Darras tome 28 p. 340
17. «L'amitié des rois ne le plaça pas plus haut que la confiance que l'on mettait dans sa probité pour les cas importants. Comme véritable ami du clergé il respecta la volonté de ses parents en exécutant fidèlement leurs legs, et se montra bienfaisant envers la fondation de Port-Royal qui était dans son voisinage. Lorsqu'il parvint plus tard à posséder de grands domaines, non seulement il donna au couvent de Citeaux une preuve de sa bienveillance, mais plusieurs évêchés du Midi eurent à se réjouir des donations, des
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1 Petb. Yallissak ., Hist. AWig , 14
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restitutions, des faveurs et des investitures qu'il leur accorda. C'est pourquoi il ne souffrait pas non plus que ses vassaux usurpassent les donations ecclésiastiques. De même qu'il défendit devant Zarason fidèle compagnon l'abbé Gui de Vaux-Cernay contre la fureur des Vénitiens, de même sa haute estime pour saint Dominique le lia dans la suite d'une amitié particulière avec celui-ci. La nouvelle de tant de héros prêts à se rendre dans la Terre-Sainte l'avait tellement enthousiasmé, qu'il ne tarda pas à se joindre à eux. Partout où il s'agissait de montrer une énergique détermination, il dédaigna de faire attention à de sinistres présages. Sa coutume d'assister tous les jours, même sous les armes, à la messe et aux heures de l'Eglise, lui avait inspiré contre les dangers de la mort cette égalité de courage qui est le fruit d'un dévouement sincère à Dieu. C'est ainsi que le nom de sa famille pouvait désigner les qualités de sa personne. A peine de retour de la guerre contre les Infidèles, il brûla du désir de consacrer ses services à l'Eglise contre les hérétiques, d'autant plus que le Pape l'avait honoré d'une invitation spéciale. Par cette lutte il parvint en peu de temps à la possession de plus grands pays et à un plus grand renom parmi ses contemporains, aux yeux desquels il passait pour un vaillant soldat du Seigneur, digne d'être comparé à Judas Machabée et même à Charlemagne. Il avait à peu près soixante ans lorsqu'il partit pour cette guerre, et il acquit dans son siècle une gloire plus brillante que celle qui lui survécut dans les sièles suivants 1. »
18. A l'approche des croisés, Raymond de Toulouse alla les rejoindre à Valence, se déclarant prêt à l'obéissance la plus complète envers l'Eglise, en promettant de donner son fils ou de se donner lui-même en otage. L'armée passa le Rhône et marcha droit sur Béziers. Dans une telle conjoncture, les catholiques Biterrois ne pouvant se résoudre à l'abandon de leur ville natale, regardèrent comme leur propre danger celui qui menaçait leurs concitoyens hérétiques, et tous les habitants sans distinction de croyance travaillèrent avec ardeur au rétablissement des murs et des tours, pour résister aux croisés et les repousser. Quand les croisés eurent établi 1
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1. Hurter, Histoire d'Innocent III, xiv, 98.
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leur camp sous les murs de la ville, ils députèrent aux catholiques Bitterrois leur vénérable évêque Réginal, sur sa propre demande. Celui-ci avait dressé une liste des habitants hérétiques ; il demandait aux orthodoxes de les livrer aux assiégeants, qui en feraient bonne et prompte justice, ou, s'ils ne le pouvaient point, de sortir sur l'heure de ce repaire d'impies, pour n'être pas exposés à partager leur sort. Les catholiques s'obstinèrent à faire cause commune avec les hérétiques, et l'on n'a pas assez voulu voir, ce me semble, qu'ils méritèrent par là d'être confondus avec eux dans le commun désastre. En renonçant aux immunités de la religion, ils acceptaient les cruelles lois de la guerre. Après le retour du prélat au camp, on voulut encore essayer d'amener les orthodoxes aux inspirations de la prudence. Pendant cette négociation, d'ailleurs stérile, une troupe de Biterrois, impatients d'en venir aux mains, à qui la situation et les forces de la place donnaient une entière confiance, sortirent de leurs retranchements et firent pleuvoir sur les avant-postes des croisés une grêle de flèches. Les avant-postes ainsi provoqués se réunissent, se jettent sur leurs agresseurs et les poursuivent jusque dans la ville, où les autres croisés les suivent en foule, à l'insu des chefs qui n'y pénètrent que les derniers, alors qu'il n'était plus possible de faire entendre les ordres pour arrêter le massacre des habitants; les soldats furieux, qu'une résistance désespérée de trois heures obligea de conquérir les rues et les maisons une à une, se vengèrent de cette obstination en livrant la ville aux flammes, après avoir passé au fil de l'épée, sans distinction d'âge, de sexe, de croyance et de rang, la foules ans défense qui s'était précipitée dans les églises. On ne saurait trop condamner ces excès, de quelque part qu'ils viennent ; ce n'est pas les justifier que d'en signaler la cause.
19. Nul ne demanda donc au légat Arnaud comment on distinguerait les catholiques des hérétiques, et le légat ne put faire cette réponse : « Tuez-les tous, Dieu saura reconnaître les siens! » Les événements de cette journée portent leur explication en eux-mêmes ; si ces paroles eussent élé prononcées 1, les chroniqueurs
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1 Plusieurs les attribuent a saint Dominique, qui se trouvait à cinquante
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qui n'omettent rien de ce qui peut noircir les prélats, ne les auraient certainement point passées sous silence1. Béziers presque entièrement détruit, les croisés victorieux hâtent leur marche sur Carcassonne, où Raymond Roger s'est enfermé avec l'élite de ses troupes. Ils arrivent devant cette place le 1er août 1209. Le premier faubourg fut emporté au milieu des hymnes et des chants du clergé. Il fallut faire du second un siège en règle, après que les assiégeants en eurent une première fois été repoussés par une grêle de pierres et de flèches. Dans cette attaque infructueuse un chevalier était demeuré sous le rempart avec la cuisse cassée ; Mont-fort accompagné d'un seul valet descendit dans le fossé et lui sauva la vie au péril de la sienne. Plus tard les travaux des mineurs renversèrent une partie des murailles de ce faubourg et contraignirent les assiégés à chercher un refuge derrière les murs même de la ville. Carcassonne fut dès lors serrée de près par les assiégeants au nombre de près de cinquante mille. Or le vicomte et les siens, avant l'arrivée des croisés, avaient détruit tous les moulins aux environs de la ville. Il semblait que les meules des bourgs les plus proches qui n'avaient pas été brisées ne pussent fournir du pain à toute cette multitude ; et pourtant il y en avait dans le camp des catholiques en telle quantité qu'il se vendait à très-bas prix. C'est qu'entre Béziers et Carcassonne l'armée victorieuse avait pu faire des provisions pour longtemps, mais, si les assiégeants étaient dans l'abondance, les assiégés au contraire ne tardèrent pas à manquer de tout. Ils furent obligés de capituler : ils consentirent à livrer la ville et tous leurs biens, en laissant le vicomte dans les mains des catholiques, à condition seulement qu'on leur accordât la vie et un sauf-conduit d'une journée de marche. Le jour de l'Assomption ils sortirent en chemise par une poterne, un à un, afin que personne ne pût emporter au-delà de ce qui couvrait sa nudité. Le vicomte ne tarda pas à mourir dans sa prison.
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lieues de là ; c'est moins vraisemblable, mais c'est plus odieux : on n'en demande pas davantage. Notez qu'à cet endroit, comme en beaucoup d'autres circonstances, les historiens ne diffèrent pas des romanciers.
1 Petr. Yallissar.x., Hist. .11%., 16. — C.esari. [Ieistkf.b. Dialog. v, 21.
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20. La prise de Béziers et de Carcassonne mettaient tout le pays au pouvoir des croisés. Il était nécessaire d’élire un des chefs comme seigneur, et dans ce but l'abbé de Citeaux assembla les princes. Tous les suffrages se portèrent de nouveau sur Simon de Montfort. Il fit d'abord une vive résistance, se disant indigne d'un si grand honneur. Alors le légat et le duc de Bourgogne le conjurèrent d'accepter l'élection ; comme il persistait encore, Arnaud le lui ordonna au nom de l'obéissance qu'il devait au Saint-Siège. Simon fut donc proclamé vicomte de Béziers et de Carcassonne le 22 août1. A partir de ce moment il se consacre tout entier à extirper l'hérésie de ses nouveaux domaines, bientôt accrus d'un grand nombre de villes, les unes faisant volontairement leur soumission, les autres emportées de haute lutte. Castres, Albi, Lombers tombèrent en son pouvoir, bien qu'il eût été abandonné par presque toute la croisade et par le duc de Bourgogne lui-même. Il ne leva le siège de Preixan, qui appartenait au comte de Foix, que sur la promesse formelle de ce prince qu'il ferait toute diligence pour se justifier de l'accusation d'hérésie, pour donner satisfaction s'il y avait lieu, et garantir qu'il obéirait désormais en tout à l'Eglise Romaine. Sur ces entrefaites Pierre, roi d'Aragon et suzerain de Carcassonne, qui avait vu avec grand déplaisir cette ville livrée à Simon de Montfort, ne voulut pas recevoir le serment de fidélité que celui-ci était allé lui offrir à Montpellier. Ambitionnant l'annexion à ses Etats du Carcassez et de ses dépendances, il fit secrètement avertir les seigneurs qui ne s'étaient pas encore soumis de ne pas faiblir, de tenir encore ferme, leur assurant qu'il allait leur donner de prompts secours. Montfort avait du reste à se prémunir contre bien d'autres hostilités redoutables, notamment celle du comte de Foix. Guiraud de Pépieux, après avoir surpris sa confiance, le trahit, s'empara du château de Puységur, fit précipiter du haut d'une tour dans le fossé les cinquante soldats de la garnison, et, bien qu'on les crût morts, ordonna de jeter sur eux une grande quantité de paille à laquelle on mit le feu. Heureusement, avant que la flamme eût achevé son
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1. CLesari..Hkistekb., Dialog. v, 17.
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œuvre, il ordonna de faire rouler sur ce point tout ce qu'on put trouver de pierres. Cette pluie éteignit l'incendie, et la paille qui restait, après avoir amorti le choc des pierres, empêcha les soldats d'être écrasés sous leur poids. Ceux-ci feignirent d'êtres morts en effet, épiant pour fuir une occasion favorable.
21. Cependant Simon était accouru de Carcassonne. A son approche Guiraud et les siens abandonnèrent Puységur. Alors seule- ment leurs victimes purent être tirées de leur affreuse situation, n'ayant d'autre mal par bonheur que quelques contusions et un long jeûne de quarante-huit heures. Les croisés échouèrent ensuite dans une campagne contre Pierre de Cabaret, qui avait massacré dans une embuscade l'escorte de Burgard de Marly, cousin de Simon de Montfort, et retenait prisonnier Burgard lui-même. Ils perdaient Castres et Lombers. Le comte de Foix chassait leur garnison de Preixan, et, bien qu'obligé de renoncer au siège de Fanjeaux, leur faisait éprouver de ce côté des pertes sérieuses. Ils voyaient Montréal retomber aux mains de son ancien seigneur Alméric. La révolte et la défection étaient partout; vers la Noël 1209 il restait si peu de toute la conquête antérieure, que les compagnons de Montfort, en apprenant la mort du légat Milon à Montpellier, délibérèrent sur la question d'abandonner Carcassonne. Antérieurement Raymond de Toulouse, que le légat Milon, de concert avec l'évêque de Riez, avait une seconde fois excommunié, s'était rendu à Rome pour obtenir la restitution de sept châteaux qu'il avait livrés comme gage. Avant de partir pour l'Italie, il avait fait son testament et nommé pour exécuteurs le roi de France et l'empereur Othon. Le Pape, informé par ses légats de l'inexécution des conditions imposées, fit au comte un accueil sévère, se plaignit amèrement de la mort de Pierre de Castelnau, puis enjoignit à Raymond de se purger de l'accusation d'hérésie. Peu avant sa mort, Milon avait convoqué un concile à Avignon, renouvelant l'anathème fulminé contre les Toulousains, pour n'avoir point tenu la promesse faite aux croisés d'expulser les hérétiques ; leur territoire se trouvait, pour cette raison, ouvert à la conquête des armées catholiques. Simon de Montfort, de son côté, relevait sa fortune chan-
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celante, grâce à son indomptable énergie, et le Saint-Siège s'appliquait à lui procurer du secours. C'est ainsi qu'Innocent insistait auprès d'Aymeric de Narbonne et des habitants de cette ville pour les rendre favorables à la croisade.
22. La campagne de 1210 put être menée avec vigueur et succès; des renforts considérables étaient venus de la France, de l'Angleterre et de la Lorraine1. La reprise d'Albi entraîna la soumission à peu près complète de tout le pays environnant. Le siège de Minerve fut une des opérations les plus remarquables de cette campagne. Les hérétiques s'étaient enfermés dans cette place en grand nombre, avec la ferme assurance de n'avoir rien à craindre des ennemis; et réellement les ouvrages de défense élevés par la main des hommes et la situation de la forteresse sur un rocher escarpé qui dominait la contrée, semblaient rendre cette position inexpugnable. Le siège dura près de sept semaines, jusque vers la Saint-Jean ; par bonheur pour les catholiques, qui auraient pu avoir beaucoup à souffrir de la disette d'eau dans cette saison, le ruisseau voisin, presque à sec d'ordinaire pendant l'été, coulait cette fois avec abondance. Ce furent les assiégés que le manque d'eau mit dans l'impossibilité de se défendre plus longtemps; après avoir opposé la plus héroïque résistance, leur seigneur Guiraud dut négocier la reddition de la place. Il obtint quant à lui d'être indemnisé par d'autres biens du côté de Béziers ; mais la condition imposée aux partisans de l'hérésie, et spécialement aux parfaits, était qu'ils n'auraient la vie sauve que par leur retour à l'Eglise. Les vainqueurs entrèrent dans la place la croix en tête suivie de l'étendard de Montfort, au chant du Te Deum. C'était le 23 juillet. Les habitants furent réunis sur la place publique, et, après que l'abbé Gui de Vaux-Cernay les eut prêchés, le comte Simon les somma d'abjurer leurs erreurs. Un petit nombre y consentirent ; les parfaits se montrèrent inébranlables dans leur croyance. Ils furent condamnés au bûcher, malgré la répugnance de Simon de Montfort pour cette mesure extrême ; au nombre de cent quarante ils y montèrent, les femmes aussi bien
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1 Alb. Stad. in Chron.; Godefr. in Annal., anu, 1210.
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que les hommes, avec une fermeté digne d'une meilleure cause1. Après la prise de Minerve, les croisés profitèrent de l'arrivée d'un renfort de Bretons pour marcher contre le château de Termes, dont le seigneur Raymond descendait d'une des plus anciennes familles du pays et possédait tout le territoire situé entre le vicomté de Narbonne, le Carcassez, le Razès, le Roussillon et la mer.
23. Avant l'arrivée de la croisade, Raymond s'était rendu à peu près indépendant, et vivait en guerre continuelle avec ses voisins, le roi d'Aragon, le comte de Toulouse, et même son propre suzerain le vicomte de Carcassonne et de Béziers. Quand la croisade était venue, il avait pris toutes les précautions pour résister à la conquête. En réalité, le Termenois ne se rendit jamais aux croisés, puisque ce fut seulement en 1247 qu'Olivier de Termes fit sa soumission, mais au roi de Fiance, et à des conditions honorables. Le château de Termes était dans une situation regardée jusque-là comme invincible ; il pouvait d'autant mieux défier un siège que Raymond, après avoir enrôlé une puissante armée, avait emmagasiné dans sa forteresse vivres et provisions en abondance. C'était un mécréant de la pire espèce que ce Raymond, se moquant de toute croyance, aussi bien de celle des manichéens que de celle des catholiques. Il avait changé en une salle d'armes la chapelle de son aire seigneuriale, où la messe n'avait pas été dite depuis plus de trente ans. Simon de Montfort imparfaitement renseigné était loin de s'attendre aux difficultés qu'il allait rencontrer dans cette expédition, au milieu de montagnes inhospitalières. Il vint avec une petite armée, dont la garnison catalane du château, nombreuse et vaillante, fit un objet de raillerie, entrant et sortant à sa guise, comme si de rien n'était. Alors les croisés firent venir de Carcassonne les machines de siège ; les évêqnes de Chartres et de Beauvais, les comtes de Dreux et de Ponthieu furent appelés avec leurs soldats. Raymond et les siens durent songer à se défendre contre des opérations en régle menées avec le zèle le plus actif. Pendant que les machines commençaient contre les murs leur œuvre de destruction et qu'on
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' Petr Yallissars., Hist. Albig., 37, 38.
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rassemblait de toutes parts du bois avec lequel on essayait de combler les fossés, les forgerons et les charpentiers construisaient ou perfectionnaient des balistes et autres engins de toute sorte. Comme la garnison ne déployait pas moins de courage et d'activité que les assiégeants, chaque jour avait son combat plus terrible encore que celui de la veille. Les pertes d'hommes se maintenaient à peu près égales de part et d'autre. Derrière chaque pan de mur que les croisés parvenaient à détruire, ils trouvaient une muraille nouvelle élevée par la garnison, et Simon de Montfort sentait s'affaiblir de jour en jour dans l'esprit des siens et en lui-même l'espoir de s'emparer du château.
24. Vint un moment où l'attaque et la défense diminuèrent de vigueur en même temps, Comme s’il y avait eu entente commune : c'est que les assiégeants touchaient à la fin de leurs approvisionnements de vivres, et que les assiégés avaient épuisé l'eau de leurs citernes. Raymond de Termes comprit que sa situation était la plus périlleuse : dans un certain temps les croisés arriveraient à se faire ravitailler, tandis qu'il lui fallait attendre avec les siens que l'eau tombât des nues, ce qui pouvait ne pas avoir lieu de longtemps. Il entama des négociations avec Montfort, et lui proposa de rendre son château à la Pâques prochaine en échange d'autres possessions. Tout semblait fini, et quoique le terme des quarante jours ne fût pas arrivé, les évêques et les barons partirent ; Simon réduit à de faibles forces accepta les offres de la garnision à la condition qu'elle évacuerait la place le lendemain. Raymond en prit l'engagement ; mais, pendant la nuit une pluie abondante ayant rempli les citernes, les assiégés, à l'exception de deux chevaliers soucieux de leur parole, refusèrent d'ouvrir les portes et se montrèrent résolus à recommencer la lutte. L'évêque de Chartres était le seul qui n'eût pas abandonné l'armée ; il sentait toutefois qu'il ne pourrait retenir ses troupes à l'expiration des quarante jours ; il fut d'avis qu'il fallait rouvrir les négociations, dût-on offrir aux assiégés des conditions plus favorables. Guillaume de Termes et Bernard de Montesquieu, le frère et le beau-frère de Raymond, consentirent à tenter cette démarche. Raymond les reçut fort mal et les menaça
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même de les faire jeter aux oubliettes, s'ils se présentaient une seconde fois avec de semblables propositions. L'évêque de Chartres était parti, et Simon allait se résigner à lever le siège pour ne pas sacrifier les restes de son armée, lorsqu'arriva un renfort considérable de Lorrains qui rendit aux assiégeants toute leur confiance. Ce secours inattendu sembla un signe du ciel qui exhortait les croisés à persévérer dans leur entreprise ; et dès lors on ne parla plus dans le camp que de la protection visible que Dieu avait accordée à Montfort pendant le siège.
25. On racontait aux derniers venus que dans une circonstance, à côté d'une machine qu'il faisait approcher pour saper le rempart, pendant que le comte s'entretenait avec un chevalier dont un de ses bras avait attiré la tète près de la sienne, tandis qu'il lui indiquait de l'autre un point du château, une pierre énorme lancée par un mangoneau de la place vint tout-à-coup frapper au front le chevalier et l'étendit raide mort sans qu'il arrivât au comte le moindre mal. Une autre fois, un dimanche, pendant la messe, en un moment où le comte était debout, une flèche lancée par une baliste ennemie vint droit à lui ; un sergent d'armes, qui était derrière, s'étant levé à cet instant, reçut la flèche destinée à Simon et tomba mort à ses pieds1. Comment douter du succès de l'entreprise sous un chef en qui Dieu se glorifiait visiblement par de tels miracles? L'archidiacre de Paris, dont les prédications et l'exemple avaient enflammé les esprits pendant les premières opérations, ranima de nouveau tous les courages ; le siège fut repris avec plus de vigueur que jamais. L'archidiacre, que l'on rencontrait partout s'attacha plus particulièrement à faire porter et à porter lui-même du bois et des pierres pour combler le fossé. Il réussit à le combler assez pour qu'une grande brèche fût pratiquée par les balistes battant de plus près la muraille. Simon et le conseil fixèrent le jour de l'assaut. Pendant ce temps Raymond de Termes s'était multiplié pour que la défense ne perdit rien de son énergie. Mais la garnison n'avait pas seulement à lutter contre les assiégeants : une épidémie ter-
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1 Petb. Vallissabk., Hist. Albiç/., 42."
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rible s'était déclarée dans la place, et tels étaient les ravages, que Raymond en peu de jours eut la douleur de voir succomber la moitié de son monde. Impossible de songer à l'ensevelissement des cadavres, qui devenaient un danger de plus pour les survivants. On ne pouvait attendre des conditions favorables des croisés, dont on avait repoussé naguère les propositions pacifiques, après avoir trahi un engagement solennel. Raymond réunit les siens, et comme ses troupes avaient été recrutées surtout chez les Catalans, on prit la résolution désespérée de s'échapper pendant la nuit à travers le camp de Montfort, de s'y frayer au besoin un passage avec l'épée et de se réfugier en Catalogne. Les assiégeants eurent l'éveil assez tôt pour tuer ou faire prisonniers le plus grand nombre des fugitifs. Raymond de Termes, qui avait voulu quitter le dernier son château, comme un vaillant capitaine quitte le dernier son navire près de faire naufrage, tomba aux mains de l'ennemi, fut chargé de chaînes, alla passer plusieurs années dans cette tour du palais comtal de Carcassonne où son jeune suzerain Raymond Roger venait de mourir, le 10 novembre de l'année précédente, à l'âge de 24 ans, ne laissant à son frère Raymond Trencavel, âgé de deux ans à peine, qu'un domaine à reconquérir.