Darras tome 13 p. 160
32. Nous avons dit que le pape saint Célestin avait béni la mission de Patricius (saint Patrick), lequel venait d'être élu évêque de l'Hibernie (Irlande). Sixte III confirma l'apostolat du nouveau missionnaire. Nous avons encore, sous le nom de Confessio Patricii, une véritable autobiographie de l'apôtre de l'Irlande, et nous croyons faire plaisir aux lecteurs en reproduisant ce monument précieux. «Moi, Patricius, misérable pécheur et le dernier des serviteurs de Jésus-Christ, j'eus pour père le diacre Calpurnius, fils du prêtre Potitus2. Je naquis (377) à Bonaven Taberniœ (Kill-Patrick, en Ecosse), dans une villa que possédait mon père, et où je fus plus tard capturé par des pirates, dans les circonstances que je vais raconter. J'avais alors seize ans, et ne m'étais jamais préoccupé sérieusement du service de Dieu. Les barbares m'enlevèrent avec plusieurs milliers d'autres captifs. On nous entassa sur des barques, et nous fûmes transportés en Hibernie. Le Seigneur voulait châtier nos offenses et nos ingratitudes passées. Jeté ainsi, pauvre adolescent, parmi ces nations étrangères, mon cœur s'ouvrit à la grâce ; je pleurai mes fautes, et résolus de changer de vie. Dans sa
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1 S. Petr. Chrysolog. vita; Pair, lat., tom. cit., col. 35.
2. On sait qu'à cette époque les laïques veufs, ou qui renonçaient, de concert avec leurs épouses, aux droits du mariage, étaient fréquemment promus à la cléricature et au sacerdoce. Tel est le sens des paroles de saiut Patrick. Nous faisons cette remarque afin de prémunir le lecteur contre les objections du protestantisme, qui s'est plus d'une fois appuyé de ce texte pour soutenir sa thèse contre le célibat ecclésiastique.
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bonté miséricordieuse, le
Seigneur daigna agréer mes vœux encore stériles; sa main me protégea parmi tant
de dangers et me sauva la vie. J'étais profondément ignorant. Dès mon enfance,
j'avais manifesté une véritable horreur de l'étude. La vie libre, au grand air
des champs, me plaisait seule. Maintenant, captif et exilé, il me fallait conduire
les troupeaux aux pâturages. Le goût de la prière me saisit peu à peu. Je
passais les journées et une partie des nuits dansce saint exercice. Je
m'agenouillais sur la neige, sur la terre gelée ou détrempée par les pluies
d'hiver. Six ans s'écoulèrent ainsi, j'étais heureux dans ma captivité, parce
que le Seigneur consolait mon âme. Une nuit, j'entendis, dans une vision, la voix d'un ange qui me disait : Tes prières et tes
jeûnes ont touché le cœur de
Dieu. Tu reverras bientôt ta patrie. Le navire qui doit t'emmener attend au
port. — Cependant j'étais à deux cent milles de la côte, et ne connaissais pas
le port dont on me parlait. Toutefois, plein de confiance dans le Dieu qui me
dirigeait, je pris la fuite, j'arrivai heureusement au port de Ben (Boyne). Un navire y stationnait;
j'y montai et demandai au pilote de m'emmener avec lui. Il s'y refusa brutalement,
et je reprenais déjà la route de terre, pleurant et priant, lorsque le pilote
me cria : Viens si tu veux ; seulement sois-nous fidèle ! — Or ces hommes étaient des païens (et
vraisemblablement aussi des pirates). Combien j'eusse souhaité qu'ils m'eussent
voulu suivre dans la foi du Christ! Cependant on leva l'ancre. Après trois
jours de navigation, nous prîmes terre dans un lieu inhabité, où nous marchâmes
vingt-sept jours. Les vivres et l'eau manquèrent, et la faim se fit
affreusement sentir. Le pilote me dit : Tu es chrétien et tu prétends que ton
Dieu est tout-puissant. Prie-le donc pour nous, afin qu'il vienne à notre aide. — Convertissez-vous du fond du cœur, répondis-je, et Dieu vous sauvera. —
A peine j'achevais ces paroles, que nous aperçûmes une troupe de sangliers. On en tua un grand nombre et l'abondance
revint dans la caravane. Tous louaient le Seigneur,
et me témoignaient la plus vive reconnaissance. Les douleurs, les épreuves, les tentations ne me manquèrent pourtant pas. Un jour, l'un de mes
compagnons de voyage me présenta un morceau
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de viande, en me disant : Il a été (Vox Hiberniarum). offert aux dieux. — Je vous rends grâces, répondis-je. —Et, ce jour-là, je me passai de nourriture. Une autre fois, durant la nuit, pendant que je dormais, je sentis la secousse d'une énorme pierre lancée sur moi. Je crus d'abord qu'un rocher s'était détaché de la montagne, et m'allait ensevelir sous sa ruine. J'invoquai le Seigneur. A ce moment, le soleil commençait à poindre à l'horizon. Il me sembla que le Fils de Dieu, dans sa gloire, venait à mon aide. Je me levai et ne ressentis aucun mal. J'arrivai enfin dans ma patrie. J'y étais depuis deux ans, lorsque, pour la seconde fois, une bande de pirates m'enleva encore. Je priai le Seigneur, et une voix divine se fit entendre. Ta captivité ne durera que deux mois, me dit-elle. — En effet, le soixantième jour, je fus délivré et revins près de mes parents qui m'accueillirent avec des larmes de joie. Ils se promettaient qu'après tant de tribulations je ne serais plus ravi à leur tendresse. Ils me répétaient incessamment ces paroles, et voulaient me faire promettre de ne les quitter jamais. Or, une nuit, je vis se dresser devant moi un personnage céleste, tenant à la main un volume qui semblait un recueil de lettres. Je suis Victricius, me dit-il. —-Et il me présentait la collection de ses lettres. Sur la première page je lus : Voix de l’Hibernie Comme je continuais la lecture, il me semblait entendre les bûcherons de Foclutum (Focleyd) qui, s'adressant à moi, me disaient : Nous vous en supplions, saint jeune homme, revenez parmi nous, et enseignez-nous la voie du Seigneur. —Je me sentis ému jusqu'aux larmes, je pleurai, et la vision disparut. Béni soit le Seigneur ! car depuis, les paysans de Foclutum ont répondu à l'espérance que cette prophétie fit naître en mon âme. La nuit suivante, au plus profond de mon être ou à mes côtés, je ne saurais le dire, mais le Seigneur le sait, j'entendis comme des cantiques d'une psalmodie sainte, mais je ne voyais personne, et je ne sus d'où venaient ces voix. Je me mis en prière, et j'entendis murmurer à mon oreille cette parole : Je suis celui qui ai donné mon âme pour racheter la tienne. — En ce moment, il me semblait qu'au dedans de moi quelqu'un priait avec des gémissements et des larmes; j'avais la conscience que
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l'Esprit de Dieu priait en moi. —Le lendemain, je m'ouvris de ces visions mystérieuses à un ami d'enfance. Il me répondit : Un jour tu seras évêque d'Hibernie. — Cette parole me jeta dans la consternation, moi misérable pécheur. Et cependant elle se réalisa 1. »
33. A quelque temps de là, les parents du jeune Patrick durent faire un voyage en Armorique. Il les accompagna. Le navire qui les portait eut une heureuse traversée. Mais, en arrivant sur le territoire de la Gaule, la famille y trouva des ennemis plus cruels que la tempête et les flots. Une invasion de barbares, commandée par les fils de Fectmagus, se répandit dans toutes les provinces armoricaines. Le père et la mère de Patrick furent égorgés. Le jeune homme fut réservé comme un esclave de valeur. On le vendit à des Pictes, qui l'emmenèrent sur leurs vaisseaux. La flottille se dirigeait vers la Grande-Bretagne, lorsque des navires gaulois, venant à la rencontrer, s'en emparèrent. Patrick changeait de maîtres, sans recouvrer sa liberté. On mit le cap sur Burdigala (Bordeaux). Là, des chrétiens rachetèrent le captif, qui vint frapper à la porte du monastère de saint Martin de Tours. On l'admit au nombre des religieux, et il s'y distingua bientôt par sa piété et sa ferveur. Cependant les visions divines ne cessaient de lui montrer l'Hibernie comme la terre ou il devait porter la semence céleste de la foi. Après quatre années de vie cénobitique, il quitta le monastère hospitalier, franchit le détroit, et vint évangéliser la cité irlandaise de Temoria (Temair). Ce n'était pas encore l'heure marquée par la Providence. Le missionnaire fut accueilli par les populations païennes comme un ennemi. Il lui fallut quitter cette terre ingrate et revenir dans les Gaules. Il se fixa durant trois ans sous la direction de l'illustre évêque d'Auxerre, saint Germain. Puis, durant neuf années, il alla demander aux rochers de l'île de Lérins, avec la solitude qu’ils lui offraient, les secrets de grâce et de conversion dont il avait besoin pour le pays lointain qu'il avait mission de convertir. Germain d'Auxerre, après sa première excursion dans la Grande-Bretagne, comprit mieux que jamais la nécessité d'envoyer en Hibernie des
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1 Bolland. Confess. S. ratricii, tom. Il Mart., pag. 533-535»
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ouvriers apostoliques. Il manda Patrick, lui confia ses projets et ses espérances, et le fit partir pour Rome avec des lettres de recommandation adressées au pape saint Gélestin. Ce pontife avait récemment ordonné Palladius évêque d'Hibernie. On pouvait donc, à bon droit, craindre qu'il ne voulût pas nommer un nouveau titulaire pour une contrée qui n'avait pas encore d'églises régulièrement constituées. Sur les entrefaites, on reçut à Rome la nouvelle que Palladius venait de succomber aux fatigues de son apostolat. Ce bruit était faux, car l'évêque missionnaire prolongea sa vie jusqu'à l'an 450. Mais la Providence permit cette erreur pour élever Patrick à l'épiscopat. Célestin, et quelques mois après son successeur Sixte III, le bénirent et l'envoyèrent évangéliser l'Irlande.
34. La « Confession » de saint Patrick laisse entendre qu'il reçut l'ordination pontificale dans la Grande-Bretagne, où il s'empressa de se rendre. A son passage à travers la Cumbrie et le Cornouailles, sa parole, ses miracles, ses vertus opérèrent d'éclatantes conversions. Les peuples de ce pays voulaient le retenir parmi eux. Ils cherchaient à l'effrayer par la perspective des dangers qu'il allait courir chez les païens de l'Hibernie. « Mais, dit-il, le Seigneur me rassurait dans des visions célestes. Une nuit, son ange me fit lire cette parole du prophète Zacharie : « Qui vous touche, touche la prunelle de mon œil 1. » Il partit donc, et arriva, au commencement de l'année 433, sur ce sol jusque-là idolâtre, dont il allait faire pour toute la suite des siècles la terre catholique de l'Irlande. Il se rendit à l'assemblée générale des chefs et des guerriers de l'Hibernie, qui se tenait annuellement à Tarah, ou Temoria, dans la province de l'East-Meath. Là résidait le principal chef, appelé le roi de l'île ; le collège des druides y était installé et formait le centre religieux à côté du centre politique de tout le pays. Patrick prêcha intrépidement la foi de Jésus-Christ devant ces farouches guerriers. Le fils de Neill, le monarque principal, interrompit le discours, et menaça l'audacieux étranger de toute sa colère : mais plusieurs
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1. Zachar., u, 8; Confess. Patrie, cap. m.
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autres chefs se convertirent, entre autres le père de saint Benen, ou Bénigne, qui devait succéder plus tard à saint Patrick sur le siège d'Armagh. Leur exemple fut bientôt suivi par les rois de Dublin, de Minster et par les sept fils du roi de Connaught. L'Ulto-nie, rebelle à tous les efforts de saint Palladius, accueillit le nouvel évêque avec enthousiasme. L'un de ses néophytes lui offrit un domaine considérable, près de la ville de Down; un monastère y fut érigé sous le nom de Sabhall-Padrigh [Grange de Patrick). Deux autres fondations de ce genre, Domnach-Padrigh [Eglise de Patrick) et Armagh, devinrent en quelques années des chrétientés considérables. Surpris lui-même des progrès de son apostolat, l'humble évêque s'écriait : « D'où peuvent venir ces merveilles? Comment les fils de l'Hibernie, qui n'avaient jamais connu le Dieu véritable et qui adoraient des idoles immondes, sont-ils devenus un peuple saint, une génération d'enfants de Dieu? Les fils et les filles de rois sollicitent l'honneur d'être moines, ou de consacrer leur virginité au Seigneur. Naguère, je baptisais une jeune fille des Scots aussi noble que belle. Six jours après, elle vint me trouver et me dit : Un ange m'est apparu; il m'a ordonné de demeurer vierge et de n'avoir d'autre époux que Jésus-Christ. — Elle sollicitait avec instance le voile des religieuses. Elle le reçut, malgré les menaces, les persécutions même de sa famille. Et combien d'autres vierges et veuves, qui luttent ainsi contre tous les obstacles humains, pour demeurer fidèles à leur époux céleste! Je n'en sais pas le nombre ; mais Dieu le sait, lui qui donne à ses humbles servantes un héroïque courage. Aussi, qui m'arrachera jamais à cette terre de bénédiction? Ma famille me sollicite en vain pour qu'une dernière fois j'aille visiter ma patrie. On m'appelle dans les Gaules, où j'aurais tant de bonheur à contempler la face des saints. Mais l'Esprit m'enchaîne à cette terre que j'évangélise. Si je la quittais, je serais un déserteur1. »