Bysance 43

Darras tome 20 p.35


22. « Ils le firent comme ils le disaient, puis ils me remirent pour Votre Majesté une lettre tracée en caractères d'or, mais vraisemblablement pleine d'injures contre vous. Ils me présentèrent une autre missive tracée en caractères d'argent. » Votre pape, me dirent-ils, nous a paru indigne de recevoir une lettre impériale. Le curopalate, frère de Nicéphore lui adresse celle-ci. Mais il n'a pas voulu la remettre aux misérables nonces que Jean XIII nous a envoyés. Vous la lui porterez vous-même ; elle est de nature à le faire réfléchir.  S'il ne donne point les satisfactions  que  nous exigeons de lui, il peut se considérer comme perdu. » Puis ils me dirent adieu, m'embrassant d'un air assez aimable. Je revins en

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1. Luitprand., Légat. Constantinop., loc. cit. col. 929-931.

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p36       rONTIFICAT DE  JEAN XIII  (063-972).

 

hâte à l'infâme demeure que j'allais donc avoir la joie de quitter. Ce fut pour y recevoir un nouvel affront. L'escorte qu'on m'envoya ne comprenait que juste le nombre de chevaux nécessaire pour mes compagnons de voyage et moi, sans une seule mule pour les bagages. Cependanl j'étais si heureux de recouvrer ma liberté que je fis compter cinquante pièces d'or au chef de l'escorte. Puis un charbon à la main j'écrivis sur les murs de la maison délestée ces hexamètres que l'indignation me dicta : « Un évêque d'Ausonie, Luitprand de Crémone, ambassadeur de l'auguste empereur Othon, venu à Constantinople pour négocier un traité d'alliance et de paixr a été enfermé quatre mois dans ces salles de marbre ouvertes à tous les vents, exposées à toutes les chaleurs de l'été, à toutes les rigueurs de l'hiver, sans eau, sans pain, sans aliments. La Grèce menteuse avait promis à l'empereur mon maître la main d'une princesse qui n'est pas née encore. Le jour viendra où Nicéphore expiera sa rage insensée; la guerre dévastera ses provinces, il implorera en vain la paix; l'empereur mon maître demeurera sourd à ses prières désespérées. » Après avoir écrit ces vers, le VI des nones d'octobre (2 octobre 968), à la dixième heure du jour, je quittai Byzance, jadis la plus florissante des cités, aujourd'hui la plus misérable ; je sortis de cette cité dont la famine est la véri­table reine, capitale du parjure, de la fourberie, du mensonge, de la rapacité, de l'envie, de la cupidité et de l'arrogance. Il nous fallut quarante-neuf jours, à pied, à cheval, à âne, en bateau, pour gagner Nicopolis, où nous arrivâmes le 20 novembre. Là nous prîmes congé du chef de l'escorte, qui me fit embarquer sur deux petites felouques, qui longèrent la côte jusqu'au fleuve Offidaris que nous remontâmes, pendant que mes compagnons de voyage sui­vaient la route de terre parce que les deux bateaux étaient trop étroits pour leur donner passage. A une distance de dix-huit milles on nous montra la ville de Patras, célèbre par le martyre de saint André. En ce moment une violente tempête agitait nos frêles esquifs et les habitants du littoral se réunissaient attendaut l'occa­sion d'un naufrage pour nous dépouiller et mettre à mort ceux d’entre nous que les flots auraient épargnés. J'invoquai avec fer-

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p37 . I. — AMBASSADE DE LUITPRAND A CONSTANTINOPLE.

 

veur le saint apôtre et me mis sous sa protection. Après deux jours d'une effroyable tourmente, les vents et les flots s'apaisèrent ; nous arrivâmes à Leucate, dont l'évêque, un eunuque, nous traita avec la dernière inhumanité. Nous avions eu le temps de nous habituer à de pareils traitements, de la part des évêques grecs. Pardonnez-leur, mes augustes maîtres ; Nicéphore fait peser sur eux la plus lourde oppression. L'évêque de Leucate me jura qu'il était taxé annuellement à un tribut de cent pièces d'or. Ses collègues ont de même à verser au fisc impérial des sommes proportionnées aux revenus de leur mense épiscopale. Tel est ce Nicéphore qui se per­met de traiter les papes de marchands, et qui les accuse de vendre le Saint-Esprit. Il a de sa propre autorité fait élever le siége d'Hydrontum (Otrante)en mélropole ; il l'a soustrait à la juridiction des souverains pontifes, et lui a donné pour suffragants les évêchés d'Acerenza, Tursi, Giavina, Matera et Truariro dont il vend les titres à prix d'or. Comme si l'église de Constantinople ne relevait pas elle-même de notre sainte Église catholique, apostolique et romaine. Le 14 décembre 968, nous quittâmes Leucate, et le 18 du même mois nous abordâmes à l'île de Corippe, dont le gouverneur, Michel, se montra plus inhospitalier encore que tous ceux que nous avions rencontrés jusque-là. Il avait formé le dessein de nous dépouiller du peu qui nous restait et nous retint prisonniers jus­qu'au 7 janvier 960. Comme si le Seigneur lui-même eût daigné prendre notre protection contre ce monstre, un tremblement de terre, suivi quatre jours après d'une éclipse de soleil, effraya tous les habitants, et Michel lui-même, mais sans ramener celui-ci à des sentiments plus humains.... »


§  IV.   Alliance   des   deux   Empires.

 

23. Ici s'arrête brusquement la relation du malheureux ambas­sadeur. Le reste de son manuscrit ne s'est pas retrouvé. On aime­rait pourtant à savoir comment l'évêque de Crémone, après tant de mésaventures fut reçu par le pape Jean XIII et par l'empereur Othon. La perfidie des Grecs était allée beaucoup plus loin qu'il ne

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p38      rOXTIFICAT DE JE.AK XIII (9Go-97à).

 

le soupçonnait lui-même. Pendant qu'on le retenait captif dans ce palais de Constantinople, dont le souvenir lui était si odieux, Nicéphore avait envoyé à Pavie un ambassadeur byzantin, chargé d'annoncer officiellement à l'empereur Othon que ses propositions rela­tives à un marige de famille étaient acceptées et que la princesse Théophano, sa future belle-fille, arriverait incessamment en Calabre. Othon s'empressa de faire partir ses principaux seigneurs avec une magnifique escorte pour la recevoir. Si Luitprand revint en Italie par Antône, ainsi qu'il en avait le projet, et se rendit directement à Rome, il put rencontrer cette pompeuse caravane dont l'objet ne dut pas médiocrement le surprendre et dont, hélas !  le voyage fut bientôt tragiquement interrompu.  À peine les envoyés d'Othon furent-ils arrivés en Calabre,  qu'ils  furent enveloppés par une troupe de soldats grecs, qui massacièrent les uns, jetèrent  les autres sur des vaisseaux et les emmenèrent captifs à Constantinople (969). La vengeance d'Othon fut terrible. Ses généraux Gonthier et Sigefried, secondés par les princes   de  Bénévent et de Capoue entrèrent en Calabre où ils mirent tout à feu et à sang. Les Grecs, malgré leur alliance avec les Sarrasins de Sicile, furent taillés en pièces. Les prisonniers eurent le nez coupé et furent ainsi renvoyés à Constantinople. Après cette première exécution, Othon le Grand vint en personne achever la victoire et le châtiment. Il infligea sous les murs de Naples, aux Grecs et aux  Sarrasins une nouvelle défaite plus sanglante que la première et revint à Ravenne chargé d’un immense butin. C'était la compensation des manteaux de pourpre si indignement confisqués à son ambassadeur Luitprand.

 

   24. Nicéphore pouvait dès lors savoir que les Saxons étaient des soldats et que les troupes germaines ou franques exécutaient assez heureusement sur un champ de bataille les diverses manœuvres de cavalerie et d'infanterie. Cette nouvelle troubla quelque peu la joie de ses propres triomphes. Son expédition de Syrie avait eu, en effet, le succès le plus brillant. Il avait sans coup férir parcouru en vain­queur toutes les provinces de l'Euphrate, ravagé la Mésopotamie et réduit en cendres la fameuse ville d'Édesse. De retour à Constan­tinople, il eut à peine le temps de paraître dans le cirque le front

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p39 CHAP.  I.   — ALLIANCE DES  DEUX  EMWEES.

 

ceint de lauriers, sur le char des triomphateurs quand on lui apprit que les Russes, unis à Boleslas le Cruel, duc de Bohême, venaient d'envahir la Bulgarie et menaçaient de pousser jusqu'à Constantinople leur marche victorieuse. Il se disposait à marcher à leur rencontre, lorsqu'il fut arrêté par un incident extraordinaire. Un inconnu, vêtu d'une robe d'ermite, lui remit une lettre sans signature, portant qu'il mourrait au mois de décembre prochain. Le porteur du message réussit à se dérober à toutes les poursuites, et disparut sans qu'il fût possible de retrouver sa trace. A partir de ce jour, Nicéphore qui avait, on se le rappelle, l'horreur de son  palais, n'osa plus en sortir. Ne s'y trouvant même pas suffisamment en sûreté, il fit construire, près du Boucoléon, une tour qu'il jugeait inaccessible et inexpugnable. La première nuit où il lui fut donné de coucher dans cet asile était celle du 10 décembre 969. On vonait d'achever cette construction précipitée. Il n'attendit pas qu'on l'eût meublée et voulut dormir, étendu sur une peau d'ours, dans sa for­teresse. A minuit, l'impératrice Théophanie, cette Messaline du dixième siècle, qui avait déjà empoisonné son beau-père, Constan­tin Porphyrogénète et son premier mari, Romain le Jeune, ouvrit elle-même les portes du château-fort à Jean Zimiscès, le nouvel objet de sa criminelle passion. Zimiscès (le Nain) avait malgré l'exiguïté de sa taille une force physique extraordinaire. D'un coup de pied il fit rouler aux extrémités de la salle l'empereur endormi et lui fendit le visage d'un coup de sabre. « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » s'écria Nicéphore. Un des conjurés le traîna par la barbe aux pieds de Zimiscès ; on lui brisa la mâchoire avec le pommeau de son épée ; las enfin de le torturer, Zimiscès le fit achever par un nègre nommé Théodore qui lui coupa la tête et vint aux fenêtres du palais montrer à la lueur des torches ce sanglant trophée aux gardes prétoriennes. Le lendemain, les deux jeunes empereurs, Basile et Constantin, vinrent déclarer au peuple de Constantinople que Dieu avait fait justice du traître Nicéphore, leur tuteur infidèle, et que Zimiscès l'élu du Seigneur allait lui succéder. C'est ainsi qu'on escaladait le trône à l'époque du bas empire.

   23. Lorsque Zimiscès se présenta dans la basilique de Sainte-So-

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p40 PONTIFICAT DE JEAN XIII (965-972).

 

phie pour y recevoir la couronne des mains du patriarche Polyeucte, celui-ci déclara qu'il ne pouvait permettre l'entrée de l'église à un prince couvert du sang de son maître, avant qu'il eût expié le meurtre en punissant les complices et en chassant du palais une impératrice parricide. Zimiscès obéit, sacrifia, pour conserver sa couronne, les traîtres qui la lui avaient donnée, jura que sa main n'avait point versé le sang de Nicéphore, et rejeta la responsabilité du crime sur Léon le Fort et Théodore le Nègre. Théophanie, qui s'attendait à régner, ne recueillit, de son dernier forfait, que la honte de l'avoir commis et la haine qu'il méritait. Elle fut reléguée dans le monastère de Mantineum, en Cappadoce : avant de partir, cette femme furieuse se répandit en invectives, reprochant au nou­vel empereur les crimes qu'ils avaient commis ensemble, son éléva­tion due à elle seule et son ingratitude. L'ancienne fille de cabaret se retrouva tout entière à cette heure de suprême expiation. Apercevant son propre fils, le jeune Basile, à côté de Zimiscès, elle se précipita sur lui, à coups de poing, le traitant de scythe et de barbare. Elle l'aurait étranglé si on ne l'eût arraché de ses mains. Comme dernière preuve de repentir et pour se purifier en­tièrement aux yeux du patriarche, Zimiscès distribua aux pauvres tous les biens qu'il avait possédés avant son élévation au trône. Polyeucte consentit alors à procéder au couronnement impérial qui eut lieu le jour de Noël 969, au milieu des acclamations des soldats et du peuple. Polyeucte ne survécut que peu de jours à cette cérémonie. Il mourut le 16 janvier 970 et eut pour successeur un moine du Mont-Olympe, nommé Basile, dont le mérite et la sainteté étaient universellement admirés. Un pareil choix prou­vait, de la part de Zimiscès, des intentions favorables à l'Église. Il revint, en effet, sur les mesures spoliatrices de Nicéphore, déchar­gea les évêques des taxes simoniaques qui leur avaient été imposées, et appliqua à toutes les branches de l'administration un système de douceur et de justice sage et prudente qui fit bénir son règne. Le siège patriarcal d'Antioche étant devenu vacant, il y nomma un ermite appelé Théodore, qui lui avait prédit son élévation, mais en lui conseillant de l'attendre de l'opinion publique et de ne

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p41 CHAP.   I.   — ALLIANCE   DES   DEUX   EMPIRES.

 

point la hâter par un crime. Cet ermite lui avait même annoncé, dit-on, que s'il écoutait une ambition coupable, elle abrégerait ses jours. Zimiscès eut le tort de négliger ces avis, mais il s'honora en continuant à leur auteur son estime et sa confiance. Il prit à tâche de réparer toutes les injustices de Nicéphore.

 

26. Parmi ies prisonniers envoyés de Calabre à Constantinople, se trouvait le prince de Capoue, Pandolphe, surnommé Tête-de-Fer. Il le remit en liberté sans rançon, et le chargea, de porter à Othon le Grand des propositions de paix qui furent accueillies. Plus heureux que Luitprand, Pandolphe, qui justifiait son surnom par son énergie dans les combats et sa ténacité dans les conseils, conclut entre les deux empereurs de Rome et de Constantinople un traité d'alliance, en vertu duquel la princesse Théophano était enfin ac­cordée en mariage au jeune Othon II. L'évêque de Crémone ne fut point employé dans les diverses ambassades qui s'échangèrent à ce sujet entre  les deux cours, non pas que le mauvais succès de sa propre légation lui eût fait perdre les faveurs d'Othon le Grand, qui lui donna, au contraire, la charge de chancelier du royaume d'Italie et la première place dans ses conseils 1, mais parce que la maladie contractée durant son pénible voyage l'avait réduit à un état de langueur auquel il succomba l'année suivante. Cette illus­tre victime des caprices de Nicéphore eut du moins, en mourant, la consolation de voir heureusement accomplie l'œuvre de pacifica­tion à laquelle il s'était si laborieusement dévoué. D'autres mains recueillirent dans la joie ce qu'il avait semé dans les larmes. L'ar­chevêque Giero de Cologne, à la tête d'une brillante escorte, com­posée de deux évêques et de plusieurs ducs et comtes, fut chargé d'aller à Constantinople recevoir la princesse Théophano des mains de son nouveau tuteur impérial. Il fut accueilli par Zimiscès avec une magnificence inouïe et comblé de présents. Celui qui satisfit davantage sa piété fut le corps de l'illustre martyr saint Pantaléon que lui offrirent de concert pour son église métropolitaine l'empe-

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1. Summista regius quem imperator in secundo regni culmine locavit. (Ughclli, liai., Sacra tom. IV. Hist., episcop. Cremon.) Patr., lat. tom. CXXXVI, coL 787.

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p42      PONTIFICAT DE JEAN XIII (965-972).

 

reur et le patriarche. Son arrivée dans la capitale de l'Orient coïn­cidait avec une victoire décisive que Zimiscès venait de remporter à Distra, contre soixante mille Russes commandés par leur prince ou czar Swiatoslaff. Quarante mille d'entre eux restèrent sur le champ de bataille ; Swiatoslaft n'échappa au massacre que pour mourir de chagrin quelques jours après. Wladimir son successeur implora la paix. Il l'obtint à la triple condition d'embrasser le Christia­nisme, abandonner toute l'ancienne Bulgarie à l'empire, d'épouser la princesse Anne, sœur de Théophano et du jeune empereur Ba­sile. On ne voit pas que les diplomates grecs aient renouvelé en cette circonstance les objections qu'ils faisaient jadis à Luitprand, à propos de l'incomparable dignité des princesses porphyrogénètes. Non-seulement le czar russe Wladimir était un prince étranger, mais il était encore païen. Anne, sa future épouse, devait le conver­tir lui et son peuple à la foi de Jésus-Christ. Lorsqu'après cette glorieuse expédition, Zimiscès revint à Constantinople, le patriarche, le clergé, le sénat, les patrices, la population entière sortirent à sa rencontre et le reçurent avec des acclamations et des chants de victoire. Les uns lui présentaient des couronnes, les autres des sceptres d'or enrichis de pierreries ; il recevait gracieusement ces offrandes et y répondait sur-le-chnmp par d'autres encore plus précieuses ; on lui avait amené un char de triomphe dont la con­que était d'or massif. Il refusa d'y monter et y posant de ses mains une statue de la sainte Vierge qu'il rapportait de Bulgarie, il la fit triompher à sa place. On comprend qu'en de telles circonstances les ambassadeurs d'Othon le Grand durent recevoir un accueil d'autant plus magnifique que la situation de Constantinople était plus prospère. La jeune princesse Théophano prit congé de ses augustes frères et de son tuteur ; elle s'embarqua avec les ambas­sadeurs d'Othon le Grand sur un navire pavoisé et couvert de fleurs. Le 14 avril 972, dimanche de Quasimodo, le pape Jean XIII dans la basilique de Saint-Pierre, bénit son union avec Othon le Jeune, et la splendeur des fêtes données à Rome en cette occasion dépassa encore celles que la princesse porphyrogénète avait vues à Constantinople. Théophano n'avait de sa mère que le nom et le

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p43 CHUP.   I. — LES SAINTS DE  LA FAMILLE D'OïIION £E GRAND.     

 

charme extérieur, sans aucun de ses vices. Modeste, irréprochable dans ses mœurs, d'un esprit noble, généreux et élevé, elle appor­tait en Occident toutes les vertus qui font les grandes reines. Othon le Grand, charmé de trouver en sa belle-fille une personne si ac­complie, voulut la faire connaître aux principales cités de son royaume, Ravenne, Milan, Pavie, et, franchissant avec elle les Alpes, reprit le chemin de l'Allemagne, où la jeune impératrice eut bientôt conquis tous les cœurs.


Darras tome 20 p. 476

 

§  V.  Benoît VIII et l'Italie.

 

   26. L'Église en remettant à saint Henri l'épée de Charlemagne, avait déterminé sa vacation et lui avait imposé des devoirs qu'il ne pouvait plus décliner. Les événements ne tardèrent pas à le lui prou-ver à lui même. «En l'an 1015, dit Thiethmar, une flotte de Sarrasins vint aborder en Lombardie, au port de Luni. Cette ville tomba en leur pouvoir; ils s'y retranchèrent et purent ainsi dévaster tout le littoral, pillant les campagnes voisines, massacrant les populations, promenant partout la terreur et le brigandage. En l'absence de  l'empereur, le seigneur apostolique Benoît fit appel à tous les chefs et défenseurs de la sainte mère Église. Il les convoqua en sa présence ; au nom du Christ dont il était le vicaire, il les exhorta à se montrer vaillants et à attaquer l'ennemi sans crainte, leur promettant qu'avec l'aide du Seigneur ils seraient victorieux. En même temps, il énvoyait par mer une multitude innombrable de

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p477 CHAP.   VII.  — BENOIT  VIII  ET 1,'lTALIE.   

 

barques, pour couper aux Sarrasins le chemin du retour. « L'émir, ayant deviné le but de ces dispositions si sagement, concertées, craignit  de  tomber  aux  mains  de l’armée pontificale et s'enfuit avec une faible escorte, laissant ses      soldats privés de direction et de commandement. Mais les soldats valaient mieux que leur chef. « Sans attendre l'attaque des chrétiens, reprend le chroniqueur, ils se précipitèrent au combat avec une telle fureur, que pendant trois jours et trois nuits le glaive impitoyable décima nos rangs. Enfin le Seigneur se laissa fléchir par les prières et les gémissements de son peuple. Les ennemis de son nom furent vaincus à leur tour, et forcés de se replier sur leur camp. Le carnage fut tel qu'il ne resta pas debout un seul guerrier musulman. Le butin fut immense, les vainqueurs se partagèrent ces dépouilles opimes. Parmi les victimes, se trouvait la femme de l'émir [regina). Le pape réserva pour le trésor de Saint-Pierre le diadème d'or enrichi de pierreries qui fut trouvé parmi ses joyaux, et il envoya à l'empereur saint Henri mille livres pesant d'or. Après cette glorieuse expédition, chacun des guerriers survivants était riche ; l'armée pontificale se sépara en bénissant le Christ et en chantant ses triomphes. L'émir fugitif ne perdait cependaut pas l'espoir d'une revanche. Irrité de la défaite de ses troupes et de la mort de sa femme, il envoya au pape un énorme sac de châtaignes, en lui faisant dire que l'été suivant il amènerait contre lui autant de milliers de soldats. Benoit VIII fit vider les châtaignes et remplissant le sac de millet, il le remit au porteur en disant : S'il ne suffit point à votre maître de s'être attaqué une première fois au siège apostolique, il peut revenir. Mais il trouvera pour le recevoir autant sinon plus d'hommes d'armes avec lances et cuirasses, qu'il y a de grains de millet dans ce sac1. »

 

27. «L'homme pense et parle, ajoute le chroniqueur, mais Dieu seul  règle les événements. Que tous les fidèles implorent sa clémence et sa miséricorde, afin qu’il daigne écarter de nous de tels

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1. ThietUmar. Chronic.-lib. Vit, cap. xxxi. Pair. Lat., tom. CXXX1X, col. 1386.

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p478 POSTIFrCAT  DE   BENOIT  YIII  (1012-1024).

 

fléaux et nous assurer la sécurité et la paix ! » Ce vœu ne devait pas encore être  exaucé.  La lutte entre Jésus-Christ et Mahomet, entre la croix et le croissant de l'Islam, devait se prolonger même au-delà des croisades. Dans ce duel entre l'Europe chrétienne contre l'Asie mahométane,  il  importe  de  remarquer  que les Sarrasins furent constamment les agresseurs. Pour n'avoir pas suffisamment mis ce fait en lumière, les historiens modernes ont laissé croire aux lecteurs que les croisades n'avaient aucune raison d'être ; qu'elles représentaient un de ces  mouvements inexplicables de fanatisme  religieux, tels qu'il s'en pourrait produire  dans une société peuplée d'énergumenes et de fous. Les résumés d'histoire à l'usage de l'enseignement officiel  professent pour  la plupart cette doctrine absurde. Les meilleurs se contentent de dire que les croisades se justifient par leurs résultats accessoires ; qu'elles eurent le mérite d'apprendre la géographie à l'Europe féodale, de dévelop­per le  sentiment chevaleresque  des  guerriers chrétiens, de faire connaître aux Francs et aux Germains, les richesses artistiques de l'Orient. Pour peu qu'on veuille presser davantage ces plaideurs de circonstances atténuantes, ils vous diront que le poivre et les épices tombèrent à moitié prix sur les divers marchés européens après les croisades.  En vérité, il faudrait être bien difficile pour ne pas se rendre à des arguments si péremptoires. La question des épices tranche tout, et répond à toutes les objections. C'est pourtant à ce point d'ignorance pédantesque et de classique  absurdité que les lettrés de nos jours  en sont venus. Pas un n'a pris la peine d'ou­vrir seulement une de ces chroniques, dont le nom seul lui est connu, pour y constater que durant quatre siècles l'agression persis­tante des Sarrasins en Europe appela comme la plus juste et la plus politique des représailles l'invasion des croisés en Asie.  Sans Jes croisades l'Europe serait musulmane, et la civilisation dont nos lettrés se montrent si fiers eût été ensevelie pour jamais dans les hontes du sérail.


28.  Benoit VIII eut bientôt à combattre une nouvelle invasion musulmane. L'émir et sa flotte reparurent sur les côtes d'Italie, et s'abattirent sur la Sardaigne, la couvrant de sang et de ruines. Le

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p479 CHAP.  VII.  —  BENOIT  VIII  ET L'ITALIE.

 

pape eut recours aux Pisans. Il leur envoya l'évêque d'Ostie Lambert en qualité de légat, leur offrant, s'ils s'engageaient à chasse les Sarrasin», de leur céder en fief toute l'île de Sardaigne qu'ils  administreraient avec le privilège et sous l'étendard de saint Pierre, cum privilegio et sub vexillo sancti Pétri1. Les consuls et tout le peuple de Pise acceptèrent avec empressement cette proposition. Ils

s'allièrent pour l'expédition projetée avec les Génois et leur flotte réunie fit voile pour la Sardaigne. En approchant des côtes, ils purent apercevoir de nombreuses croix où l'émir faisait attacher les chrétiens de l'île, « afin, disait-il, de leur procurer l'avantage d'une mort semblable à celle de leur Dieu. » Déjà s'élevaient les remparts d'une forteresse que l'émir se proposait de rendre imprenable. De là, comme d'un nid d'aigle, il eût étendu sa domination sur la mer de Toscane et tout le littoral de l'Italie. Les projets du chef barbare échouèrent devant le courage des croisés. Le débarquement s'effectua sans que les Sarrasins, malgré tous leurs eflorts, pussent l'empêcher. Un combat sanglant eut lieu sous les murs de la nou­velle forteresse ; l'émir fut vaincu et dut regagner l'Afrique avec les débris de son armée. Les Pisans prirent dès lors possession de l'île de Sardaigne. « C'était un gros morceau, dit Muratori, et les Génois eussent bien voulu y avoir quelque part. Ils ne tardèrent pas à se brouiller à ce sujet avec leurs alliés, mais les Pisans furent les plus forts. Ils conservèrent donc la Sardaigne et c'est de cette époque que date la puissance maritime de Pise 2 » (1017).

 

29. « L?année précédente, dit encore Muratori, un incident qui passa d'abord presque inaperçu mais qui devait avoir d'énormes conséquences s'était produit en Apulie. » Voici en quels termes la chronique du Mont-Cassin raconte le fait. « Deux seigneurs normands Gislebert surnommé Buttéric et Guillaume le Repostel  eurent entre eux une discussion fort vive. Les choses s'envenimèrent au point que Guillaume fut tué traîtreusement par son adversaire. Le duc de Normandie fit poursuivre le meurtrier ; mais Gislebert,   

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1. Chronicon Pisan. Muratori Scrip. liai. tom. VI, p. 167. 2 Muralor. Anna!, liai. ann. 1017.

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p480      PONTIFICAT DE BENOIT  VIII   (1012-1024).

 

pour échapper à la justice de son suzerain prit le parti de se réfugier dans l'Italie méridionale, où déjà quelques-uns de ses compatriotes avaient trouvé l'occasion de faire fortune1. Accompagné de ses quatre frères Rainulf, Ascliltin, Osmond, Rodolphe, avec deux cent cinquante autres chevaliers il se mit en route, ne conservant de tous ses domaines que son cheval et ses armes. Il arriva de la sorte à Capoue et y fut reçu par le duc Pandolphe, près duquel se trouvait alors le célèbre Mélo. Mélo, le plus illustre, le plus vaillant, le plus habile citoyen de toute l'Apulie, était originaire de Bari. Il avait voué sa vie à la délivrance de sa province natale qui gémissait sous l'oppression des Grecs. Son frère Datto partageait sa généreuse indignation. Ensemble ils avaient réussi une première fois à chasser de Bari le catapan, ou gouverneur grec, nommé Andronic. Mais ils expièrent bientôt ce succès par les plus cruelles infortunes. Le gouverneur revint sous les murs de Bari avec une flotte imposante, menaçant de raser la ville si l'on ne remettait entre ses mains les deux chefs de la révolte. Les habitants eurent la lâcheté de consentir à ces honteuses propositions. Ils allaient s'em­parer de Mélo et de son frère, lorsque ceux-ci prévenus à temps réussirent à gagner la campagne. Le catapan se vengea sur leurs femmes et leurs enfants qu'il envoya captifs à Constantinople. Les deux fugitifs, traqués comme des bêtes fauves par les Grecs, furent assez heureux pour échapper à tous les périls. Datto vint demander asile à l'abbé du Mont-Cassin, Athénulf, près duquel il trouva le plus honorable accueil. Le pape Benoit VIII lui donna le comman­dement de la forteresse de Garigliano, construite autrefois par les ordres de Jean VIII, de glorieuse mémoire, pour arrêter l'invasion des Sarrasins. De son côté, Mélo, après avoir traversé successive­ment les cités d'Ascoli, de Bénévent et de Salerne, s'était fixé à Capoue et travaillait avec plus d'ardeur que jamais à la délivrance de sa patrie. Il recrutait contre les Grecs tous les hommes d'armes qui consentaient à l'aider dans son entreprise. L'arrivée de Gislebert et des chevaliers normands ne pouvait être plus opportune ; après

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1. Cf. chap. vi de ce présent volume, n. 30.

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p481 CHAP.   Vlî  —  BENOIT VIII  ET   L'iTAlIE.

 

s'être enquis de leur nom et du motif de leur voyage, il conclut avec eux un traité par lequel ils lui engageaient leur foi et leurs loyaux services 1. »

 

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