas juste que sous un prince chrétien la persécution des Pharaons contre Moïse pût se renouveler, de sorte que le peuple de Dieu revînt au régime des briques cuites et des lourds fardeaux que lui imposait l'Egypte. C'est quelque chose de semblable que le patriarche d'Alexandrie, Théophile, vient de perpétrer au mépris de toutes les lois civiles et religieuses. Il a rougi ses mains du sang innocent; il a désho­noré la chaire évangélique sur laquelle il était assis. Réunis en concile nous avons scrupuleusement examiné l'affaire et pris con­naissance des pièces contradictoires qui nous ont été fournies par les évêques de Lybie et d'Egypte, lesquels déplorent avec nous les forfaits commis par le patriarche et s'accordent à flétrir la cruelle tyrannie dont le vénérable prêtre et abbé Isidore vient d'être vic­time. Les clercs de l'Église d'Alexandrie protestent contre les vio­lences de tout genre dont le patriarche s'est rendu coupable vis-à-vis de ce pieux serviteur de Jésus-Christ. En conséquence, par l’autorité de Pierre, coryphée de l'Église, et d'un consentement unanime, nous avons solennellement prononcé une sentence d'in­terdit contre Théophile et nous le déclarons suspendu de ses fonctions épiscopales. C'est à vous qu'il appartient de promulguer ce décret. Veuillez donc le faire publier régulièrement. Invitez les dénonciateurs du patriarche à produire leurs accusations dans un concile régulièrement assemblé, où le patriarche comparaîtra lui-même. En attendant, il convient de ne plus recevoir à la cour l'apocrisiaire 1 de Théophile. Car il n'est malheureusement pas dou­teux qu'après un jugement régulier tous les attentats du patriarche d'Alexandrie ne soient prouvés jusqu'à l'évidence 2

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1. Sorte d'ambassadeur ecclésiastique que les évêques des principaux sièges d'Orient entretenaient à leurs frais dans les résidences impériales. Socrate, Sozomène, Palladius et Théodoret s'accordent ici avec le nouveau chroniqueur et affirment que Théophile dépensait des sommes énormes pour se faire représenter ainsi à la cour, et capter en sa faveur le crédit des person­nages influents.

2. Theodor. Trlmithunt., loc. cit., iV xm.

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6.« Arcadius, après avoir reçu cette lettre authentique du pape Innocent, appala sur-le-champ l'apocrisiaire d'Alexandrie, lui en remit un exemplaire, lui notifia que ses pouvoirs expiraient à l'instant même et lui enjoignait de partir aussitôt pour l'Egypte afin d'en informer Théophile. De son côté, Chrysostome communiqua le rescrit pontifical aux évêques de sa province, lesquels y sous­crivirent tous. Cependant l'apocrisiaire de retour en Egypte trans­mit le message au patriarche. L'embarras de ce dernier fut grand. D'une part, il n'osait résister ouvertement à l'empereur; de l'autre, il ne voulait à aucun prix laisser ébruiter l'affaire à Alexandrie. Son parti fut bientôt pris. L'apocrisiaire fut arrêté sur l'heure et jeté en prison. En même temps, Théophile envoya demander au préteur impérial une escouade de soldats. J'en ai besoin, disait-il, pour porter secours aux monastères de Nitrie contre une bande de brigands qui ravagent la contrée. — Le préteur, dupe de ce men­songe, mit une escorte de cinq cents hommes à la disposition du patriarche. Ceiui-ci partit avec eux, la nuit suivante. Les brigands qu'il voulait pourchasser n'étaient autres que les solitaires eux-mêmes, coupables d'avoir donné asile au prêtre Isidore. Il lui importait de faire disparaître tous ceux qui pourraient témoigner juridiquement contre ses crimes passés. Le patriarche, à la tête de ses soldats armés d'épées et de bâtons, se rua sur les cellules des sept abbés Hiérax, Dioscore, Ammonius, les deux Isaac, Inisthore et Titoïs. Ou les lui avait dénoncés comme ayant reçu chez eux le proscrit. Une perquisition minutieuse n'amena aucune dé­couverte. Les moines avaient descendu Isidore dans une citerne desséchée. Le patriarche fit alors amonceler des sarments autour des cellules ; on y mit le feu, et tout ce qu'elles contenaient fut brûlé. Après cette barbare expédition, Théophile revint à Alexandrie 1. »

 

7. « Les moines ses victimes y arrivèrent en même temps que lui. Couverts d'une tunique de toile, seul vêtement qui leur restât, ils parcouraient les rues en pleurant, et racontaient l'horrible trai-

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1 Par ce mot authentique, le chroniqueur entend une épître autographe.

2. Thédor. Triniitnunt., loc. cit., u» IX.

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tement qu'ils venaient de subir. Leur sainteté était connue; la ville tout entière se souleva au récit de leurs infortunes, et le peuple indigné courut mettre le feu au palais du patriarche. Une foule immense était assemblée. Le pillage commençait. Déjà les combles de l'édifice étaient envahis par les démolisseurs et les incendiaires,
lorsque le préteur Nicolaüs, effrayé de cette émeute, parut devant la populace et essaya de parlementer. On ne lui répondit que par les acclamations mille fois répétées de : Mort à Théophile ! — Ce cri se reproduisait chaque fois que le préteur voulait ouvrir la bouche. Nicolaüs songeait déjà à leur livrer le patriarche, mais celui-ci s'était blotti dans une piscine souterraine où il resta jusqu'à la
nuit close. Le préteur, ne sachant trop quel moyen employer pour calmer l'effervescence populaire, imagina de faire apporter des vêtements somptueux. Il en décora les moines qu'il fit monter sur son propre char, et, lui-même, à pied, tenant la bride des chevaux, les conduisit au prœtorium. La foule l'y suivit. Nicolaüs monta sur son tribunal et commença une harangue, dans l'espoir que cette fois il serait mieux écouté. Mais ses efforts furent en pure perte. La multitude qui encombrait le prétoire poussait des vociférations tumultueuses, jetant ses vêtements en l'air et criant que le préteur
était complice des violences de Théophile. Aussitôt que Nicolaüs eut compris le sens de cette accusation, il trouva moyen de se faire écouter. Non, dit-il, l'escorte de cinq cents hommes que j'avais donnée à Théophile n'avait d'autres instructions que de poursuivre les brigands qui avaient envahi, disait-on, dans les monastères de
Nitrie. Tel a été le prétexte dont le patriarche s'est servi près de moi. Je le jure par le nom sacré des empereurs! Et maintenant pour mieux vous prouver que j'étais de bonne foi dans tout ceci et que j'ai été indignement trompé, voulez-vous que je vous aide à chasser le patriarche? J'y souscris. Je vais envoyer au désert chercher le vénérable Isidore. Vous l'élirez, si vous le voulez, à la place de Théophile et je vous appuierai de tout mon pouvoir pour le faire monter sur le trône pontifical. — Ces dernières paroles furent accueillies par un tonnerre d'applaudissements. Des tribuns militaires et des soldats furent immédiatement envoyés à Nitrie,
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avec ordre de ramener le prêtre Isidore. La colère du peuple était apaisée. Durant la nuit, Théophile déguisé en mendiant, sortit d'Alexandrie et alla se réfugier dans un des monastères voisins de la ville. Cependant Nicolaüs n'épargnait rien pour calmer les esptits. Il combla de présents les religieux qu'il avait amenés au tribunal sur son char, il les fit escorter jusqu'à la maison où ils avaient reçu l'hospitalité, leur donna une garde d'honneur qui devait veiller nuit et jour à la sûreté de leurs personnes, et en prenant congé d'eux leur recommanda de faire connaître à toute la population la bienveillance dont il était animé à leur égard1. »

 

8. « Cependant la nouvelle de l'émeute d'Alexandrie s'était promptement répandue dans toute l'Egypte. Elle arriva jusqu'aux monastères de Scété. Isidore, en apprenant qu'on le cherchait pour le faire évêque, quitta la cellule où il s’était réfugié. Il revêtit une tunique de lin qu'un des chefs ces villages voisins lui prêta, il se couvrit le visage d'un capuchon qui ne laissait pas voir ses traits. Puis, une cithare à la main, comme un chanteur ambulant, suivi d'un chien, pour que tout son équipage fût au complet, il descendit la rive du Nil et se dirigea vers la Maréotide où il espérait trouver un abri sûr. Chemin faisant, il jouait de sa cithare dans les bourgades qu'il traversait, et recueillait les aumônes que les passants voulaient bien lui donner. Un jour, le tribun Cantharodus qu'on avait envoyé à sa recherche le rencontra sans le re­connaître, durant une de ces exhibitions populaires, l'écouta quel­ques instants et lui dit : Tu es un brave musicien et ton talent vaut bien quelque chose. Mais si tu pouvais me dire où est maintenant l'abbé Isidore, je te donnerais plus d'argent d'un seul coup que jamais artiste ambulant n'en reçut en toute sa vie. — Au lieu de répondre à cette interpellation, le faux mendiant se mit à danser avec son chien, en s'accompagnant de sa cithare, et le tribun con­tinua ca route. Les perquisitions faites à Scété et à Nitrie furent tout naturellement inutiles. Cantharodus revint donc annoncer sa déconvenue au préteur d'Alexandrie2 . »

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1. Theodor. Trimitûunt., loc. cit., n«10. — 2. Iôid., n* II.

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9. « Déjà celui-ci s'était réconcilié avec le patriarche. Le tu­multe dont Alexandrie avait été le théâtre n'avait pas duré long­temps. Chaque citoyen avait repris son négoce et ses habitudes domestiques. Théophile avait profité de l'apaisement général. Il donna au préteur une somme considérable pour acheter son appui. Il distribua parmi le peuple des largesses bien entendues qui lui refirent un parti imposant. Après quoi, il rentra solennellement à Alexandrie. On lui fit une réception triomphale, bien que, dans la fond du cœur, les gens dont il venait de soudoyer les acclamations continuassent à le détester. Son premier acte, après son retour, fut de bannir les solitaires qui avaient fort involontairement causé tous ces troubles. A leur départ, les hommes de Dieu reçurent de toute la cité d'Alexandrie des secours en argent et en nature. Pourvus ainsi par la charité publique, ils prirent la route de Constantinople et s'arrêtèrent à Jérusalem. L'évêque de cette ville les admit à son audience. Prosternés à ses pieds, ils lui racontèrent tout ce qui venait de se passer. L'évêque avait peine à croire à la réalité de tant d'horreurs. Il se fit répéter plusieurs fois ce douloureux récit. Les religieux lui donnèrent con­naissance de toutes les pièces qui prouvaient la véracité de leurs assertions. Touché jusqu'aux larmes, l'évêque de Jérusalem leur adjoignit pour compagnon de voyage un de ses diacres, nommé Juvénal, afin d'appuyer leurs réclamations près de l'empereur. Ce fut ainsi que ces saints religieux, habitués dans la solitude à lutter contre les démons, parvinrent enfin à Constantinople. Eux qui n'a­vaient jamais, durant une longue vie, mis le pied hors de leurs cellules, et qui avaient espéré mourir au désert, se trouvaient soudain jetés au milieu d'une immense capitale, parmi toutes les intrigues d'une cour somptueuse. Leur première visite fut pour l'archevêque Jean, qui les accueillit avec sa bonté ordinaire, leur fournit tout ce dont ils avaient besoin, et leur fit donner l'hospitalité par l'entre­mise de la diaconesse Olympias. Cette pieuse veuve passait sa vie dans l'exercice de toutes les vertus ascétiques. Ses immenses richesses ne lui servaient qu'à secourir les pauvres. Sa sainteté était universellement connue et l'avait rendue chère à l'archevêque.

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Olympias prodigua aux vénérables proscrits les marques les plus touchantes de sa charité. Cependant, le diacre Juvénal remit à l'empereur et à Jean Chrysostome les lettres dont son évêque l'avait chargé pour eux. Chrysostome eut à ce sujet une conférence, avec Arcadius. Celui-ci parut effrayé des attentats de Théophile. Toutefois il ne voulut point intervenir au nom de sa puissance civile pour les réprimer, et préféra remettre le jugement à un concile1. »

 

   10. « Voici la lettre qu'il écrivit en cette occasion au pape Inno­cent. — Arcadius, empereur auguste, victorieux, heureux, à notre père le pape de Rome, salut. J'expédie à votre paternité le maître des offices Mulpentius, qui vous remettra ces lettres écrites tout entières de ma main. En présence des faits désastreux qui viennent de se passer à Alexandrie depuis la sentence de suspension déjà portée contre Théophile, la mesure la plus convenable à prendre me paraît celle d'un concile régulièrement assemblé, où se trouve­raient réunis les évêques d'Orient et d'Occident, sous la présidence de votre paternité. Je vous prie donc de vouloir bien convoquer une assemblée de ce genre. J'écris dans ce sens à Honorius, mon frère et collègue impérial, votre fils, afin qu'il concerte avec vous cette démarche et en facilite l'exécution de manière à éviter tous les retards. Il conviendrait de réunir dans cette ville de Constantinople les évêques d'Egypte et de Libye, avec les divers membres du clergé alexandrin qui ont rédigé l'appel canonique adressé à votre sainteté contre Théophile. On ferait également venir Théodotis dont le nom a été mêlé au début de cette affaire, et dont le témoignage doit être recueilli. Le concile présidé par vos légats prendra connaissance de tous les griefs articulés jusqu'ici par des dépositions verbales contre le patriarche d'Alexandrie, lequel sera admis à présenter ses moyens justificatifs. Si l'enquête établit la parfaite exactitude des accusations, Théo­phile sera déposé, et le concile prononcera contre lui les peines canoniques qu'il jugera à propos. Quant à moi, je ferai en ce qui me concerne exécuter la sentence, et le coupable passera le reste

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1. Theodor. Trimithunt., loc. cit., n» 12.

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de sa vie à expier le sacrilège abus qu'il a fait du pouvoir ecclésiastiqne. Heureux s'il peut obtenir de la miséricorde divine, par une pénitence sincère, le pardon de ses crimes ! Vous daignerez donc, bienheureux père, adresser en la forme accoutumés à tous les évêques des lettres de convocation, afin qu'ils se rendent ici en nême temps que vos légats pour procéder à l'examen de cette importante affaire. — La lettre de l'empereur à son frère Honorius portait ces mots : Pendant que d'un commun accord nous travaillons à la gloire et à la sûreté de l'empire, le pape d'Alexandrie, Théophile, a suscité des troubles et commis des attentats aussi cuels que scandaleux. Adressez-vous donc, dans votre bienveil­lance fraternelle, au grand pontife Innocent de Rome, afin qu'il convoque au plus tôt un concile qui se tiendra à Constantinople, et où il enverra ses légats 1.

 

   11. « En même temps, l'empereur écrivait au préteur d'Alexan­drie, Nicolaüs, la lettre suivante : Vous n'ignorez pas les troubles occasionnés jadis en Egypte par l'ambition et la tyrannie des pa­triarches ariens. L'empire en a souffert dans sa dignité, et les po­pulations elles-mêmes en ont conservé un souvenir désastreux. Il semble que l'on veuille aujourd'hui renouveler ces scandales d'un autre âge. Je m'étonne qu'investi comme vous l'êtes de ma con­fiance et de mon autorité, vous ayiez permis de tels excès. La puissance que vous exercez en Egypte, vous la tenez de nous; mais vous êtes loin d'en faire un bon usage. On vous a payé pour acheter votre silence, et maintenant vous laissez impunis des crimes qui déshonorent mon règne. Ne persévérez pas davantage dans une pareille voie, autrement vous encourriez notre indignation, et rien ne pourrait vous soustraire à un châtiment légitime. Cette lettre vous sera remise par notre fidèle Bassus. Aussitôt que vous l'aurez reçue, vous ferez immédiatement partir pour Cons-tantinople le patriarche Théophile sans lui accorder une escorte d'honneur, ni aucune des prérogatives ordinaires. Vous le traiterez en accusé. C'est comme tel qu'il doit comparaître devant le synode

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1. Tbeodor. Trimithunt., loc. cit., n» 13.

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qui va se réunir ici pour le juger. Telle est ma volonté for­melle. Vous me répondrez de son exécution sur votre tête. Ayez soin d'envoyer en même temps en cette capitale tous les accu­sateurs de Théophile, évêques, clercs et laïques, sans oublier surtout la veuve Théodotis. Le concile entendra leurs dépositions et prononcera impartialement la sentence sous l'inspiration de l'Esprit-Saint. — L'empereur fit également adresser à tous les évêques d'Orient des lettres de convocation pour le futur concile, les invitant chacun en particulier à venir y prendre part. On avait joint à ce message un exemplaire des accusations formulées contre le patriarche Théophile 1. »

 

12. « Or, à cette époque, l'impératrice Eudoxia était personnel­lement fort irritée contre Jean Chrysostome. La situation de cette princesse vis-à-vis du courageux archevêque rappelait celle d'Hérodiade vis-à-vis du précurseur Jean-Baptiste. L'origine de la querelle était celle-ci : A l'époque de la vendange, l'impératrice ayant fait une excursion dans la campagne, mit pied à terre sur une vigne contiguë au domaine impérial. Cette vigne appartenait à une pauvre veuve. On ne sait si Eudoxia l'avait fait de dessein prémédité ou si ce fut une circonstance fortuite. Quoi qu'il en soit, elle cueillit une grappe de raisin, la mangea, et dit : Je viens de faire acte de propriété sur ce domaine. Désormais la vigne m'ap­partient. Si la veuve qui l'a possédée jusqu'ici fait quelque difficulté pour autoriser cette translation, je m'engage à l'in­demniser selon qu'il lui conviendra. — La veuve ne voulut accepter aucune compensation. Elle supplia Chrysostome d'inter­céder pour elle et d'obtenir de l'impératrice la restitution de sa vigne. L'archevêque le lui promit. Il vint trouver l'impératrice. Ayez pitié, dit-il, d'une veuve infortunée et rendez-lui la vigne de ses pères. — Eudoxia répondit : C'est une loi sacrée chez les Romains que partout où l'empereur met le pied et fait même involontairement acte de propriété, le domaine, par droit de dévolution, passe à la couronne. Je ne puis donc absolument pas

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1. Theodor. Trimithunt., loc. cit., n» 14.

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rendre cette vigne. Mais j'en donnerai une autre à la veuve, si elle y consent. — Or, comme je l'ai dit, la veuve ne voulait entendre à aucun arrangement de ce genre. Elle redoublait d'insistance près de Chrysostome et finissait par lui devenir fort importune, suppo­sant toujours que l'archevêque ne voulait pas employer en sa faveur le crédit dont il était censé jouir près de l'impératrice. Jean, de son côté, fatiguait Eudoxia de réclamations que celle-ci ne voulait plus écouter. Il avait recours tantôt aux prières, tantôt aux allu­sions voilées sous forme de paraboles, sans réussir jamais à arra­cher des mains de l'impératrice le domaine annexé. Enfin, un jour qu'il se présentait au palais pour renouveler sa demande, Eudoxia lui en fit défendre l'entrée par les gardiens. L'archevêque, de son côté, donna aux ostiarii (portiers) de la basilique l'ordre suivant : Si Eudoxia se présente pour venir à l'église, empêchez-la d'entrer et fermez les portes. Si elle insiste, vous répondrez : Tel est l'ordre que nous a donné l'archevêque. — Après cet éclat, l'inimitié de l'impératrice devint une guerre déclarée 1. »

 

13. « Tout l'Orient en fut instruit. Le vénérable évêque d'Antioche2 apprit donc la haine violente de l'impératrice Eudoxia contre Jean Chrysostome. Son âge et sa faiblesse ne lui permirent pas de se rendre à Constantinople. Mais il se fit représenter par un légat auquel il adjoignit cinq évêques. Malheureusement, parmi les évêques que le saint vieillard investissait ainsi de sa confiance, les principaux étaient Acace de Bérés et Diogène d'Apamée, tous deux hostiles à Jean Chrysostome. Le saint vieillard l'ignorait, mais le suffrage canonique d'Antioche ne leur en appartint pas moins, et ils en usèrent. L'évêque de Gabala, Severianus, n'agit pas avec moins d'habileté. Il persuada à Gemmulus, métropolitain de Sa-mosate, et à Théodose, archevêque d'Édesse, qu'ils agiraient sagement en imitant l'abstention de leur collègue d'Antioche, et il se

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1 Theodor. Trimilhunt., loi:, cit., r« 13.

2. Le patriarche d'Antioche était encore à cette époque Flavien, l'ami, le protecteur, ou pourrait dire le père de saint Jean Chrysostome. Nous no­tons ici cette particularité, parce qu'elle a une importance considérable, dans la question d'authenticité qu'on pourrait soulever à propos de la nou- velle chronique de Théodore de Trimithunte.

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fit donner leur délégation à lui-même et à Léonas d'Ancyre, autre envieux de Chrysostome. En sorte que ce groupe, hostile au grand archevêque et disposant du vote des principaux sièges de l'Asie, arriva à Constantinople, résolu de se mettre complètement au service des vengeances d'Eudoxia. De son côté, le patriarche d'Alexandrie, Théophile, avait tout mis en œuvre pour acheter la connivence du préteur Nicolaüs. Celui-ci, après la réception de la lettra impériale, avait montré la plus vive irritation contre le prélat. Mais  il y avait entre eux un lien très-intime, quoique fort secret. Nicolaüs avait eu antérieurement la faiblesse d'ouvrir sa caisse à Théophile et de lui prêter des sommée considérables appartenant au fisc impérial. La disgrâce du patriarche allait donc du même coup ruiner et déshonorer Nicolaüs. Théophile profita de cette si­tuation. Par l'entremise de Georges, neveu du préfet, des pour­parlers eurent lieu. Nicolaüs fut couvert des sommes qu'il avait témérairement avancées ; son neveu reçut pour sa part des pré­sents considérables. A ce prix, le fonctionnaire accorda à Théophile un sursis dont celui-ci avait besoin pour se préparer à soutenir la lutte. Le patriarche savait que tout était vénal à Constantinople. Alexandrie était alors l'entrepôt commercial des Indes. Théophile acheta une véritable cargaison de meubles précieux, d'étoffes de soie, de parfums, de pierreries, et entassa le tout à bord d'un navire. Il fit ensuite appel aux évêques, prêtres et diacres qui voulurent lui vendre leur conscience et leur suffrage. Il s'en trouva un grand nombre. Le patriarche s'embarqua avec eux et fit voile pour Constantinople 1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon