Crosades 39

Darras tome 25 p. 229


§ XV.   Croisade du roi Scandinave Sigurd (1107-1112)

 

106.  Depuis trois ans le jeune roi   de   Norvège Sigurd I, surnommé plus tard le Hiérosolymitain, était en route pour la Terre Sainte. Fils de Magnus III, le guerrier légendaire des Sagas scandinaves, Sigurd à dix ans savait déjà manier la lance et l'épée; à douze ans, il combattait comme un chevalier à côté de son père.  Monté sur le trône en 1103, son premier soin fut d'organiser une croisade. « Pour s'acquérir la miséricorde divine et une bonne re­nommée, il  alla guerroyer en Palestine contre les ennemis de

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1  Alberic. Aq., 1. XI, cap. xxvn, xxix, col. 687, 688.

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Notre Seigneur, » disent les chroniques. Parti vers l'automne de l'an 1107 du port de Bergen, à la tête d'une flotte de soixante na­vires, il emmenait avec lui dix mille guerriers. Le voyage fut une vé­ritable odyssée, que M. Paul Riant raconte en ces termes1: «De Ber­gen la flotte Scandinave cingla droit vers Londres, où Sigurd passa l'hiver à la cour de Henri I, qui le reçut avec magnificence. Au prin­temps (1108), la flotte remit à la voile, subit une effroyable tempête au sortir du Pas de Calais, mais n'éprouva d'autre perte que celle d'un vaisseau brisé sur les récifs d'Aurigny. A la fin de l'année, après avoir côtoyé le littoral de la France, où la nécessité de renouveler les approvisionnements obligeait à de fréquentes relâches, l'expédition aborda en Galice, probablement au Ferrol, avec le projet d'hiverner à Saint-Jacques de Compostelle. Le comte espagnol, qui gouvernait la province au nom du roi de Castille, était convenu d'ouvrir un marché où les Norvégiens pussent à prix d'argent se procurer des vivres. Soit incurie, soit mauvais vouloir, le comte ne tint pas sa promesse, et vers l'époque de Noël les provisions manquèrent au camp norvégien. Sigurd, sans autre préambule, envahit le château du comte, y trouva des vivres de toutes sortes et un immense butin qu'il transporta à bord de ses navires. Après ce coup de main, il n'avait plus qu'à lever l'ancre, ce qui fut fait aussitôt, et la flotte remonta la côte d'Espagne dans la direction de Cintra. Tout ce pays était alors au pouvoir des Maures. Chemin faisant, Sigurd rencontra, courant la mer, soixante-dix trirèmes arabes, « na­vires d'une grandeur énorme et d'abordage périlleux». Il n'hé­sita point à les attaquer, en prit huit chargées de richesses, dispersa les autres et vint avec son opulente capture débarquer à Cintra dont il entreprit aussitôt le siège. La forteresse fut emportée d'as­saut. Les Maures qui l'occupaient furent tous passés au fil del'épée, « parce que, dit la chronique, aucun de ces païens ne voulut rece­voir le baptême. » Une tentative du même genre sur Lisbonne n'eut qu'un demi succès. Le roi norvégien dut se borner au pillage d'un faubourg, sans pouvoir déloger les infidèles des formidables positions qu'ils occupaient, à l'abri des remparts et des tours de la

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1 M. Paul Riant, Les Scandinaves en Terre Sainte, p. 179 et suiv.

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ville. Plus heureux à Alkarsir (probablement Alcacer do Sal), forte­resse maritime des Algarves, il la mit à sac, et là, disent les scaldes norvégiens, « il se passa des choses qui firent pleurer le sang aux femmes païennes. » Tout ce qui ne put se sauver fut massacré, et les campagnes environnantes mises à feu et à sang. Le passage so­lennel des croisés par le détroit de Gibraltar fut signalé par une nouvelle victoire navale, remportée sur des corsaires musulmans. « Les aigles accoururent encore pour se repaître de la proie que leur livrait l'épée de Sigurd. » Après avoir dépassé la hauteur du Maroc, côtoyant toujours la rive de l'Espagne, la flotte vint jeter l'ancre à Formentera, l'une des Baléares, repaire de pirates nègres et sarrasins, qui furent tous massacrés ou brûlés dans un antre fermé de murailles où ils s'étaient retirés à l'approche des Norvégiens. Iviça, Majorque et Minorque durent se soumettre à la domination de Sigurd, qui en abandonna la propriété au comte Guillaume V de Montpellier, lequel, revenant alors pour la seconde fois d'un pèlerinage en Terre Sainte, se rencontra dans ces parages avec le conquérant 1 (1109). Des îles Baléares, le désir de visiter le tombeau des Apôtres, ou peut être simplement le vent et les cou­rants, poussèrent Sigurd vers l'Italie. Il aborda sur la côte occi­dentale, probablement à Amalfl ou à Naples, fit son pèlerinage à Rome et se rendit ensuite en Apulie où il séjourna longtemps à la cour du comte Roger, que son mariage avec Edlav veuve d'un roi Scandinave, Kanut de Danemark, rendait particulièrement cher aux Norvégiens. » Sigurd n'arriva en Palestine qu'en l'an 1110, au mois d'août à l'époque où le roi Baudoin était encore à Édesse. Sa flotte vint s'embosser en vue du port d'Ascalon, au moment où les guer­riers de cette ville tentaient leur coup de main contre Jérusalem. Sigurd défia les habitants au combat, mais sa provocation ne fut

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1. « Guillaume V de Montpellier fit en août 1114 avec l'aide du comte de Bar­celone, des Pisans et des Génois,une nouvelle expédition aux iles Baléares dans le but d'assurer la soumission complète de cet archipel. Le comte de Mont­pellier en confia ensuite la garde aux Génois. Ceux-ci, par un acte de trahison, le laissèrent en 1117 retomber au pouvoir des Sarrasins. » (Note de M. Paul Riant.)

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pas relevée. Apres avoir croisé quelques jours devant une place dont il lui était impossible sans une armée de terre d'entreprendre le siège, il vint aborder au port de Jaffa,md'où il comptait se rendre à Jérusalem pour y accomplir son pèlerinage au Saint-Sépulcre 1.

 

  107. La présence de Sigurd et de sa flotte dans les eaux de Syrie avait puissamment contribué à la retraite des navires égyptiens. « Informé de l'arrivée de cet auxiliaire inattendu, dit d'Aix, le roi Baudoin, laissant le comte de Tripoli avec la plus grande partie de l'armée à Ptolémaïs (Saint-Jean-d'Acre), vint directement à Jaffa saluer son nouvel hôte 2. » L'entrevue des deux rois fut cordiale. « La grande taille, l'extrême jeunesse et la belle prestance du monarque Scandinave, continue M. Paul Riant, pa­raissent avoir vivement impressionné le roi Baudoin et ses familiers, entre autres Foulcher de Chartres, son chapelain3.» — «Le roi, dit celui-ci, supplia les Norvégiens de demeurer quelque temps en Palestine pour aider à la conquête des lieux saints. Ils seraient heureux, à leur retour en Europe, d'avoir contribué à la déli­vrance du royaume de Jésus-Christ. » Sigurd répondit, d'après Albéric d'Aix, «qu'il irait avec sa flotte partout où Baudoin vou­drait tenter une expédition, mais qu'auparavant il voulait remplirson vœu, visiter les lieux saints et, selon le mot de l'Évangile, chercher d'abord le royaume spirituel du Seigneur, après quoi tout le reste succéderait aux serviteurs de Dieu :primum quœrere regnum Dei et poslea omnia profutura quœrentibus inveniri. » Baudoin accepta et voulut lui-même accompagner à Jérusalem Sigurd et ses barons. Tout le clergé de la ville sainte, vêtu de tuniques blanches, vint procession-nellement à leur rencontre au chant des hymnes et des cantiques, et les escorta jusqu'au Saint-Sépulcre, où les deux rois s'agenouil­lèrent. La Saga ajoute un détail qui peint admirablement la dé­fiance naïve et la vanité des Scandinaves. « Le roi Baudoin, dit-elle, avait ordonné de couvrir de tapis précieux le pavé des rues que devait suivre le cortège, disant aux siens : « Vous savez qu'un roi illustre

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1.   Albéric. Aquens., 1. XI, cap. xxvi, col. 687. Albéric d'Aix confond Sigurd avec le roi son père et lui donne partout le nom de Magnus.

2.   Albéric. Aq., 1. XI, cap. xxi, col. 689.
'Fulcher. Carnot., 1. II, cap. xni, col. 892.

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nous arrive de la terre du Nord. Il a déjà soutenu la divine Église de Jésus-Christ par de grands exploits contre les païens, et a droit aux plus grands honneurs. Mais nous allons juger par nous-mêmes de sa puissance et de la richesse de ses états. S'il entre sans manifester aucune surprise, sans paraître se soucier des riches étoffes étendues sur son passage, il faudra conclure qu'il est accoutumé chez lui à un luxe pareil. S'il hésite à fouler aux pieds ces riches tapis et se détourne pour ne les point froisser, nous pourrons conjecturer que son pays n'est point habitué à l'opulence. »—Mais le roi norvégien et ses barons entrèrent superbement dans la ville, faisant piaffer leurs chevaux et foulant avec dédain les étoffes les plus somptueuses, car Sigurd avait donné à tous la recommandation de ne jamais pa­raître étonnés, si extraordinaire que fût ce qu'ils pourraient voir. » Après avoir visité toutes les stations de la ville sainte et de Bethléem, Sigurd, toujours accompagné de Baudoin, se rendit à Jéricho pour y cueillir des palmes au jardin d'Abraham, puis au Jourdain où, selon le rite consacré pour les pèlerinages, il se plongea dans les eaux sanctifiées par le baptême du Sauveur. « De retour à Jérusalem, disent les Sagas 1, un jour que les deux monar­ques s'entretenaient dans une douce intimité, Baudoin dit à son hôte : « Seigneur roi, la présence d'un héros tel que vous est pour notre royaume une joie et un honneur inestimables. Choisissez donc parmi tous nos trésors un objet qui puisse vous agréer et que vous rapporterez dans votre pays comme un glorieux souvenir. » — Si­gurd répondit : « Que Dieu vous récompense de votre courtoisie, seigneur roi, et qu'il me permette, comme je le lui demande et l'espère, de vous prouver moi-même ma reconnaissance. J'accepte votre don; laissez-moi seulemenl le temps de le choisir à mon gré.» — Or, l'objet de grand renom que Sigurd ambitionnait était un fragment de la vraie croix détaché de la relique de Jérusalem. Avant lui aucun pèlerin du Nord n'avait rapporté de la Terre Sainte un morceau de ce bois sacré, arrosé du sang de Jésus-Christ, privilège que n'ont pas les autres reliques de la vraie croix conser-

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1 Tous ces récits, dit M. Paul Riant sont empruntés à la Sigurdar Saga JorSalafara ok brœdra hans, ch. i, xlv (Fornm. SOg. vu, p. 75 et suiv.).

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p234   PONTIFICAT   DU   B.   PASCAL   II (1099-1118).

 

vées à Rome ou à Constantinople. Chacun sait, en effet, que l'impé­ratrice Hélène, ayant fait scier par moitié dans le sens de l'épais­seur le bois sacré de la croix, envoya à son fils Constantin la partie postérieure et laissa à Jérusalem la partie antérieure, c'est-à-dire celle qui avait été imprégnée du sang divin 1. Quelques jours après, Sigurd fit part de l'objet de ses vœux au roi Baudoin, qui convo­qua aussitôt les assises du royaume. Le monarque norvégien re­nouvela sa demande devant l'assemblée, et Baudoin lui répondit: «Seigneur roi, sur une si grande affaire je dois prendre conseil des évêques et des barons, ne pouvant assumer seul l'octroi d'une faveur qui n'a encore été faite à aucun pèlerin, de si grande condi­tion qu'il fût. Mais si les doctes et sages personnes ici présentes ne s'y opposent point, je consentirai volontiers pour ma part, sire roi, à ce qu'il soit fait comme vous le souhaitez. » — Sigurd se retira alors pour laisser l'assemblée délibérer en liberté. Le roi de Jérusalem, le patriarche Gibelin, les autres évêques et les barons discutèrent longuement entre eux sur cette affaire. Ils s'accordèrent à s'en remettre à la sagesse de Baudoin, le priant toutefois de ne pas livrer inconsidérément à son hôte royal d'aussi saintes reliques. «La Providence divine, dit alors Baudoin, veillera à tout, et nous prierons le Seigneur de faire tourner l'événement à sa plus grande gloire et au salut de la Terre Sainte. J'ai appris que les sujets du roi Sigurd sont en grande partie chrétiens. Il y a dans ses états une église célèbre où reposent les restes d'un roi saint et illustre, nommé Olaf (Olaiis II Haraldsson le Saint 1005-1030), que ses mérites ont rendu agréa­ble au Tout-Puissant. Ce n'est point à Sigurd, mais au saint roi Olaf que je donnerai une parcelle de la vraie croix, pour être spéciale-

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1 Cette légende se retrouve dans un sermon norrain sur la croix(Gammel Norsk Homilie bok. Christ. 1862, in 8°, p. 140.) Les chroniques occidentales disent seulement qu'Hélène fit scier la croix en deux mais, sans indiquer dans quel sens:

« Puis se le fist en deux soijer,

» Et l'une moitié envoyer

» A Constantin; présent l'en fist,

» La moitié el sépulcre mist.

(Brodes, v. 5169, éd. Massman, p. 32S.) Cl. Uretser : Desancta Cruce, t. I, 1. I, cap. 62 et 72, pp. 197 et 222. — Boll. A.V. SS "'. 3 maii, I p. 361, 363, xvm, Augusl. t. III, p. 562, 567.

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ment placée dans l'église où l'on célèbre son culte. Sigurd devra prêter serment de se conformer à cette clause de la donation. » Tous ayant approuvé cet avis, Sigurd fut de nouveau introduit dans l'assemblée. « Nous vous remettrons, lui dit le roi,un fragment du bois sacré de notre rédemption, à condition que vous prêterez avec onze de vos barons le serment de porter cette sainte relique au tombeau du roi Olaf le Saint et de la déposer dans son église. » — « Sire roi, répondit Sigurd, bien qu'il soit certain qu'à mon re­tour on regardera comme un déshonneur que je sois venu si loin pour prêter, moi douzième, un serment, comme si le mien ne suf­fisait pas, cependant je passerai par ces conditions si vous et le pa­triarche, avec dix de vos barons, vous consentez aussi à jurer que vous me donnez vraiment une parcelle de la croix même où le Fils de Dieu a enduré la mort, et non un fragment de quelque autre bois sans valeur. » Cette requête fut agréée. Le serment fut prêté de part et d'autre. Seulement Sigurd jura en outre de s'em­ployer à étendre la religion chrétienne dans ses états, et à obtenir la fondation d'un siège métropolitain en l'honneur de la vraie croix et de saint Olaf dans l'église où la sainte relique devait être déposée. On délivra ensuite solennellement à Sigurd le fragment du bois de la rédemption, auquel on ajouta beaucoup d'autres re­liques et d'objets rares et précieux 1. »

 

108. « Le conseil des princes agita alors, dit Foulcher de Chartres, la question de savoir sur quel point du territoire musulman il convenait de porter la guerre, pour mieux utiliser la présence de la flotte norvégienne. La première pensée était d'attaquer Asca­lon ; mais après mûre réflexion ce projet, dit le chroniqueur, fut sagement abandonné 2. » Bien que Foulcher de Chartres ne nous fasse point connaître les motifs de cette décision, il est facile de les conjecturer après coup. L'armée royale, ren­forcée de celle du comte de Tripoli, était restée sous le comman­dement de ce dernier à Saint-Jean-d'Acre. Il eût fallu la ramener sous les murs d'Ascalon, à l'extrémité méridionale de la frontière

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1.   M. Paul Riant, les Scandinaves aux Croisades, p. 190.

2.   Fulcher. Carnot., 1. II, cap. xui, col. 892.

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p236   PONTIFICAT   DU'il.   PASCAL  II   (1099-1118).

 

de Palestine, à une trop grande distance des états de Bertramn pour que celui-ci pût, sans danger pour ses possessions de Syrie, prendre part aux opérations d'un siège que par expérience on sa­vait devoir être long et difficile. De plus, la saison trop avancée (on était au mois d'octobre 1110) ne permettait aucun retard. « On convint donc, reprend Foulcher de Chartres, de diriger l'expédi­tion contre la ville de Saïd (Sidon), que la flotte norvégienne irait bloquer par mer, pendant que Baudoin et le comte de Tripoli l'investiraient par terre. » Sigurd consentit à servir pendant toute la campagne sans autre rétribution que des vivres pour ses troupes. Avant de quitter Jérusalem, il voulut laisser de nombreuses mar­ques de sa munificence tant à l'église du Saint-Sépulcre qu'aux sanc-tuaires les plus renommés de la Palestine. Les deux rois reprirent ensuite le chemin de Jaffa. Sigurd remonta sur ses vaisseaux et alla (19 octobre 1110) 1bloquer par mer Sidon, après avoir mis en déroute la flotte égyptienne, sortie de Tyr dans le but de lui barrer le passage2. De leur côté, Baudoin et Bertramn cernèrent la place avec leurs troupes. De même que pour le siège de Béryte, dis­tante de Sidon de dix lieues seulement, la montagne du Liban four­nit tous les bois nécessaires à la construction des machines. « On se rappelle, dit Guillaume de Tyr, que Salomon avait employé les Sidoniens à couper dans leurs forêts et à débiter les cèdres destinés à la construction du temple de Jérusalem, parce qu'ils étaient dès lors les plus habiles en ouvrages de charpente et de menuiserie 3.» Le roi de Jérusalem retournait aujourd'hui contre les Sidoniens leur antique industrie, «II fit dresser, dit Albéric d'Aix, une tour roulante qui dépassait de la hauteur d'une lance le sommet de la

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1. Le 3 du mois de Rabbi IIe, suivant Ibn-el-Athir. [Hist. arabes des Croisades, tom. t. p. 275.)

2.   La défaite de la flotte égyptienne par Sigurd est mentionnée dans la chro­nique arabe d'Ibn-Khnldoun, éd. Toruberg, p. 71. Albéric d'Aix (1. XI, cap. xxxi.
col. 689) dit au contraire que la flotte égyptienne n'osa point sortir du port de Tyr où elle s'était réfugiée, et qu'après le passage des vaisseaux norvégiens
elle se retira prudemment au Caire, n'ayant perdu que quelques buzas surprises isolément par la flotte de Sigurd.

3.   Guillelm. Tyr., 1. XI, cap. xiv, col. 561. — Sois enim quoniam non est in populo meo, qui novit ligna crdere sicut Sidonii. (III Reg., v, 6.)

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citadelle, plongeant ainsi dans l'intérieur de la ville sur la­quelle des archers, munis d'un nouveau système d'arbalètes dites Baléares apportées par Sigurd, faisaient pleuvoir une grêle de traits. Les assiégés creusèrent sous leurs remparts une mine qui devait aboutir à la tour meurtrière. A mesure que le travail de la sape avançait, ils établissaient dans le souterrain une ligne de ma­tières inflammables qui devaient communiquer le feu aux étais de bois sec dont ils se proposaient de soutenir la tour, afin de l'incen­dier au moment où elle s'écroulerait avec leur échafaudage artifi­ciel. Baudoin, prévenu à temps, fit éloigner la tour et la transporta a l'autre extrémité des remparts1.» — « Désespérant alors de se défendre par les armes, dit Guillaume de Tyr, les Sidoniens eurent recours à la trahison. Parmi les familiers de Baudoin, se trouvait un jeune homme récemment converti du mahométisme, dont le roi avait voulu être le parrain, et auquel, en le levant des fonts du bap­tême, il avait donné son nom. D'adroits émissaires, sortis de la ville assiégée, s'abouchèrent avec ce jeune homme. A force d'or et de promesses, ils en obtinrent le serment d'assassiner son bienfaiteur et son maître. Or, cet infâme complot ne put se tramer si secrètement qu'il ne vînt à la connaissance de quelques chrétiens enfermés à Sidon. Ceux-ci, n'ayant aucun autre moyen de communication, en écrivirent tout le détail sur un parchemin roulé autour d'une flèche, et lancèrent la flèche au hasard dans la direction du camp des chrétiens. Le message ainsi confié aux soins de la Providence par­vint heureusement à destination. Baudoin, au comble de la stu­peur, ne pouvait croire à une pareille trahison de la part d'un re­négat qu'il n'avait cessé de traiter avec une bonté paternelle. Il lut la missiie des chrétiens de Sidon au conseil des princes. Le traître immédiatement arrêté avoua tout, et subit le dernier supplice à une potence dressée au milieu du camp 2. » L'attaque n'en devint que plus acharnée. « Mais, reprend Albéric d'Aix, après six semaines d'une opiniâtre résistance, les Sidoniens réduits à la der­nière extrémité, offrirent de remettre au roi les clefs de la ville, à

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1.   Alberic. Aq., 1. XI, cap. xxxiu, col. 690.

2. Guillelm. Tyr., loc. cit., col. 5C2.

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condition que l'émir et tous ceux des Sarrasins qui voudraient l'ac­compagner auraient la faculté de sortir libres, emportant avec eux tout ce qu'ils pourraient charger sur leurs épaules. On stipulait éga­lement la vie sauve et la liberté pour la population pauvre, pour les laboureurs et les artisans qui préféreraient se soumettre à la domi­nation chrétienne. Baudoin, Sigurd et Bertramn signèrent tous trois et ratifièrent le traité de capitulation rédigé sur ces bases1. » Ce fut vers le milieu du mois de décembre que les croisés entrèrent à Sidon. L'émir, accompagné de cinq mille Sarrasins seulement, pro­fita de la liberté qui lui avait été laissée et se retira à Ascalon. Le reste des habitants reconnut la suzeraineté de Baudoin, qui investit de la nouvelle conquête, à titre de fief héréditaire, le chevalier Eustache de Grenier, beau-frère de l'archidiacre Arnulf de Rohes. Un siège épiscopal y fut immédiatement érigé 2, en vertu des pouvoirs que le pape Pascal II avait donnés à ce sujet au patriarche Gibelin et au roi de Jérusalem. Baudoin, se séparant alors du roi Sigurd et du comte Bertramn, reprit avec son armée le chemin de la ville sainte où « il rentra en gloire et en triomphe le jour de  la fête de saint Thomas (21 décembre 1110). II célébra au milieu de l'allégresse générale les solennités de Noël. Son nom exalté par la victoire ré­pandait la terreur chez les infidèles, et durant de longs jours les musulmans n'osèrent plus attaquer la Palestine 3. »

 

   109. Le comte Bertramn était de même rentré à Tripoli. Sigurd remontant sur ses vaisseaux fit voile pour l'île de Chypre. Il était parti, disent les chroniques, accompagné des bénédictions de tout le peuple et chargé de présents, « biaux dons et grans », offerts par le roi de Jérusalem, qui recommanda de tout son cœur les Nor­végiens à la Mère de Dieu, car ils s'étaient « bel et bien montrés» pen­dant le siège 4. A Chypre il s'arrêta pour vénérer le tombeau du

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1.   Alberic. Aq., toc. cit., cap. xxxiv.

2.   Nous ne connaissons pas le nom du premier évêque latin choisi pour inau­gurer le siège de Sidon ou, comme on disait alors, Sagette. Son successeur se
nommait Bernard ; il souscrivit les actes du concile tenu en 1142 à Antioche.
(Cf. Ducange, Familles d'outre-mer, p. 805.)

3.   Alberic. Aq., 1. XI, cap. xixv, col. 694, 695.

4.   « A Dame Dieu Baudoin les comanda de moult bon cuer, quar bel et bien

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saint roi Erik le Bon, mort, comme nous l'avons dit, le 10 juillet 1103, à son retour de Jérusalem. Puis il fit voile vers le Nord, dans la direction de Constantinople, jusqu'à un promontoire sous lequel il s'arrêta un mois et que la Saga nomme AEginœs, probablement l'extrémité de la Chacidique, ou celle de la Chersonèse de Thrace. La raison de ce long séjour est des plus bizarres. « Le roi, dit la Saga, bien qu'il fit un fort vent du sud, favorable à l'entrée des vaisseaux à Constantinople, préféra attendre un vent de côté qui permît aux voiles, faites toutes de soie pourpre, de se déployer dans le sens de la longueur des navires, afin que, des deux rives du Bos­phore, on pût juger de la magnificence de la flotte norvégienne. Ce fut en effet le spectacle merveilleux dont on put jouir de tous les châteaux, villages et forteresses qui bordent la côte européenne, lorsque les soixante navires de Sigurd, faisant leur entrée triom­phale et se succédant l'un à l'autre, semblaient ne former qu'un seul et gigantesque vaisseau, abrité sous un immense voile de pour­pre 1. » La flotte vint en cet ordre jeter l'ancre devant la Porte d'Or (Gulvarta), érigée en souvenir de la victoire de Théodose le Grand sur Maxime5, et qu'Alexis avait ordonné d'ouvrir pour Sigurd, grand honneur « qui ne se rendait qu'aux empereurs victorieux 3.» De la Porte d'Or au palais des Blaquernes 4 (Laktjarna), les rues avaient été tapissées de soie pourpre et au-devant du roi s'avançait un cor­tège de musiciens et de chanteurs. Sigurd, suivi  de ses barons,

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s'estoient contenus à cel siège.(Est. de Eracles., 1. XI, chap. xiv; Ilist. des Croi­sades, tom. I, p. 13.)

1.   La Fagrskinna dit positivement que les voiles étaient toutes de soie pourpre,
« oll af pellmn. » (Note de M. Paul Riant.)

2.   Cf. tom. X de cette Histoire, p. 385.

3. La porte que les Scandinaves nommaient Gulvarta était située au sud-ouest de la ville, à côté du château des Sept-Tours ('EirwmipYiov ou Kux7,d6iov). Ro­bert de Clary l'appelle Portes Ore : « Ichelle Portes Ore n'estoit onques ouverte devant la que li Empereres revenoit de bataille et que il avoit terre conquise. » (Robert de Clary, Chron. manuscrite des Croisades, Bibl. Roy. de Copenhague,
n° 487, f° HO, v. col. 2.)

4. Les Blaquernes, en grec Aayépvtu (de AixxûSt.c, marécageux), surnom by­zantin du quartier actuel d'Haïvan-Seraï.

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fit son entrée sur un cheval ferré d'or', et arriva par les Arcades Troyennes2 et la rue des Triomphateurs au palais qui lui était des­tiné. Un trône lui avait été préparé dans la grande salle des Blaquernes; il y prit place, entouré de ses barons. Alors deux curopo-lates envoyés par l'empereur entrèrent chargés d'une corbeille pleine de pièces d'argent, offrande destinée par Alexis Comnène au monarque norvégien. Sigurd, sans même y faire attention, or­donna de jeter à ses gens le contenu de la corbeille. Les envoyés impériaux, ayant rendu compte de cette réception à leur auguste maître, revinrent bientôt avec un grand coffre tout rempli de pièces d'or. A ce nouveau présent, Sigurd se tourna vers ses barons : « Voici de grandes richesses, leur dit-il; partagez-les entre vous.» En apprenant l'accueil fait à ce second envoi, l'empereur s'écria : « Si ce roi n'est pas fou, il faut qu'il soit le plus magnifique de tous les souverains. Portez-lui un coffre rempli de lingots d'or vert, et joignez-y ces deux bracelets couverts de pierres précieuses. » A l'arrivée de ce troisième et plus splendide présent, Sigurd se leva, prit les deux bijoux, se les mit au bras et dans un élégant discours, en grec le plus pur, il chargea les curopalates de remercier l'empe­reur de sa libéralité. Quant aux lingots d'or, il les distribua de nou­veau aux siens. «Alexis fut enchanté de la chevaleresque conduite du roi; il lui rendit les plus grands honneurs et dans une audience solennelle, le fit asseoir à ses côtés sur le trône impérial. » Une re­présentation solennelle eut lieu à l'hippodrome pour fêter le roi du Nord. Des festins d'apparat lui furent prodigués. Sigurd voulut en rendre un à l'empereur, à l'impératrice et à toute la cour au palais des Blaquernes. C'était pendant l'hiver et à l'époque des plus grands froids. « Je tiens à ce que tous les appartements soient royalement chauffés, avait dit Sigurd à ses serviteurs. Faites donc votre provi­sion de bois en conséquence. » — « Il n'y a point à s'inquiéter, ré­pondirent les Norvégiens, qui avaient déjà eu le temps de se fami­liariser avec les usages de Constantinople. Chaque matin des quan-

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1.   « Dans le Nord, c'était un privilège royal. Kanut ou   nut le Grand chassa son scalde Sleinu-Skaptason pour s'être permis cette fantaisie. »

2   Eubolai Troadèsai (Notes de .M. Paul Riant.)

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p241 CHAP.   I. CROISADE   DU   ROI   SCANDINAVE   SIGURD   (1107-1112).   

 

tités de voitures chargées de bois arrivent au marché. Nous nous fournirons le jour même. » Malheureusement ce jour-là pas une seule voiture de combustible ne parut au marché. On avait su à la cour impériale l'arrangement projeté, et l'on avait organisé ce guet-apens. Cependant quand l'empereur, l'impératrice et les grands officiers entrèrent au palais des Blaquernes, d'énormes brasiers flambaient dans les appartements et dans la salle du festin 1. Sigurd avait fait acheter toutes les noix qui se trouvèrent à Constantinople et en faisait un feu de joie pour ses nobles hôtes 1. La brillante réception faite par Alexis Comnène au roi du Nord n'était pas complètement désintéressée. Depuis longtemps les Norvégiens et les Danois fournissaient à la garde impériale de Constantinople ses meilleurs soldats, les Varangues, traduction grecque du Vœring Scandinave. Alexis espérait, en échange des honneurs dont il le comblait, obtenir du roi du Nord de nouvelles recrues pour sa garde. Il ne se trompait point. Sigurd permit à une grande partie des soldats qui l'avaient suivi à la croisade de s'enrôler sous les drapeaux du césar byzantin. Il alla plus loin, et par un trait de ma­gnificence vraiment royale, il fit don à l'empereur des soixante vaisseaux, chefs-d'œuvre de l'art norvégien, avec lesquels il venait d'accomplir sa brillante expédition2. L'empereur mit à la disposition

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1.   « Se chauffer avec des noix, fruit étranger à la Norvège, dit M. Paul Riant, devait paraître aux yeux des gens du Nord le comble de la prodigalité. Les Sa­gas rapportent un trait semblable d'Herald le Sévère. (Baralds Saga, Har-
drada,
ch. vu, Fornm. Sôg., VI, p. 147.) On trouve, du reste, des récits analo­gues dans un grand nombre de chansons de geste.» (R. Waee, Roman de Rou,vers. 8257, éd. Pluquet, p. 408; — Roman de Richard Caur-de-Lion, dans Ellis, p. 301. Voir Bist. litt. de la France, xxn, p. 163. Rosemberg, Roland&kva-
den,
p. 229.)

2.   «Avant de livrer à l'empereur le vaisseau qu'il avait monté lui-même durant toute sa croisade, dit M. Paul Riant, Sigurd fit détacher de la proue un énorme
dragon de bois sculpté délicatement, et recouvert de bronze doré. Cet insigne tout païen de l'autorité royale chez les vieux Scandinaves fut, par ordre de Si­gurd, transporté à l'église de Saint-Pierre de Constantinople, dont il orna long­temps le faite. Après la prise de Ryzance par Baudoin 1 de Flandre, le dragon de Sigurd revint, à la suite de longues aventures, dans un pays presque voisin de la Norvège. Aujourd'hui, âgé de près de huit cents ans et devenu une sorte de monument national, il brille au sommet du beffroi de Gand, soigneusement
redoré deux ou trois fois par siècle aux frais des bourgeois de la ville, qui pro-

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p242      PONTIFICAT   DU   B.   PASCAL   II   (1099-1118).

 

du roi des chevaux et des guides qui devaient le conduire jusqu'aux frontières de l'empire, et les deux hôtes augustes se séparèrent en se donnant les marques de la plus cordiale amitié. Sigurd emportait de Constanlinople, comme il avait fait de Jérusalem, une quantité de reliques, et en outre, un retable sculpté, doré, orné de bronze, d'argent et de pierres précieuses ; et deux manuscrits l'un en let­tres d'or sur vélin couleur de pourpre, l'autre décoré de miniatures merveilleuses, présent particulier du patriarche grec Jean Hiérom-némon. Après avoir traversé la Souabe où il rencontra l'empereur Henri V, qui revenait, comme nous le verrons plus loin, de se ré­concilier avec le pape Pascal II, le roi du Nord s'arrêta à la cour de Saxe, où le duc Lothaire de Supplimbourg lui fournil des guides et des provisions pour le reste du voyage. Le roi de Danemark, Nico­las, lui fit une brillante réception, l'accompagna en personne jus­qu'au Jutland et lui fournit un navire bien équipé, avec lequel Si­gurd fit voile pour ses états. Il aborda sans autre aventure à Oslo, aux applaudissements d'une foule immense, venue pour le recevoir, « car jamais, dit un chroniqueur, plus glorieux voyage n'avait été mené à bonne fin par un roi de Norvège 1. » (1112.)


Darras tome 25 p. 76

 

32. Germanicopolis 2 de Paphlagonie, aujourd'hui Kastemouni, l'une des cités asiatiques qui avaient pris le surnom du vainqueur des Germains, neveu et fils adoptif de Tibère, Drusus Nero Germanicus proconsul d'Orient, en l’an 18 de notre ère, est située à une quinzaine de lieues du Pont-Euxin. Elle fut pour les vaincus d'Hé­raclée ce que Sinope avait été pour ceux de Maresch. Elle apparte­nait à l'empire grec et possédait une garnison byzantine. Le comte de Nevers et les débris de son armée y trouvèrent un asile que les Turcs s'abstinrent de violer. S'il faut en croire Ekkéard d'Urauge,

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1. Alberic. Aq., cap. xxx, xxxi, col. G20.

2 Alberic d'Aix la nomme Germanicopola- On connaît deux autres villes orientales du nom de Germanicopolis, la première en Cilicie, siège épiscopal suffragant de l'ancienne métropole de Séleucie ; la seconde en Isaurie, égale­ment siège épiscopal appartenant jadis au patriarcat d'Antioche.

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p77 CHAP.   I.   —   NOUVELLES  ARMÉES   DE   CROISÉS   (1101-1102).     

 

Ordéric Yital et d'autres chroniqueurs, l'alliance d'Alexis Comnône avec les émirs victorieux était si étroite que, de l'immense butin re­cueilli sur les croisés dans cette expédition, l'empereur eut sa part de prise, recouvrant ainsi non sans bénéfice les sommes d'or et d'argent qu'il avait naguère distribuées aux chevaliers chrétiens. Le caractère et les antécédents du fourbe César rendent cette ac­cusation assez vraisemblable. Toujours est-il qu'après sa défaite le comte de Nevers ne voulut point retourner à Constantinople. « Il prit à sa solde, dit Albéric d'Aix, une douzaine de Turcopoles qui s'engagèrent à lui servir de guides jusqu'à Antioche. Ces infâmes mercenaires se firent payer d'avance une somme énorme sur le prix convenu, puis, à moitié chemin, quand ils eurent engagé Guil­laume et ses compagnons dans les défiles des montagnes de Phrygie, ils les dépouillèrent de tout ce qui leur restait et les abandonnèrent. Le comte supporta ce dernier désastre avec la résignation et la pa­tience d'un pèlerin de la croix. Il continua sa route, un bâton à la main, recevant l'aumône qu'on voulait bien lui faire. Enfin il put gagner Antioche, où Tancrède lui prodigua tous les soins de la plus généreuse hospitalité 1. » Déjà le duc d'Aquitaine, échappé aux mêmes périls, en avait reçu le même accueil. Tancrède apprit de leur bouche le récit des cruelles infortunes dont ils avaient été victimes. La trahison du comte de Toulouse ne fut point oubliée. Sur ces entrefaites, Raymond de Saint-Gilles, sorti, comme nous l'avons vu, de Constantinople pour se soustraire à la vengeance des autres princes croisés, vint débarquer sans défiance au port de Saint-Siméon. « Mais, reprend Albéric d'Aix, dès qu'il eût mis pied à terre, Bernard l'Estrange2, l'arrêta sous l'inculpation de félonie. »

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1   Albéric. Aq., 1. VIII, cap. xxxn, xxxm, col. 621.

2   Bernardus Extraneus. Voici sur ce personnage la note de Ducange : « Bernard surnommé l'Estrange, qualifié gouverneur de Longinach en Cilicie, dans un autre passage d'Albéric d'Aix (1. VIII, cap. xl, col. G23), était un sei­gneur anglais. Le docte Spelman a donné la généalogie de la famille de Lestrange, qui subsiste encore au comté de Norfolk, et dont les armes sont de gueules à deux lyons passans d'argent. Je ne scay si elle n'estait pas issue d'une
autre du même nom en France, de laquelle était Claude baron de l'Estrange et de Hautefort, vicomte de l'Estrange et de Cheylane, baron de Boulogne et de Privas, qui, de dame Marie de Cbambaud, laissa Marie de l'Estrange, laquelle

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p78         PONTIFICAT  DU II.   PASCAL   II   (1099-1 li 8).

 

Bernard l'Estrange, chevalier d'origine anglaise, avait suivi Boémond à la croisade. Nommé, après la prise d'Antioche, gouverneur de Longinach en Cilicie, c'était lui qui avait le premier reconnu sous ses habits de mendiant le fugitif Guillaume de Poitiers et l'avait conduit à Tancrède 1. Raymond de Saint-Gilles, tombé entre ses mains, fut amené à Antioche. La trahison dont le comte  venait de se rendre coupable dans la dernière expédition, l'exter­mination des armées de la croisade livrées par lui aux Turcs, con­stituaient des crimes de lèse-chrétienté. Tancrède le fit incarcérer jusqu'à ce qu'on pût instruire sa cause et le confronter avec des té­moins oculaires 2.

 

   33. Les princes restés à Constantinople devaient au printemps prochain arriver à Antioche et fournir à ce sujet des renseignements positifs. Nous avons vu qu'ils étaient alors l'objet des atten­tions les plus amicales et les plus flatteuses d'Alexis Comnène. Les faveurs dont ils se voyaient comblés par le César byzantin agissaient peu à peu sur leur esprit et les disposaient à l'oubli du passé. Mais les soldats et les pèlerins-survivants ne partageaient point l'indulgence de leurs chefs. « Parmi eux l'indignation contre ce fourbe empe­reur était au comble, dit Ekkéard d'Urauge. Voilà donc, s'écriait-on de toutes parts, la conduite du parjure Alexis. Son règne a com­mencé par une trahison. Il a détrôné l'empereur Michel son maître; il s'est emparé de sa couronne, puis il a fait mettre à mort les complices qui l'avaient aidé dans son forfait. Aujourd'hui il se vante de détruire les Turcs par les Francs et les Francs par les Turcs. Ce sont, dit-il, des chiens qui se mangent entre eux et dont je recueillerai les dépouilles. » — Tel était le langage qu'on tenait publiquement sur le compte d'Alexis. «Pour échapper à ces barbares combinaisons, ajoute le chroniqueur, chacun de nous se mettait en quête d'un navire qui pût le transporter sur les côtes de Syrie ou de Palestine. Mais le bruit se répandit que l'odieux César avait

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espousa Charles de Seneterre marquis de Chasteauneuf, dont le fils aisné porte le titre de vicomte de l'Estrange. » (Ducange, Les Familles d'outre-mer, p. 235 et 290.) — 1 Alberic. Aq., 1. VIII, cap. xl, eol. C23.— 2 Alberic. Aq., cap. xlii, col. 024.

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p79 CHAP.   I.   —   NOUVELLES   ARMÉES   DE   CROISÉS   (1101-1102).      

 

pris des mesures pour que les vaisseaux frétés par les pèlerins fus­sent submergés en pleine mer. Les malédictions, les anathèmes contre lui redoublèrent. On ne le désignait plus sous son titre d'em­pereur ; nous l'appelions le Traître. Ce fut chose lamentable, et que la postérité aura peine à croire. Notre nation germanique avait été la plus éprouvée dans cette guerre, et nous étions les moins nombreux de tous. Il se produisit parmi nous des scènes d'horreur et d'angoisses indescriptibles. Les pères se séparaient des fils, les frères de leurs frères, les amis de leurs plus intimes amis, tous voulant au plus vite sortir de Constantinople et échapper à la domination maudite d'Alexis. Les uns prenaient la roule de terre
et entreprenaient à travers l'Asie le pèlerinage de Jérusalem. D'autres risquaient l'embarquement; mais après deux ou trois jours de navigation, suspectant la bonne foi des matelots byzantins, ils se faisaient descendre à terre avec leurs bagages. Pour moi, dit Ekkéard, je fus du nombre de ceux qui persistèrent à suivre la voie de mer. La miséricorde de Dieu nous fit échapper à des périls et à des embûches de tout genre. Il ne nous fallut pas moins de six semaines pour atteindre le port de Joppé, où nous débarquâmes sains et saufs. Béni soit en tout le Christ Jésus Notre Seigneur ! Son
peuple, peuple innombrable, avait été exterminé par la trahison d'Alexis Comnène. Les ossements des chrétiens blanchissaient sur la terre d'Asie. A peine si un millier de Germains subsistaient en­core et nous les retrouvâmes, pareils a des squelettes plutôt qu'à des hommes vivants, aux diverses stations maritimes de Rhodes, de
Paphos et des ports de Phénicie 1. » Ce cri de réprobation popu­laire, poussé par un pèlerin obscur contre la politique vraiment barbare du César byzantin, ne resta pas sans écho à travers les siècles. La IVe croisade vengea le sang et l'honneur des chrétiens,  en fondant un empire latin à Constantinople.      

34. Albéric d'Aix ne nous fait point connaître les négociations qui eurent lieu, durant l'hiver de l'an 1102, entre la cour de Byzance et les princes croisés. Ces derniers partageaient l'impatience des pèlerins et avaient hâte de quitter Constantinople. Ils s'embarquè-

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1 Ekkéard. Uraug., Chrome, universelle, Pair, lat., t. CLIV, col. 981,982.

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p80         PONTIFICAT  DU   B.   PASCAL  II   (1099-1118).

 

rent au mois de février pour Antioche, où ils arrivèrent dès les premiers jours de mars. Le chroniqueur nous donne les noms de quel­ques-uns. C'étaient Albert de Blandraz, le connétable allemand Conrad, Etienne de Blois, Eudes et Etienne de Bourgogne, les évêques de Soissons et de Laon , Otho de Altaspata , Herpin de Bourges, Gusman de Bruxelles, Rudolf d'Alos en Flandre, Gerbod de Wintine. En même temps débarquaient au port Saint-Siméon de nouveaux croisés venus directement d'Europe. « Parmi eux se trouvaient, dit Albéric, plusieurs évêques italiens et un évêque espagnol , Manassès de Barcelone 1. » Cette coïncidence fut heureuse pour Raymond de Saint-Gilles. Les nouveaux croisés intervinrent en sa faveur avec d'autant plus de zèle, qu'en Europe le nom du comte de Toulouse avait conservé tout son prestige. « S'adressant à Tancrède, ajoute le chroniqueur, ils le supplièrent, au nom de Jésus-Christ, de mettre en liberté ce magnifique prince, de le rendre à sa famille éplorée2 et à ses fidèles Provençaux. Tan­crède ne résista point aux instances des pèlerins ses frères. Il con­sentit à tirer le captif de prison, après toutefois que Raymond se fût engagé par serment à ne jamais plus rien entreprendre ni à éle­ver aucune revendication contre la principauté d'Antioche. La pa­cification générale étant ainsi rétablie, tous prirent congé de Tan­crède 5. » L'armée, au nombre d'environ dix mille hommes, se di­rigea vers Jérusalem par la route du littoral syrien. Le comte Raymond de Saint-Gilles l'accompagnait, et ne devait s'en séparer qu'à Tripoli. « A l'approche de cette ville, continue Albéric, les croisés rencontrèrent une vive résistance de la part des habitants de Torlosa, l'antique Arados. On convint de s'arrêter pour faire le siège de la cité rebelle. Cette résolution ne fut cependant point ap­prouvée de tous les chefs. Welf de Bavière et Reynold de Bourgogne ne voulurent point s'attarder à cette entreprise. Ils poursuivirent directement leur voyage à Jérusalem. Mais après quelques jours de marche, Reynold tomba malade et mourut sans avoir atteint la

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1 Albéric. Aq., 1. VIII, cap. xu, col. 624.— 2 On sait que la femme de Ray­mond de Saint-Gilles était restée à Tripoli, pendant le voyage de son époux à Constantinople.— 3 Albéric. Aq., 1. VIII, cap. xlii, col. 624.

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p81 CHAP.   I.   CAMPAGNES   DE   IÎAUD01N   I  EN   1102.    

 

ville sainte. Le duc de Bavière y arriva sain et sauf. Il eut la joie d'adorer le Sauveur Jésus au Saint-Sépulcre. Après avoir satisfait sa dévotion et terminé ainsi son laborieux pèlerinage, il s'embarqua à Joppé pour retourner en Europe. Mais la maladie le contraignit à relâcher à l'île de Chypre, où il mourut dans la paix du Seigneur. Cependant la ville de Torlosa était tombée au pouvoir des autres chefs de la croisade. Raymond de Saint-Gilles on prit possession, du consentement général des vainqueurs, et l'annexa à sa principauté de Tripoli. Les autres croisés reprirent alors leur marche et s'avan­cèrent jusqu'à Baurim (Beyrouth), où le roi de Jérusalem, prévenu de leur arrivée, était venu les attendre avec un renfort considérable de troupes. Cette précaution était nécessaire en face de l'hostilité des tribus musulmanes, surexcitée par la prise de Tortosa. Huit jours suffirent à cette petite armée pour se rendre à Jaffa, où l'on arriva le samedi 22 mars 1102, veille du dimanche de la Passion. Après une semaine de repos, le soir même du dimanche des Palmes (30 mars), les pèlerins se mirent en marche pour Jérusalem, où ils passèrent dévotement la grande semaine, faisant toutes les stations sacrées, et célébrèrent en allégresse la Pâque du Seigneur1. » (6 avril 1102.)


Darras tome 25 p. 136

 

§ IX.  Invasion de la Palestine par les armées de Mostali (1105).

 

   59. L'invasion turque repoussée en Syrie par Tancrède avait coïncidé avec une invasion égyptienne de la Palestine par les ar- mées de terre et de mer du calife Mostali. Cette coïncidence n'était point fortuite. Elle avait été combinée à la suite de négociations secrètes entre les émirs syriens et le calife du Caire. Guillaume de Tyr nous fait connaître le sens des messages échangés àbcette occa-

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1.   Fulcher. Carnot., Hisl. /Héros., 1. II, cap. xxix; Pair, lat., t. CLV, col. 884.

2.   Radulph. Cadom., Cest. Tancred., cap. cliv, ad ullim. loc. Cit., col. 588, 500. L'œuvre de Raoul de Caen s'arrête ininterrompue à la reprise de Laodicée sur les Grecs. La suite des exploits de Tancrède jusqu'à la mort du héros se
trouve éparse dans les autres historiens des Croisades, dout nous reproduirons à leur date les indications malheureusement trop laconiques.

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p137 CHAP.   —   I.   INVASION   DE   LA   PALESTINE   (1103).    

 

sion. « Les mendiants chrétiens qui ont fait irruption dans vos états, comme une nuée de sauterelles, disaient les émissaires syriens au calife, n'ont dû qu'à leur nombre immense de résister jusqu'ici à tous les efforts de vos vaillantes armées. Mais ils sont en ce moment réduits à la dernière extrémité. Leurs princes les abandonnent 1. Ils ne reçoivent d'Europe ni secours, ni pèlerins. L'heure est venue d'expulser définitivement cette population immonde dont la présence a trop longtemps souillé la majesté de votre empire 2. » Le calife accueillit ces ouvertures avec empressement. La flotte et l'armée égyptiennes reçurent l'ordre d'aller assiéger par terre et par mer la cité de Jaffa, où se trouvait alors le roi de Jérusalem Bau­doin 1. Ce double mouvement s'exécuta avec autant d'ensemble que de rapidité. Les guerriers musulmans accoururent d'Ethiopie, d'Arabie et jusque de la province de Damas pour se réunir dans les plaines d'Ascalon aux soldats de Mostali. De son côté, Baudoin, à la première nouvelle de ces armements formidables, avait convoqué tous les guerriers chrétiens de la Palestine : Hugues de Saint-Omer prince de Tabaria (Tibériade) ; Itorgius (Rohart) seigneur de Caïphas; Gunfrid, gouverneur de la Tour de David à Jérusalem; Hu­gues de Robecque 5, seigneur du château de Saint-Abraham, dans la vallée d'Ébron; Eustache de Grenier, seigneur de Césarée; enfin les chevaliers flamands alors en pèlerinage en Terre Sainte : Guzman de Bruxelles, Lithard de Cambrai, Pisellus de Tuorna (peut-être Pisel de Tournay), et Baudoin de Hestrutt 4. Tous vinrent se ranger avec leurs hommes d'armes sous les étendards du roi. Un jeune prince turc se joignit à eux comme auxiliaire. Il se nommait Mohammed. « C'était, dit Albéric d'Aix, le fils d'un émir de la pro­vince de Damas, spolié de son héritage et expulsé par un beau-père avide. Il était venu, escorté de cent archers turcs, solliciter l'al­liance de Baudoin et l'honneur de combattre à ses côtés. » Cepen­dant les navires égyptiens étaient déjà arrivés en vue des côtes de Jaffa. Ils avaient pris l'avance sur l'armée de terre, dans l'espoir,

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1 Ceci était vraisemblablement une allusion au départ de Boémond pour l'Eu­rope. — 2.Cuillelm. Tyr., 1. XI, cap. m, col. 436. — 3. Cf. Ducange, familles d'outre-mer, p. 423.

4. Tous ces noms sont énumérés par Albéric d'Aix, 1. IX, cap. xlviii, col. 651.

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p138   PONTIFICAT   DU   B.   PASCAL   II   (1099-1118).

 

sinon de surprendre le roi, au moins de le retenir à la défense de cette ville jusqu'à l'arrivée des guerriers d'Egypte. « Mais, reprend le chroniqueur, Baudoin n'avait garde de tomber dans le piège. Loin de se laisser surprendre, il se réservait de surprendre, lui-même les ennemis au jour et à l'heure où ils s'y attendraient le moins. Ses espions l'informaient soigneusement de chacun des mouvements de l'armée égyptienne. Quand il sut qu'elle était ar­rivée à la hauteur d'Abilin (Ibelin) au nord d'Ascalon, laissant à la défense de Jaffa Lilhard de Cambrai avec trois cents chevaliers d'élite, il sortit de la ville durant la nuit avec le reste de ses trou­pes. Tous ces braves qui allaient vaincre ou mourir s'étaient con­fessés et avaient communié au corps et au sang du Seigneur. Leur marche s'accomplit avec toutes les précautions qui pouvaient en assurer le secret, et ils vinrent se dissimuler dans les forôts voisines de Rama (Ramleh). Or, c'était un vendredi, jour sacré pour les mu­sulmans. On pouvait donc compter, ce jour-là, sur une inaclion com­plète de leur part. En outre, il y avait tout lieu de croire que les mu­sulmans reprenant leur route le samedi, la continueraient sans dé­fiance le dimanche, qu'ils savaient être le jour sacré des chrétiens. Dès lors Baudoin choisit le dimanche pour livrer la grande bataille1.» Le patriarche Ëbremar en fut informé le samedi soir par un mes­sage dont l'arrivée à Jérusalem produisit une émotion immense. «Vers la fin du jour, dit Foulcher de Chartres, le patriarche fit sonner la grosse cloche du Saint-Sépulcre, et tous les fidèles accou­rurent en foule à ce signal inaccoutumé. « Serviteurs de Dieu, mes frères, dit Ëbremar, le combat décisif va bientôt s'engager. La clémence divine peut seule nous donner la victoire contre d'innom­brables ennemis. Implorez-la tous, en ce péril imminent, pour notre roi Baudoin. Il me mande qu'il a fixé le combat à demain diman­che, le jour sanctifié par la résurrection du Christ, afin d'attirer sur ses armes la bénédiction du Seigneur et de se sentir fortifié sur le champ de bataille par le secours de vos prières. Vous allez donc passer toute cette nuit en oraisons et en veilles saintes. Demain vous parcourrez les stations sacrées, pieds nus, vous humiliant de-

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 Alberic. Aq., 1. IX, cap. ilii, col. 652.

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p139  CHAP.   I.   —   INVASION   DE   LA   PALESTINE   (1105).   

 

vant le Seigneur, le suppliant de nous délivrer des mains de l'en­nemi, implorant sa miséricorde dans le jeûne, la prière et l'aumône. Quant à moi, je pars sur-le-champ avec la relique de la vraie croix pour rejoindre l'armée. S'il reste encore parmi vous quelque homme en état de porter les armes, qu'il vienne avec moi. Le roi a besoin de tous ses défenseurs. » — A peine Ebremar eut-il cessé de parler que tout ce qui restait de soldats à Jérusalem, environ cent cin­quante, tant cavaliers que fantassins, se groupèrent autour du pa­triarche. On les fit monter tous sur des chevaux. Ébremar, portant dans ses mains le bois sacré de notre rédemption, se mit à leur tête avec le clergé du Saint-Sépulcre et sortit de Jérusalem à l'entrée de la nuit. Les habitants de la ville sainte passèrent cette nuit en prières, chantant la psalmodie sacrée d'une voix entrecoupée par les sanglots. Le lendemain, une procession solennelle visita tous les lieux saints. Les prêtres et les fidèles la suivirent nu-pieds. «J'y assistais, dit Foulcher de Chartres. Nul ne rompit le jeûne avant l'heure de none (trois heures de l'après-midi). D'abondantes aumô­nes furent distribuées aux pauvres; rien ne fut omis des œuvres de charité et de dévotion capables d'attirer la bénédiction de Dieu sur son peuple1

 

   60. «Cependant le patriarche arriva un peu avant le lever de l'aurore au camp royal. Tous les chefs accoururent à sa rencontre. Il revêtit les ornements pontificaux et tenant dans ses mains la glorieuse croix du Seigneur donna l'absoute et bénit l'armée. Puis, portant toujours la relique sainte, il s'avança avec les combattants à la tête de l'armée. Baudoin n'avait à sa disposition que cinq cents cheva­liers avec leurs écuyers et pages, et environ deux mille fantassins. On estimait à quinze mille le nombre des musulmans 2. Ceux-ci avaient campé à quatre lieues de Ramleh. Au matin, apercevant la petite troupe de Baudoin et l'étendard royal flottant dans les airs, ils se crurent tellement assurés de la victoire, que réservant un tiers de leurs phalanges pour exterminer cette poignée de Latins, ils fi-

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1. Fulcher. Carnot., 1. II, cap. xxx; Patr. lat., t. CLV, col. 885.

2. Albéric d'Aix porte à quarante mille hommes le chiffre de l'armée musul­mane. Nous préférons suivre la donnée de Foulcher de Chartres, qui se trouvait alors sur les lieux, et qui dut être mieux renseigné sur ce point.

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p140   PONTIFICAT   DU  B.   PASCAL  II   (1099-1118).

 

rent défiler le reste sur le chemin de Jaffa. Le résultat de cette ma­nœuvre devait, dans leur pensée, leur livrer simultanément la cité maritime dont la flotte égyptienne fermait déjà le port, et la route de Jérusalem dont les derniers défenseurs auraient expiré sous leurs coups. Baudoin leur laissa le temps de séparer en deux leurs co­lonnes. Il rangea ses fantassins en cinq carrés mobiles, selon l'ordre de bataille traditionnel depuis Godefroi de Bouillon 1. Puis, à la tête de sa cavalerie serrée en masse, il s'élança sur l'ennemi, au son des cors, des cymbales et des trompettes; aux cris mille fois répétés du chant triomphal des Francs : « Le Christ est vainqueur, le Christ est roi, le Christ est empereur! Christus vincit, Christus régnat, Christus imperat! » L'attaque fut si vive que les Égyptiens commen-

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1.   Nous avons eu déjà l'occasion de dire que cette tactique assurait à l'infanterie des croisés une supériorité incontestable sur la cavalerie musulmane. On sait que de nos jours elle valut au maréchal Bugeaud l'éclatante victoire d'Isly.

2.   Fulcher. Carnot., 1. II, cap. xxxi, col. 886. C'est la plus ancienne mention explicite que nous ayions rencontrée du fameux chant de victoire si cher aux Francs. Mais il remonte beaucoup plus baut : la tradition l'attribue au pape Léon III, qui l'aurait fait chanter pour la première fois à Saint-Pierre de Rome, le jour de Noël de l'an 800, pour le couronnement impérial de Charlemagne.
Voici la cérémonie qui s'accomplissait chaque année à la messe de Pâques dans la basilique royale de Saint-Denys. Nous en empruntons le récit au livre de Dom Doublet : Anliquitez et recherches de l'abbaye de saint-Denys eu Iran e, 1. I, p. 365. Paris, 1625, in-4°. « Après que le Gtoria in excelsis est finy, le chantre 
(prsecenlor) revestu d'une riche chappe et ayant son baston royal d'argent doré
en main, assisté de ses soubz et tiers chantres, aussi de certain nombre de re­ ligieux et partie des novices qu'il a choisi (sic) au chœur, tous revestus de bel­les chappes, s'acheminent au maistre-autel, au bas duquel l'on dresse un poulpitre (pulpitum) couvert d'un riche tapis de drap d'or, et là le vénérable abbé avec ceux qui l'assistent estans en un lieu plus haut et plus éminent, ledit chan­tre commence d'entonner à haute voix cette belle prière et louange : Christus vincit, Christus régnat, Christus imperat: et après luy tous ceux qui sont avec luy chantent le mesme, et en suite le chœur pareillement, puis eux tous et le chœur poursuivent alternativement le reste desdites prières, ce qu'il fait fort bon ouyr, tant pour le chant mélodieux que pour icelles prières ainsi chantées à deux chœurs en l'honneur de la glorieuse et triomphante résurrection de Nostre Seigueur. Parmy lesquelles l'un prie premièrement pour nostre saint père le
Pape et sacré collège des cardinaux, puis pour l'Empereur, en après pour nos­tre Roy très-chrestien et pour la Reyne, eusuite pour le vénérable abbé de Saint-Denys et Congrégation des religieux, nommant iceux chacun par leur nom, et enfin pour tous les juges et puis pour toute la gendarmerie (armée) du royaume de France. »

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p141 CHAP.   I.  INVASION   DE   LA   PALESTINE   (1 105).     

 

çaient à plier, lorsque le gros de leurs forces engagé sur la route de Jaffa rebroussa chemin et vint fondre sur les carrés de notre infan­terie, qu'ils entourèrent d'un cercle de lances, pendant que les ar­chers turcs faisaient pleuvoir sur nos soldats une grêle de flèches. Bientôt la mêlée devint générale, les chrétiens luttaient corps à corps avec un ennemi tellement supérieur en nombre, qu'il ne leur restait plus qu'à vendre chèrement leur vie. Mais Baudoin avait vu le péril. Arrêtant sa course victorieuse, et prenant des mains du porte-étendard sa bannière blanche 1, il l'agita pour rappeler à lui ses chevaliers, fit volte-face, et, suivi de ces braves guerriers, s'élança à toute bride au secours de son infanterie. Les archers turcs furent les premiers écrasés sous les pieds des chevaux ou décapités à grands coups de sabre. La cavalerie de Baudoin rencontra alors la multitude des Sarrasins, Arabes et Éthiopiens, au milieu desquels elle se fraya une trouée sanglante. Le combat changea de face. L'ennemi voulut en vain prolonger la résistance. Vers l'heure de none, au moment où s'achevai t à Jérusalem la procession expiatoire, les Égyptiens étaient en pleine déroute. Le grand vizir qui les com­mandait 2 s'enfuit à toute bride et s'échappa sain et sauf. L'émir d'Ascalon fut tué d'un coup de lance. Les anciens émirs d'Accon (Saint-Jean-d'Acre) et d'Assur (Arsouf) restèrent prisonniers. Le roi leur lit grâce de la vie et fixa le prix de leur rançon à vingt mille besants d'or pour chacun d'eux. Quatre mille cadavres musulmans jonchaient la plaine de Ramleh. Du côté des troupes royales, on ne perdit qu'une centaine d'hommes, et parmi eux l'illustre chevalier Reynard de Verdun. «Le roi, l'armée et toute l'église de Jérusalem le pleurèrent amèrement, dit Foulche de Chartres, et lui firent les plus magnifiques funérailles » (27 août 1105).

 

61. Les vainqueurs rentrèrent à Jaffa avec un butin immense. « La flotte égyptienne, reprend le chroniqueur, était toujours à l'ancre en face du port attendant l'arrivée triomphante de l'armée auxiliaire. Baudoin ne lui laissa pas longtemps cette espérance. Dès

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1   Signum suum album de manu cujnsdam militis sui abripuit, et Mue celerrime currens, oppressés succurrere sategit (Fulcher.Carnot., loc. cit.,col. 887.)

2   Foulcher de Chartres le nomme Scmelumuch.

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p142     PONTIFICAT   DU   B.   PASCAL  II   (1099-1118).

 

la nuit de son retour, il fît jeter par ses marins, la tête sanglante de l'émir d'Ascalon à bord d'un des vaisseaux ennemis 1. » A la vue de ce trophée, dit Albéric d'Aix, les Égyptiens comprirent toute l'étendue de leur malheur. Désespérés, ils firent force de rames pour s'éloigner du port de Jaffa et échapper à la poursuite de la flotte chrétienne. Le vent leur étant contraire, ils ne purent faire voile pour l'Egypte et cherchèrent un refuge dans les ports deTyr, de Sidon et de Tripoli. Le comte Guillaume de Cerdagne2, neveu et héritier de Raymond de Saint-Gilles, continuait du haut de la for­teresse du château des Pèlerins le siège toujours inefficace de Tri­poli. Il essaya vainement avec ses légions d'archers et de frondeurs d'écarter du rivage les vaisseaux égyptiens5. » — « Mais, reprend Foulcher de Chartres, ce que les hommes n'avaient pu faire, Dieu lui-même le fit pour nous. La flotte ennemie, au premier vent fa­vorable, quitta ses ports de refuge et fit voile pour la capitale de la Babylonie (le Caire). A la hauteur de Jaffa elle fut assaillie par une furieuse tempête. Vingt-cinq navires, remplis de Sarrasins, échouè­rent misérablement sur nos côtes, et complétèrent la grande vic­toire de Baudoin à Ramleh 4. » Le roi eût voulu couronner ses éclatants succès par la prise d'Ascalon. « Il en dévasta tout le ter­ritoire, dit Albéric d'Aix, incendiant les vignes, les champs et les vergers. » Mais il dut borner là sa vengeance. Les murailles de la citadelle lui restèrent fermées; la mort de leur émir n'avait fait que redoubler l'exaspération des habitants contre la domination chré­tienne. Ayant mis à mort, dans une embuscade, le jeune et vaillant chevalier Arnolf d'Audenarde, ils lui tranchèrent la tête qu'ils em­portèrent à Ascalon. Cet horrible trophée, dit Ordéric Vital,  fut en­suite renvoyé à Jérusalem avec ce message : « Les Ascalonites ren­dent au roi Baudoin la tête d'un de ses plus nobles et braves guerriers, afin que cette vue renouvelle et ravive toute sa douleur. Pour eux, ils sont fiers de penser que la mort d'Arnolf les venge de la dévasta-

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1. Fulcher. Carnot., col. 887.

2.   Albéric d'Aix le nomme: Willelmus cornes de Sartengis.

3.    Albéric. Aq., 1. IX, cap. l.

4.    Fulcher. Carnot., col. 887.

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p143 CH.   I.   PASCAL   II   ET   LES   TROIS   PATRIARCHES   (H06-H10).   

 

tion et de l'incendie de leur territoire. Ils comptent pour rien toutes leurs souffrances, dés qu'ils ont pu faire pleurer les chrétiens1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon