Sobieski 1

Darras tome 37 p. 566


§ IV.  JEAN SOBIESKI ET LA DÉLIVRANCE  DE VIENNE.


   68. Depuis les traités de Westphalie, la politique moderne, poli­tique d'égoïsme et d'isolement, préside aux destinées des nations. A la place du ministère international des pontifes Romains, elle n'accepte plus, pour base de paix et garantie d'ordre, que l'équili­bre ; elle règle les rapports diplomatiques par une loi de physique ; elle espère, par une certaine proportion des chiffres de population et de l'étendue des territoires respectifs brider l'esprit d'ambition et de conquêtes. Malheureusement cet équilibre, assez difficile à apprécier et à établir, ne repose lui-même sur rien ; chaque sou­verain espère y trouver un bouclier, mais il n'en est aucun qui se croie interdit de forger des armes. Du reste, cette absence de foi dans les relations ôte toute grandeur à la politique et ne laisse guère, à chaque souverain, pour objectif que son intérêt, pour règle que son caprice. Dans tous les royaumes, c'est l'ère du rape­tissement. La France, autrefois alliée des Turcs, bombarde Alger et Tunis, médite un coup de main contre Constantinople et prépare les moyens de ruiner l'empire du faux prophète : des guerres en Europe ne permettent pas de donner, aux croisades, ce glorieux couronnement. Ce que Louis XIV ne peut pas faire, il veut l'inter­dire et ne néglige rien pour assurer au moins le triomphe de sa volonté. En Autriche, le pouvoir est, depuis 1637, aux mains de Léopold Ier; à son avènement, l'état autrichien était peu étendu ; une succession lui donne le Tyrol ; les victoires du prince Eugène étendent son empire sur la Hongrie, la Croatie, la Slavonie et la Transylvanie. Le long règne de Léopold, qui ne devait finir qu'en 1705, n'offre qu'un événement important, le siège de Vienne. En

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Turquie, les Kupruli se succèdent au grand viziriat ; ils étendent toujours les mains vers la Russie, la Pologne et la vallée du Da­nube : depuis le siège de Candie, leur convoitise ne voit plus d'au­tre objet de conquête. L'état toujours agité de la Pologne, favorise tristement la cupidité turque. Les Cosaques se révoltent : battus par Sobieski, ils appellent les Osmanlis. L'armée ottomane, com­mandée par le sultan, prend Kaminice et fait capituler Lemberg. A cette nouvelle, le roi de Pologne signe le honteux traité de Busacs, en 1672 : il cède la Podolie aux Ottomans, laisse l'Ukraine aux Cosaques et s'engage à payer un tribut annuel de vingt-deux mille ducats. La nation refusa de ratifier ce traité: le grand chan­celier écrivit à Kupruli, que le roi de Pologne s'était soumis sans le consentement de la République ; que la nation déclarait nulles les conditions de paix ; qu'elle était résolue de souffrir mille morts plutôt que l'infamie. Le général de la république, Sobieski, reprit Lemberg, battit les Tartares à Caluz, Ieur fit trente mille prisonniers et, en 1673, détruisit à Choczim, une armée ottomane. Sur ces entrefaites, le roi de Pologne mourait ; cette mort rappela à Var­sovie le général vainqueur. La dicte nationale, pour honorer sa bravoure, lui décerna la couronne.

 

69. Jean Sobieski était né en 1629, au château d'Olesko, petite ville du palatinat de Russie. Son père et sa mère avaient veillé eux-mêmes à son éducation. Lorsqu'il eût atteint l'âge de l'adolescence ils l'envoyèrent avec son frère aîné, dans les différents états de l'Europe, chercher les connaissances qu'ils ne pouvaient trouver dans leur patrie. La Turquie fut le dernier pays qu'ils visitèrent. Les jeunes voyageurs se préparaient à passer en Asie, lorsque le bruit de la défaite des Polonais les décida à revenir en Pologne. Leur père venait de mourir ; leur mère les accueillit en Spartiate : ils surent répondre aux inspirations de son patriotisme. L'ainé fut tué par les Turcs ; le cadet ne vécut plus que pour venger son frère et servir son pays. L'histoire de sa vie, toute guerrière, n'est qu'un enchaînement de belles actions. En 1665, il épousait une française, Marie-Casimire de la Grange d'Arquien, ci-devant fille d'honneur de la reine Marie-Louise de Gonzague, actuellement veuve du pala-

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tin de Sandomir. Quand la couronne eût été décernée à celui qui l'avait le mieux défendue, au lieu de se faire couronner, Sobieski alla de nouveau, en 1875, combattre les ennemis de la Pologne. Kaminieck résista à ses efforts; mais les Turcs ne surent pas profiter de leurs avantages et Sobieski, encore une fois vainqueur, vint se faire couronner à Cracovie, sous le nom de Jean III, le 2 février 1676. Le diadème était à peine sur son front, qu'il fallut le défen­dre : la Pologne était attaquée par 200.000 Turcs, Sobieski alla les attendre avec 30.000 hommes, au camp de Zuranow. Les Turcs ouvrirent des tranchées ; les assiégés firent des contre-tranchées et l'on vit deux armées s'approcher l'une de l'autre par des travaux souterrains. Le blocus du camp durait depuis trente jours, lorsque Sobieski, numériquement trop faible, détacha de l'armée assié­geante le Khan des Tartares et obtint la paix. Ce prince en goû­tait depuis six ans les douceurs, lorsqu'en 1683, il fut arraché au repos par les pressantes sollicitudes du pape Innocent XI.

 

70. Les Hongrois s'étaient révoltés contre l'oppressive tutelle de l'Autriche, et, menacés par les troupes impériales avaient réclamé la protection des Turcs. Les Turcs, pour affaiblir la puissance impériale, se hâtèrent de venir en aide aux Hongrois ; déjà l'on annonçait, avec terreur, l'approche de 300.000 Turcs, conduits par Kara-Mustapha, gendre de Kupruli et son successeur. Pour abattre la maison d'Autriche, la France n'eût pas demandé mieux que de venir en aide aux Hongrois ; elle ne crut pouvoir leur accor­der qu'une assistance morale, en vue surtout, de ne pas appuyer indirectement les Osmanlis. Jean Sobieski prit rengagement d'en­voyer 40.000 hommes à l'Autriche ; l'empereur Léopold en réunit, de son côté 60.000 et en confia le commandement à son beau-frère le duc de Lorraine. Dès l'ouverture des hostilités, cette armée fut affaiblie par la défection de 10.000 mercenaires Hongrois, qui allè­rent rejoindre leurs frères révoltés sous le drapeau national, et sous la bannière calviniste de Tékély. On vit alors le fier et pusillanime Léopold, pour ne pas engager le combat, fuir de ville en ville devant les Turcs, qui arrivaient sous les murs de Vienne en juillet 1683. Sobieski marchait sur Vienne, à la tête de 25.000 hommes,

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lorsqu'il reçut de Léopold une lettre ainsi conçue : « Nous sommes convaincus qu'en raison de la distance qui nous sépare, votre armée ne peut arriver assez tôt, pour contribuer à la conservation d'une place qui se trouve dans le danger le plus imminent. Ce ne sont donc pas vos troupes que nous attendons, mais votre majesté, persuadé que si votre personne royale daigne se mettre à la tête de nos forces, bien qu'elles soient très inférieures à celles de l'ennemi, votre nom seul, si redouté des infidèles, suffira pour amener leur défaite.»

 

71. En présence du péril, le Pape, bien qu'exclu par les traités du maniement des affaires de l'Europe, ne sut pas rester indiffé­rent. Déjà il avait eu le bonheur d'unir, par un traité solennel, l'empereur et le roi de Pologne. Ensuite, au moment où le Turc marchait insolemment sur Vienne, il ordonna, pour Rome, des prières publiques. L'argent est le nerf de la guerre : aux prières, le Pape joignit les subsides. Pour que les armées chrétiennes fussent prêtes à la même heure, il envoya cent mille écus à l'empereur et une somme semblable au roi de Pologne. Le Sacré-Collège contri­bua à cette aumône ; Livio, le neveu du Pape, tira à lui seul, de ses revenus patrimoniaux, 10.000 écus. Innocent XI, pénétré de douleur, écrivit à toutes les puissances et leur parla du danger que courait l'Europe chrétienne. Lui-même, dans un moment de sen­sibilité pieuse, se jeta à genoux devant le crucifix et prononça ces paroles qu'avait autrefois articulées Moïse : « Ou remettez-leur cette faute, ou, si vous ne le faites pas, effacez-moi du livre que vous avez écrit. » Souvent, plein de confiance en Dieu, il montrait, à son entourage, Jésus en croix, et répétait avec David ; « Le Sei­gneur est mon défenseur et mon protecteur ; je mettrai en lui mon espérance. » Le 14 août 1683, Innocent ordonna d'avertir les fidèles, de se rendre dans les temples, pour demander la victoire au Dieu des armées. Ensuite il indiqua, pour l'église de la Minerve et de l'Anima, des offices particuliers. Là se réunissaient les cardinaux, les administrateurs municipaux de la ville, et l'on chantait les lita­nies de la sainte Yierge. En même temps, il instituait un jubilé universel et parvenait à réunir, pour l'expédition, des sommes

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considérables, D'autre part, il faisait amasser des secours, des vivres faciles à transporter et les envoyait à Vienne. Cependant le Pape écrivait diverses lettres au roi de Pologne et le pressait de voler au secours de la ville assiégée. Le pontife, ne connaissant plus de bornes à son zèle, préleva encore sur son patrimoine, cent mille sequins. Le roi d'Espagne, plus riche, se montra facilement plus généreux; le roi de Portugal, sans atteindre ce chiffre, fit un envoi important. Enfin la Toscane et Venise firent passer, à Vienne, leur patriotique offrande. — Les croisades, commencées à l'appel d’Urbain II, allaient se clore, sur l'appel d'Innocent, par un géné­reux effort de l'Europe orthodoxe.

 

   72. On sait, par une relation d'un conseiller aulique, Jean-Pierre , de Welckeren, quel dessein nourrissait le sultan et de quelles trou­pes il disposait. Le chef des croyants s'était engagé, pour anéantir la foi catholique, à porter la guerre en Autriche, et l'Autriche vaincue, à se précipiter sur l'Italie. Toutes ses troupes avaient été mises sur pied et amassées de manière à former une espèce de déluge. L'avant-garde se composait de trente mille prisonniers, chargés d'agrandir et d'aplanir les routes. A la suite venait un corps de cinquante mille janissaires, armés d'une grande escopette, por­tant, au bras gauche, un bracelet de fer. Puis marchait un nombre égal de spahis à cheval, armés d'arcs et de flèches. Ce dernier corps précédait cinquante mille hommes de pied, au milieu desquels étaient traînés cent énormes canons de bronze avec quelques plus petites pièces. En queue venaient une quantité innombrable de caissons et de boites incendiaires. A l'arrière-garde, des chars, également innombrables, voituraient les vivres de cette grande armée. Cette horde arrive à Belgrade, et là on trouve encore plus de vingt-deux mille Tartares, huit mille Transylvains, douze mille cavaliers moldaves et valaques, venus par d'autres routes. L'armée turque, partie de Belgrade, pour frapper l'Autriche, traverse dans toute son étendue, avec l'appui des calvinistes, cette pauvre Hongrie, qu'elle avait envahie, piétinée, ensanglantée, tant de fois: une motte de terre qui rendrait du sang, si on la pressait, disait Sobieski. — Le prince Charles, duc de Lorraine, avait reçu le commandement

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de l'armée impériale le 6 mai 1683. Des courriers ne tardèrent pas à lui annoncer que le grand vizir, à la tête de 200,000 hommes, avançait sur Vienne à marches forcées. Le duc disposa ses troupes de manière à se défendre et à s'opposer, autant qu'il le pouvait, aux efforts de l'ennemi contre la ville. Cependant 20,000 Tartares de cavalerie légère, inondent les villages, les bourgs, les châteaux non-fortifiés, mettent tout à feu et à sang, réduisent en captivité une foule de chrétiens. Les habitants de Vienne, redoutant les dernières extrémités, se disposent à fuir. Le 7 juillet, à huit heures du soir, leurs Majestés Impériales sortent de la capitale avec leur famille et leur cour, pour se retirer, avec une légère escorte, dans la ville d'Augsbourg. Des écrivains assurent que plus de 80,000 habitants quittaient aussi la ville ; ce qui est certain, c'est qu'au moment ou commença le siège il s'y trouva encore soixante mille hommes en état de porter les armes. Avant de partir, Léopold avait établi, à Vienne, deux gouvernements, l'un, politique, l'autre, militaire. Le 14 juillet on vit s'approcher l'armée des Turcs, leurs charriots, leurs chameaux, leurs chevaux, dont on ne pouvait compter l'im­mense multitude. La colline de Saint-Marc fut envahie. Les Turcs se distribuèrent pour prendre rangs autour des remparts ; les Viennois incrédules, qui avaient nié les progrès du vizir, ne purent plus douter des premières opérations du siège. Des travaux de tran­chée commençaient le long de la porte Impériale. Le 18 juillet, des batteries, protégées par de larges fossés et placées sur une même ligne, attaquèrent la ville avec vigueur. Le 19, il y eut assaut ; les Turcs, repoussés, éprouvèrent des pertes sensibles. Néanmoins, à une nouvelle revue faite dans le camp, le vizir reconnut pouvoir disposer encore de 168,000 hommes. Les attaques se renouvelèrent par des bateaux sur le Danube. La capitale de l'Autriche occupe la rive droite du fleuve, divisé en plusieurs bras dans toute cette région, par des îles multipliées qui rompent son cours. C'est par là que l'ennemi espérait plus facilement pénétrer. Depuis deux mois, les Turcs assiégeaient Vienne avec l'acharnement qu'ils avaient mis aux sièges de Candie, de Rhodes, de Malte et de Famagouste. Leur camp formait un demi-cercle de sept lieues d'étendue. Après dix-huit

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assauts repoussés, la ville était réduite aux dernières ressources. Les ouvrages extérieurs enlevés, les brèches ouvertes, la résistance touchait à son terme : rien ne venait du dehors.

 

73. L'Europe, avertie dès la fin de mai, éprouvait une sorte de stupeur. Le roi de France parlait bien d'entrer en campagne ; mais, à supposer qu'il le fît, il ne devait guère dépasser la ligne de ses frontières. L'empereur était en fuite. La défense de Vienne était confiée à Staremberg, ancien gouverneur de l'empereur Léopold, savant et intrépide général d'artillerie. A Sénef, il avait mérité l'es­time du grand Condé ; mais il n'avait, à Vienne, guère que douze mille soldats de bonnes troupes ; plus ces bandes de patriotes, qui peuvent rendre des services secondaires, mais plus braves sous les armes que dans les combats. Pour défendre la cause de l'Église et de l'Europe contre son plus redoutable ennemi, seul Jean III avait réuni ses braves et fidèles Polonais. Quand les préparatifs furent à terme, Sobieski adressa le l5 août, à Innocent XI, cette lettre en latin : nous en donnons la traduction :

 

Très saint Père, très clément Seigneur, ces jours derniers, moi et les chefs de l'armée de guerre nous avons reçu la bénédiction du nonce de Votre Sainteté ; et aujourd'hui, jour de l'Assomption de la Vierge, je monte mon cheval de guerre pour aller aux com­bats sacrés, et sous les auspices de Dieu, rendre à Vienne assiégée, son ancienne liberté. Le danger que court cette ville, et qu'en elle court toute la chrétienté, m'agite tellement, que je n'ai pas cru devoir attendre mes corps de Lithuanie et du pays des Cosaques ; je leur envoie l'ordre de me suivre, et, dans les deux premiers jours de septembre, je réunirai sur les rives du Danube mes armes à celles de César. En faisant part à Votre Sainteté de mes desseins, j'ajou­terai combien ont de puissance sur mon cœur les paternelles exhor­tations de Votre Béatitude, combien j'ai attaché de prix à ces sain­tes sollicitudes envers la république chrétienne. Je n'ai pas balancé à offrir ma personne, ma vie, ma tendresse pour ma maison royale. Je suis assuré, tant par les bénédictions apostoliques que par votre affection de père que Votre Sainteté ne m'abandonnera pas, quand je descends dans les batailles pour la gloire de la croix, pour la

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conservation de l'univers chrétien. Je répète ici à Votre Béatitude, et de ma main et de mon cœur, combien je lui suis le fils, le plus obéissant.

Jean III, roi de Pologne.

 

Le roi s'avançait avec rapidité ; mais les forces humaines ne peuvent franchir les distances qu'autant que le permet la faiblesse de leurs facultés. Les assiégés, sans être fatigués de leur courage, étaient presque vaincus. Le dernier jour de Vienne allait se lever. A tout instant on pouvait se dire que le secours si nécessaire, sollicité avec tant d'instances par le pontife, était encore bien éloigné du terme de sa course. Mais la parole donnée par le grand Sobieski avait été bénie de Dieu.

 

74. Des batteries formidables n'interrompaient leur feu que pour laisser passer des parlementaires Turcs, qui apportaient, à Starem­berg, les lettres du grand vizir. Voici la sommation qu'il lui fit de livrer la place : Au général Staremberg. Vous qui êtes gouverneur général des soldats, vous, nobles citoyens de la ville de Vienne, ayez à connaître par ces lettres écrites pour cet objet, sachez que nous agissons d'ordre saint de notre sérénissime, très puissant, formidable et suprême empereur de l'univers, Mahomet Mustapha, qui est adoré, en vertu de la clémence du Très-Haut, à l'instar de notre prophète, dans l'un et l'autre monde. Que Dieu lui donne bénédiction et gloire dans l'abondance de ses plus amples miracles ! car notre empereur est le plus grand de tous ceux qui régnent, et de l'universalité des Augustes. Sachez donc, et répandez au loin, qu'après avoir rassemblé nos forces innombrables protégées de Dieu, nous sommes parvenus jusqu'aux remparts de Vienne pour accomplir la prédiction qui nous a été faite de la puissance divine. Avant d'agiter nos glaives et de lancer nos javelines, nous nous glorifions d'obéir aux lois de notre prophète. Nous vous offrons la parole musulmane ; si vous l'acceptez, chacun de vous restera sauf. Nous vous opprimerons moins assurément, si vous livrez votre ville sans combat ; nous ne vous ferons aucun mal ; le droit de Dieu étant reconnu par vous, soit que vous soyez adultes, soit que vous soyez adolescents, soit que vous soyez munis de richesses ou dépri-

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mes par la pauvreté, enfin tous, sans exception, vous survivrez en sûreté. Si parmi vous quelques-uns veulent sortir et aller ailleurs, ils ne souffriront aucune violence ; ils n'auront aucun dommage dans leurs richesses, dans leurs propriétés; bien au contraire, une escorte fidèle vous conduira avec votre famille, vos enfants, vos épouses, partout ou vous désirerez vous rendre. Si, au contraire, vous voulez rester dans la ville avec vos richesses et vos bagages, tout vous sera conservé, et, ainsi que vous étiez auparavant, on vous laissera une situation sûre et libre. Si au contraire, vous résis­tez par élévation d'âme, alors avec la faveur de la clémence divine, nous emploierons la force et la susdite puissance impériale pour assiéger votre ville et nous en rendre maîtres. Ensuite nous n'ac­corderons à personne ni ses propriétés ni la vie ; nous le jurons par le Dieu créateur des cieux et de la terre, à qui personne n'est égal et qui n'a personne pour compagnon, apprenez-le bien (c'est la loi de votre prophète); nous vous poursuivrons de la plus terrible haine, vos richesses et vos biens vous seront arrachés, vous, votre famille, vos enfants, vos femmes, tous sans exception, vous serez condamnés à la mort, sinon à la plus cruelle captivité.

 

   Donné, dans les camps de notre empereur, sous Vienne, dans la lune dite Reiseban, l'an du départ 1094. »

 

Staremberg ne fit aucune réponse, quoiqu'il bornât à trois jours, la puissance de ses efforts. Chaque nuit, des fusées de détresse, tirées du haut des clochers, portaient au loin l'annonce des extré­mités auxquelles était réduite, en l'absence de l'empereur, la capi­tale de l'Autriche.

 

 

75. Le roi de Pologne accourait à marches forcées, à la tête de 20.000 hommes. Cette petite armée, le dernier espoir de l'empire, attirait tous les regards : la cavalerie se faisait admirer par sa belle tenue ; les lanciers polonais surtout se faisaient redouter par leur intrépide bravoure ; l'infanterie était moins brillante ; quelques régiments manquaient même d'habits d'uniforme, mais ils comp­taient bien en prendre aux Turcs. A cause de leur dénuement, on conseillait au roi de les faire défiler pendant la nuit ; Sobieski refusa. Lorsque cette infanterie parut : «Regardez ces braves, dit-

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il, aux officiers étrangers qui l'entouraient ; tous ont fait le serment de ne porter que des uniformes d'ennemis vaincus ; dans notre der­nière campagne, ils étaient tous vêtus à la turque. » Le 7 septem­bre, les Polonais furent rejoints par le duc de Lorraine avec 30.000 hommes, et par le duc de Bavière qui en avait 14.000 : Cara-Mus-tapha n'avait su ni prévoir ni empêcher cette jonction. Avec les 10.000 hommes commandés par l'électeur de Saxe et les troupes des différents cercles allemands, les forces catholiques s'élevaient à 75.000 hommes : c'est tout ce que la chrétienté avait pu opposer aux 300.000 défenseurs du Croissant. On voit par ce seul fait quel dommage, le protestantisme causait à la civilisation européenne et comment, par son antipathie contre Rome, il pouvait nous jeter sous les pieds des chevaux musulmans. Les Polonais et les Impé­riaux avaient effectué leur jonction du côté du Danube, au pied de la montagne escarpée qui les séparait du camp des Osmanlis. Il fallut trois jours pour la gravir, une fois au sommet, il virent se dérouler devant eux la vaste plaine qui les séparait de la ville assié­gée. C'était le champ ou allait se jouer le sort du monde. La nuit qui précéda cette grande journée, Sobieski écrivit à sa femme, sa Mariette, à qui il avait donné un trône avec son cœur. Les grands hommes de guerre, qui écrivent la veille des batailles, sont les con­fidents de l'histoire. A ce titre les lettres de Sobieski, sont des docu­ments de la plus haute valeur. Dans les âmes d'élite, le culte de la femme est la passion qui s'allie le mieux à l'amour de la gloire et à l'amour de Dieu. Chez Jean Sobieski, la prière était une seconde vie, la source des meilleures inspirations.

 

76. A Vienne, on avait remarqué un mouvement qui annonçait l'approche de l'armée de secours. La sentinelle de Saint-Etienne fit appeler le gouverneur. A l'aide de lunettes d'approche, on vit des cavaliers, des lances ; on reconnut à leur costume, les hussards de Pologne, toujours si redoutables aux Osmanlis. Toutes les cloches de la ville saluèrent l'arrivée des libérateurs dont les escadrons couvrirent bientôt la montagne. Les Viennois en état de porter les armes, les blessés même accoururent sur les remparts ; Staremberg fit délivrer des armes, à une foule de jeunes gens et d'enfants.

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qui n'en avaient pas encore. Le matin, on distingua une armée tout entière campée sur la cime et les croupes de Kalemberg ; les cou­reurs polonais se montrèrent sur le Léopoldsberg, autre montagne voisine. Les troupes se disposaient pour la bataille. A l'ordre qui régnait parmi les chrétiens, à la précision de leurs manœuvres, Selim-Ghéraï reconnut Sobieski : « Le roi de Pologne est là, » dit-il au Vizir, et cet aveu, répandu parmi les infidèles, suffit pour les frapper d'épouvante. On avait espéré un instant voir arriver le prince de Conti ; il s'était évadé pour accourir à Vienne ; un ordre de Louis XIV le ramena à Paris. En présence du péril, les Turcs se partagèrent en deux armées : l'une courait en bas des versants de la montagne ; l'autre investissait Vienne plus étroitement et se dis­posait à donner l'assaut. Le grand vizir, pour soutenir le courage de son armée, visitait les tranchées dans une litière ornée d'un treillage de fer, à l'épreuve du mousquet. C'est le samedi, onze septembre, que l'armée polonaise était arrivée. Le lendemain, jour du Seigneur, le différend séculaire entre l'Europe et l'Asie, était soumis encore une fois au Dieu des combats. (1)

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon