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CHAPITRE 111.
Principes de Socrate.
On dit donc que c'est Socrate qui, le premier, a tourné toute la philosophie à la correction et au règlement des mœurs. (CICERON, lquest. Acad.) Avant lui, les philosophes employaient généralement leurs plus grands efforts à approfondir les vérités physiques ou naturelles. Mais il ne me semble pas qu'on puisse juger clairement la cause qui a amené Socrate à agir ainsi. Y a-t‑il été déterminé par le dégoût que pouvaient lui faire éprouver toutes ces questions obscures et incertaines, et est‑ce par ce motif qu'il s'est appliqué à trouver quelque chose de clair, de certain, et en même temps de nécessaire à cette vie bienheureuse? Car c'est pour cette seule vie bienheureuse que tous les philosophes semblent avoir dépensé leur activité en veilles et en travaux. Ou bien, comme l'ont conjecturé certains critiques plus bienveillants, était‑ce parce qu'il ne voulait pas que des esprits souillées par des passions terrestres fissent des efforts pour arriver à cette connaissance des choses divines? Sans doute, il voyait quelquefois les causes de ce qui existe recherchées par de telles âmes, et en même temps il jugeait que les causes premières et essentielles, ne résidaient que dans la volonté d'un Dieu unique et souverain. Aussi pensait‑il (PLATON, Phédon) qu'elles ne pouvaient être saisies que par les âmes pures. Voilà pourquoi il était d'avis qu'il fallait travailler sans relâche à purifier sa vie par de bonnes moeurs, afin que l'esprit libre de la tyrannie des passions retrouvât sa vigueur naturelle pour s'élever aux choses éternelles, et que la pureté de son intelligence lui fît apercevoir la nature de cette lumière incorporelle et immuable, dans laquelle les causes de toutes les natures créées trouvent la vie et la stabilité. Cependant, il est constant que, même dans ces questions morales où il semblait avoir dirigé son esprit tout entier, il a parfaitement mystifié la sottise de ces ignorants, qui prétendent toujours savoir
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quelque chose. Tantôt confessant son ignorance, tantôt dissimulant sa science, il les déroutait dans la discussion par les agréments admirables de son esprit, et par le bon goût de ses piquantes railleries. De là, ayant soulevé contre lui de grandes inimitiés, il fut condamné par suite d'accusations calomnieuses, et il subit la mort. Mais plus tard, cette même ville qui l'avait condamné publiquement, Athènes, l'honora par un deuil public; l'indignation populaire se retourna contre ses deux accusateurs à un tel point que l'un périt sous les coups de la multitude irritée, et que l'autre ne put éviter un pareil châtiment, qu'en se condamnant à un exil volontaire et perpétuel (1). Avec la réputation si illustre que lui donna sa mort aussi bien que sa vie, Socrate laissa plusieurs sectateurs de sa philosophie, qui trouvèrent leur plaisir à s'appliquer avec ardeur à l'examen des questions morales qui tendent au souverain bien par lequel l'homme peut devenir heureux. Et comme dans ses controverses, bien qu'il y remue tout, affirmant, puis niant ensuite, Socrate ne fait point apparaître évidemment ce souverain bien; chacun parmi ses disciples a pris ce qui lui a plu, et il a placé le bien final où il lui semblait bon. Le bien final s'appelle ainsi, parce que c'est le point où, une fois arrivé, on est heureux. Ainsi, entre les disciples de Socrate , il y a eu une telle diversité de sentiments sur cette question du bien final, que, chose à peine croyable de la part de philosophes ayant eu le même maître, les uns ont prétendu que le souverain bien, c'était la volupté, comme Aristippe; les autres ont dit que c'était la vertu, comme Antisthène. Ainsi les uns ont eu une opinion, les autres en ont eu une autre. (Voyez CICERON, II de finibus.) Il serait trop long de faire le récit de tant d'opinions.
CHAPITRE IV.
Du plus célèbre des disciples de Socrate, Platon, qui a donné à toute la philosophie trois grandes divisions.
Mais parmi les disciples de Socrate, celui qui s'est illustré par la réputation la plus éminente et la plus légitime, et qui a complétement effacé tous les autres , c'est Platon. Il était athénien. Son origine était des plus honorables, et son admirable génie le plaçait bien avant tous ses condisciples. Toutefois, il pensa que, pour perfectionner la philosophie, ses propres ressources et les enseignements de Socrate ne seraient pas suffisants. Il fit donc les voyages les plus loin-
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(!) L'auteur veut parler de Mélitus et d'Anytus, dont le premier fut condamné à mort. Quant à Anytus, il fut forcé de s'exiler. (PLATON dans l'Apol. et LAERCE sur Socrate.)
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tains, s'étendant de tous côtés et allant partout où l'entraînait le renom de quelque enseignement célèbre. Ainsi, il s'instruisit en Egypte de tout ce qu'on y regardait comme important, et de tout ce qu'on y enseignait comme tel. De là, se rendant dans ces endroits de l'Italie où la gloire des pythagoriciens était si honorée, il se mit très‑facilement au courant de tout ce que la philosophie italique avait de choisi, après y avoir entendu les docteurs les plus illustres. Et parce qu'il aimait tout particulièrement Socrate, son maître, il l'introduisit comme interlocuteur dans presque tous ses discours; et même tout ce qu'il avait appris d'autres philosophes, et ce qu'il avait découvert avec sa haute intelligence, il sut le revêtir des agréments que Socrate répandait dans ses conversations morales. Aussi, comme l'étude de la sagesse a un double objet: l'action et la contemplation ; d'où on peut dire qu'il y a deux parties : la partie active et la partie contemplative; que la partie active a pour objet la direction de la vie, c'est‑à‑dire le règlement des mœurs, et que la partie contemplative s'occupe de faire voir les causes de la nature et la vérité pure. Socrate excelle, dit‑on, dans la partie active, et Pythagore a plus approfondi la partie contemplative, vers laquelle il a dirigé toutes les forces de son intelligence. Partant de là, Platon, en réunissant les deux enseignements de Socrate et de Pythagore, a le mérite d'avoir perfectionné la philosophie qu'il divise en trois parties : l'une morale qui a surtout pour objet l'action, l'autre naturelle à laquelle on assigne la contemplation, la troisième rationnelle dans laquelle on distingue le vrai du faux. Bien que celle‑ci soit nécessaire aux deux premières, c'est‑à‑dire à l'action et à la contemplation, cependant c'est la contemplation surtout qui revendique pour elle-même l'étude approfondie de la vérité. Cette division en trois parties n'est donc pas contraire à celle qui fait consister l'étude entière de la sagesse dans l'action et la contemplation. Quant à dire ce qu'a pensé Platon sur ces trois parties, sur chacune d'elles, ou, pour mieux m'expliquer, si l'on veut faire connaître où Platon déclare et croit qu'il faut placer la fin de toutes les actions, la cause de tous les êtres, la lumière de toutes les raisons, voilà ce qu'il serait long de développer par voie de discussion, et ce que je ne crois pas devoir avancer à moins d'en donner des preuves. Car la méthode si connue de Socrate, son maître et son interlocuteur dans ses dialogues, cette méthode d'envelopper sa science ou son opinion, Platon affecte de la suivre, et il se plaît à le faire. Il arrive de là que la pensée de Platon lui‑même sur les grandes questions ne se reconnaît pas facilement. Cependant, parmi tous ses ouvrages, ou bien dans ce qu'il lui a plu de raconter et de consigner des pensées des autres, il nous faut citer et intro-
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duire ici certains passages, soit approbatifs de la vraie religion que notre foi soutient et défend, soit contraires à cette même religion, mais les uns et les autres ayant rapport à cette question de l'unité divine ou de la pluralité des dieux, en vue de cette vie vraiment heureuse qui doit exister après la mort. Car ceux qui ont le mérite d'avoir plus approfondi, plus fidèlement compris, et suivi avec plus d'éclat Platon, le philosophe qui sans contredit s'est élevé de beaucoup au‑dessus de tous les autres chez les païens, ceux‑là peut‑être ont de Dieu ce sentiment, qu'en lui se trouve et la cause de l'existence, et la raison de l'intelligence, et l'ordre de la vie. De ces trois choses, on voit que la première se rapporte à la partie naturelle, la deuxième à la partie rationnelle, et la troisième à la partie morale. Car si l'homme a été créé tel, que par ce qu'il a d'excellent en lui, il puisse atteindre celui qui est excellent pardessus tout, c'est‑à‑dire le Dieu unique, vrai et très‑bon, sans lequel aucune nature ne subsiste, aucune doctrine n'instruit, aucune pratique n'importe, il faut donc le chercher lui-même là où tout est pour nous assurance; il faut le contempler là où tout est pour nous certitude; il faut l'aimer là où tout est pour nous rectitude.
CHAPITRE V.
C’est de préférence avec les platoniciens qu'on va discuter, puisque leurs principes sont supérieurs aux systèmes de tous les autres philosophes.
Si donc Platon a défini le sage celui qui imite, qui connait, qui aime ce Dieu dont la communication seule peut le rendre heureux, qu'est‑il nécessaire d'étudier les autres philosophes? Aucune école de philosophie ne s'est plus approchée de notre christianisme que celle des platoniciens. Il faut donc que, devant eux, elle rentre dans l'oubli et le néant, cette théologie fabuleuse qui raconte les crimes des dieux pour amuser des âmes impies, et encore cette théologie civile où d'impurs démons, usurpant des noms divins, séduisent les peuples adonnés aux plaisirs terrestres, et profitent des erreurs humaines pour les faire servir à leur propre culte et les tranformer en honneurs divins. Le spectacle de leurs crimes représentés sur la scène, c'est le culte qu'ils réclament de leurs adorateurs, et auquel ils les excitent en allumant en eux les passions les plus immondes. Quant à eux-mêmes, ils se donnent des plaisirs plus agréables dans la personne même des spectateurs. Et si par eux quelque semblant de vertu et d'honnêteté se
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montre encore dans les temples, l'ignominie du théâtre, à laquelle il se trouve mêlé, le souille et le déshonore. En même temps, toutes les infamies qui se commettent au théâtre méritent presque un éloge, si on les met en comparaison avec les abominations des temples. Et non‑seulement la théologie fabuleuse et la théologie civile doivent s'effacer devant la doctrine de Platon, mais aussi tout ce que Varron a voulu expliquer de ces mystères et de leur rapport prétendu au ciel, à la terre, aux semences et aux opérations des êtres de la nature. Car tous ces rites païens ne signifient point ce qu'il dit et ce qu'il s'efforce d'insinuer, ainsi la vérité ne répond point à son appel et à ses efforts; et quand ils le signifieraient, l'âme raisonnable n'aurait pas encore à honorer comme son Dieu ce qui, dans l’ordre de la nature, a été placé au-dessous d'elle, elle n'a pas dû préférer à soi, comme des dieux, des êtres avant lesquels le vrai Dieu l'a placée en elle‑même. Il en est de même de ces secrets qui intéressaient réellement les mystères dont nous parlons, que Numa prit soin de dérober aux regards en les ensevelissant avec lui, que la charrue fit sortir de terre et que le sénat ordonna de mettre au feu. Dans ce genre de secrets, nous raconterons, pour juger de Numa avec plus de modération, ce qu'Alexandre de Macédoine écrit à sa mère, et qu'il dit lui avoir été révélé par un grand prêtre des sacrifices égyptiens, un certain Léon (1). Dans cette lettre, ce ne sont pas seulement les Picus, les Faunus, les Enée ou les Romulus, ou même les Hercule, les Esculape, les Liber, fils de Sémélé, les deux frères fils de Tyndare, et les autres que l'on pourra trouver parmi les mortels acceptés comme dieux. Non, ce sont les dieux eux‑mêmes du premier ordre; ceux que Cicéron semble vouloir atteindre dans ses Tusculanes, tout en taisant leurs noms; c'est Jupiter, Junon, Saturne, Vulcain, Vesta, et tant d'autres que Varron s'efforce de transformer en parties ou en éléments du monde, ce sont ceux‑là même qui sont signalés comme n'ayant été rien autre chose que des hommes. Sans doute ce prêtre aussi craint pour ces mystères, qui se trouvent par son fait presque divulgués, et, en même temps qu'il le supplie, il avertit Alexandre d'avoir à donner des ordres pour qu'on livre aux flammes, après qu'elle en aura pris connaissance, ces secrets qu'il a écrits à sa mère. Ainsi donc, non-seulement ce qui est renfermé dans les deux théologies, celle qu'on appelle fabuleuse, et celle qu'on appelle civile, doit céder aux platoniciens, à ces philosophes qui ont proclamé le vrai Dieu comme étant l'auteur de toutes choses, le révélateur de la vérité, le distributeur de la béatitude; mais qu'ils cèdent aussi à ces hommes si considérables qui ont connu un si grand Dieu, ces autres philosophes qui ont attribué les principes corporels de la nature à des intelligences liées à la matière; comme Thalès, qui rapporte tout à
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(1) Voyez plus bas au livre XII, chap. x, etaussi saint Cyprien, sur la vanité des idoles.
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l'eau, Anaximène à l'air, les stoïciens au feu, Epicure aux atomes, c'est‑à‑dire à ces corps infiniment petits qu'on ne peut ni diviser ni apercevoir. Qu'il en soit de même de tous ces autres philosophes qu'il n'est pas nécessaire de s'arrêter à énumérer, et qui, dans les corps simples ou composés, sans vie ou vivants, enfin dans ce qu'on appelle des corps, ont proclamé trouver la cause et le principe des choses. Car certains d'entre eux ont cru que des êtres inanimés pouvaient produire des êtres vivants. Tels ont été les épicuriens. D'autres, au contraire, ont attribué, il est vrai, aux êtres vivants la production des choses vivantes et sans vie; mais dans ces êtres vivants, ils n'ont voulu voir que des corps engendrant des corps. En effet, ce corps qui est un des quatre éléments dont le monde est composé, je veux dire le feu, les stoïciens l'ont regardé comme doué de vie et de sagesse. Ils lui ont attribué la formation du monde, et de tout ce qui est dans le monde; enfin, ils l'ont tout à fait considéré comme dieu. Ces philosophes et les autres qui leur ressemblent n'ont pu imaginer dans leur être rien autre chose, que ce que leurs cœurs asservis aux sens ont pu leur faire voir. Infailliblement, ils portaient en eux‑mêmes quelque chose qu'ils ne voyaient pas; et dans leur pensée ils se représentaient ce qu'ils avaient vu hors d'eux-mêmes, et cela lorsqu'ils ne le voyaient plus, mais que seulement ils y pensaient. Or, dans le moment où elle apparaît ainsi à la pensée, cette représentation n'est déjà plus un corps, elle est seulement l'image d'un corps. Mais ce qui réfléchit dans l'âme cette image d'un corps n'est ni un corps, ni l'image d'un corps. Et ce qui, en nous faisant voir l'image, juge si cette image est belle ou laide, ce principe‑là qui est en nous‑mêmes est sans doute meilleur que la chose qu'il juge. C'est l'esprit de l'homme, et la substance de l'âme raisonnable qui est absolument incorporelle, puisque déjà cette image du corps n'est plus elle‑même corporelle, lorsqu'elle est vue et jugée dans l'esprit de celui qui pense. L'âme n'est donc ni terre, ni eau, ni air, ni feu, ces quatre corps qu'on appelle les quatre éléments, dont nous voyons le monde composé. Or, si notre âme n'est pas corps, comment Dieu, créateur de l'âme, serait‑il corps? Que ces philosophes donc cèdent aux platoniciens, comme on l'a dit; qu'ils leur cèdent aussi ceux‑là qui, sans doute, auraient honte de dire que Dieu est corps, mais qui se sont imaginé que nos âmes étaient de la même nature que Dieu. Ainsi ils ne se sont pas laissé ébranler par cette grande mutabilité de l'âme, qu'on ne peut attribuer sans crime à la nature divine. Mais je les entends dire: C'est le corps qui change la nature de l'âme, car par
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elle‑même elle est immuable. A ce compte, ils pourraient dire aussi : Ce n'est que par quelque corps que la chair se trouve blessée, car par elle‑même elle est invulnérable. En somme, il n'y a rien qui puisse changer ce qui est immuable, et par cela même qu'une chose peut être changée par un corps quelconque, elle peut donc l'être par quelque chose, et en conséquence il n'est pas juste de l'appeler immuable.
CHAPITRE VI.
Sentiment des platoniciens dans cette partie de la philosophie, qu'on appelle partie physique ou naturelle.
Justement élevés au‑dessus des autres par leur réputation et leur gloire, ces philosophes ont donc bien vu qu'aucun corps n'est Dieu. Aussi, ils ont passé par‑dessus tous les corps pour chercher Dieu. Ils ont vu que tout ce qui est muable n'est pas le Dieu souverain ; et ils ont passé par dessus toute âme et tout esprit muable pour chercher le Dieu souverain. Ensuite, ils ont vu que dans toute chose muable ce n'est que par celui qui est en vérité, parce qu'il est d'une manière immuable, que peut exister la forme par laquelle un être est ce qu'il est, de quelque manière et de quelque nature qu'il soit. Et par là, il n'a pas pu leur échapper que soit le corps du monde entier, ses figures, ses qualités, ce mouvement régulier et ces éléments coordonnés du ciel à la terre, et ces divers corps qu'ils renferment; soit toute vie, ou celle qui développe les corps et y maintient l'équilibre des parties, telle que la vie des plantes, ou bien celle à laquelle s'ajoute la faculté sensitive, comme dans les animaux; ou bien celle qui est complétée par l'intelligence, comme dans les hommes; ou enfin cette vie qui n'a pas besoin d'être soutenue par la nourriture, mais qui seulement subsiste et est douée de sentiments et d'intelligence, comme dans les anges; rien en un mot ne peut exister que par celui qui est absolument. Aussi, ils ont passé par‑dessus tous les corps pour chercher Dieu. Ils ont vu que tout ce qui est muable n'est pas le Dieu souverain ; et ils ont passé par dessus toute âme et tout esprit muable pour chercher le Dieu souverain. Ensuite, ils ont vu que dans toute chose muable ce n'est que par celui qui est en vérité, parce qu'il est d'une manière immuable, que peut exister la forme par laquelle un être est ce qu'il est, de quelque manière et de quelque nature qu'il soit. Car il n'est aucune beauté corporelle, qu'elle consiste dans l'attitude du corps, comme la figure, ou dans son mouvement, comme le chant, il n'en est aucune dont l'esprit ne juge pas. Cela ne pourrait certainement avoir lieu, si, en lui, la forme n'était meilleure, cette forme qui subsiste sans le volume de la matière, sans le bruit de la voix, sans l'espace du lieu ou du temps. Mais là encore, si l'esprit n'était pas muable, l'un ne jugerait pas mieux que l'autre sur la forme sensible ; ni l'esprit le plus vif ne se prononcerait mieux que le plus lourd; ni le plus habile que le plus incapable, ni le plus exercé que le moins exercé; ni un seul et même esprit, par l'effet du progrès qui s'opère en lui, ne jugerait mieux à une époque postérieure qu'à son premier instant. Or, ce qui est sujet au plus ou au moins, est muable sans aucun doute. De là, les hommes habiles et savants, exercés à l'art du raisonnement, ont conclu sans difficulté que la forme la meilleure n'était pas dans ces choses où il est démontré qu'elle est muable. Puis donc que l'examen qu'ils en ont fait leur a montré le corps et l'âme avec plus au moins de forme, et que s'ils pouvaient être privés de toute forme, c'est qu'ils cesseraient absolument d'exister, ils ont compris qu'il y a quelque chose où se trouve la forme première et immuable, et par conséquent nullement comparable à aucune autre. Et c'est là qu'ils ont cru très‑bien et avec juste raison trouver le principe de toutes choses, lequel, sans avoir été fait lui‑même, a fait tout ce qui existe. Ainsi donc, ce que l'on peut connaître de Dieu par la raison, Dieu le leur a manifesté, en leur faisant voir et comprendre ses perfections invisibles, par le miroir des oeuvres visibles qu'il a faites. (Rom., 1, 19.) De même, il leur a montré sa puissance éternelle et sa divinité, lui qui a créé également toutes les choses visibles et temporelles. C'en est assez de dit sur cette partie qu'on appelle physique ou naturelle.
CHAPITRE VII.
Supériorité des platoniciens sur les autres philosophes, dans la logique ou philosophie rationnelle.
Quant à cette partie de la science qu'on appelle partie logique ou rationnelle, loin de moi l'idée de comparer aux philosophes dont nous parlons ceux qui ont mis dans les sens la faculté qui nous fait discerner la vérité, et qui ont pensé que c'était à leurs lois peu sûres et même trompeuses, qu'il fallait apprécier tout objet d'étude. Tels les épicuriens et tous ceux qui suivent les mêmes principes. Bien plus, ces
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philosophes eux‑mêmes, si passionnés pour l'art de la dispute auquel ils ont donné le nom de dialectique, les stoïciens ont cru que la dialectique devait être attribuée aux sens. Car ils soutenaient que c'était des sens que l'esprit percevait les notions de ces choses, qu'ils expliquaient par des définitions, notions appelées par eux ennoiai en grec. Ce serait aussi par les sens, selon eux, que se transmettrait et que se composerait toute méthode pour apprendre et pour enseigner. Ici, je ne puis trop m'étonner! Ces philosophes disent qu'il n'y a de beaux que ceux qui sont sages. Hé, bien, par quels sens ont‑ils vu cette beauté, par quels yeux de la chair ont-ils aperçu l'éclat et la gloire de la sagesse ? Au contraire, les philosophes que nous préférons aux autres à bien juste titre, ont parfaitement distingué ce que l'esprit saisit de ce que les sens peuvent aborder. Ils nôtent rien aux sens de ce qu'ils peuvent, mais ils ne leur attribuent rien au delà. Quant à cette lumière des esprits nécessaire pour tout apprendre, ils ont dit que c'est Dieu lui‑même par qui tout a été fait.
CHAPITRE VIII.
Dans la philosophie morale, les platoniciens occupent également le premier rang
La partie qui reste est la partie morale, qu'on appelle en grec Ethique. Dans cette partie, on s'occupe du souverain bien auquel nous rapportons toutes nos actions, que nous désirons pour lui‑même, et non pas comme moyen pour arriver à autre chose, et enfin à la possession duquel nous fixons notre bonheur, n'ayant rien à rechercher au delà pour être heureux. Aussi, on l'a appelé encore la fin, parce que c'est pour arriver à lui que nous voulons le reste, tandis que c'est pour lui‑même que nous l'aimons et que nous le voulons. Or, ce bien dans lequel consiste le bonheur, les uns l'ont fait dépendre du corps, les autres de l'esprit, d'autres à la fois du corps et de l'esprit qui sont dans l'homme. En effet, ils voyaient que l'homme est composé d'une âme et d'un corps, et en conséquence ou par l'une ou l'autre de ces deux substances, ou par toutes les deux, ils pensaient qu'ils pourraient être heureux de ce bonheur final auquel ils rapporteraient toutes leurs actions, et qu'ils n'auraient plus à rechercher un but au delà. Il s'ensuit que ceux qu'on dit avoir ajouté une troisième sorte de biens qu'on appelle extérieurs, comme l'honneur, la gloire, la richesse et autres de ce genre, ne l'ont pas fait comme s'il s'agissait d'un bien final, c'est‑à‑dire d'un bien désirable pour lui‑même, mais ils les ont présentés comme désirables en vue d'autres biens.
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Ils les ont montrés comme étant des biens pour les bons, mais devenant des maux pour les méchants. Ainsi ce bien de l'homme, tous ceux qui l'ont fait dépendre ou de l'âme ou du corps, ou de tous les deux, ceux‑là ont pensé qu'on ne pourrait nullement le trouver hors de l'homme. Mais ceux qui l'ont recherché dans le corps, l'ont recherché dans sa partie inférieure; ceux qui l'ont demandé à l'âme, l'ont demandé à sa partie la meilleure. Enfin, ceux qui l'ont recherché dans l'âme et le corps, l'ont recherché dans tout l'homme. Mais soit qu'ils l'aient vu dans une partie quelconque, soit qu'ils l'aient vu dans l'homme tout entier, ils ne l'ont toujours vu que dans l'homme. Et ces différentes opinions, au nombre de trois, n'ont pas pour cela fait naître trois écoles seulement, mais elles ont engendré une foule de sentiments opposés et de sectes philosophiques, parce que sur le bien du corps, sur celui de l'esprit et sur le bien de l'un et de l'autre, les différents philosophes ont eu des vues différentes. Que tous ces philosophes s'inclinent donc devant ces sages, qui ont montré le bonheur dans l'homme, non pas alors qu'il jouit de son corps ou de son esprit, mais alors qu'il jouit de Dieu, et qu'il en jouit non pas comme l'esprit jouit du corps ou de lui‑même, ou comme un ami jouit de son ami, mais comme l'œil jouit de la lumière. S'il faut ici apporter quelque comparaison tirée des choses présentes pour expliquer ce dont nous parlons, nous le ferons dans un autre endroit avec l'aide de Dieu et suivant notre capacité. Maintenant, qu'il nous suffise de remarquer que Platon a défini le bien final; qu'il le fait consister à vivre suivant la vertu, qu'il l'accorde seulement à celui qui connaît Dieu et imite Dieu, et qu'il ne reconnaît personne d'heureux par une autre cause. Aussi, il n'hésite pas à dire que philosopher, c'est aimer Dieu dont la nature est incorporelle. De là on conclut tout naturellement que l'ami de la sagesse, c'est‑à‑dire le philosoplie, sera heureux quand il commencera à jouir de Dieu. Car bien que celui qui jouit de ce qu'il aime ne soit pas toujours heureux pour cela; puisque beaucoup sont malheureux par cela même qu'ils aiment ce qui n'est pas aimable, et ils sont plus malheureux encore d'en jouir; cependant personne n'est heureux s'il ne jouit de ce qu'il aime. Aussi ceux‑là même qui aiment ce qu'il ne faut pas aimer, ne se trouvent pas heureux à aimer, mais à jouir. Quiconque par conséquent jouit de ce qu'il aime, si c'est le vrai et le souverain bien qu'il aime, n'est‑il pas heureux? Qui pourrait le nier sans être le plus malheureux des hommes ? Or, Platon dit que c'est Dieu lui‑même qui est le vrai et le souverain bien. Par là même, il veut que le philosonhe soit l'ami de Dieu. Car puisque la philosophie nous fait aboutir à la vie heureuse il veut que celui qui a aimé Dieu soit heureux par la jouissance même de l'objet aimé.
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CHAPITRE IX.
De cette philosophie qui s'est rapprochée davantage de la vérité de la foi chrétienne.
Tous philosophes donc qui ont eu du Dieu souverain et véritable cette idée: qu'il est l'auteur des choses créées, qu'il est la lumière qui nous les fait connaître, qu'il est le bien qui doit nous les faire mettre en action, que de lui nous vient et le principe de la nature, et la vérité de la doctrine, et la félicité de la vie; qu'on les nomme plus proprement platoniciens, ou qu'on donne tout autre nom à la secte qu'ils ont formée ; que ce soient seulement ceux qui ont été les chefs dans l'école Ionienne qui aient eu ces pensées, comme Platon et ceux qui l'ont bien compris; que ce soient encore ceux de l'école Italique, grâce à Pythagore et aux pythagoriciens, ou bien d'autres encore, s'il s'en est trouvé qui de temps en temps ont professé les mêmes idées ; que ce soient même des savants d'autres nations regardés comme des sages et des philosophes, tels que les habitants des bords de l'Atlantique, de la Libye (1), de l'Egypte, de l'Inde, de la Perse, de la Chaldée, de la Scythie, de la Gaule, de l'Espagne ou autres. Tous ces philosophes, dis‑je, qui ont eu les mêmes sentiments et les mêmes doctrines sur Dieu, nous les préférons tous de beaucoup aux autres, et nous avouons qu'ils se rapprochent davantage de nous.