Le Sacerdoce et l’Empire 3

Darras tome 40 p. 235


33. Une autre affaire allait l'aggraver encore. Depuis longtemps Napoléon s'irritait de n'avoir point d'héritier direct du trône impé- rial. En 1809, après le traité de Schœnbrunn, il avait obtenu de l'empereur François la main de l'archiduchesse Marie-Louise. En 1810, il se décida à faire briser les liens qui l'attachaient à Joséphine et à contracter une nouvelle union qui pût lui donner des enfants. Sous le rapport civil, en raisonnant dans l'hypothèse de la législation, il n'était pas difficile de déclarer nul ou de rompre un mariage contracté en 1796, sous le régime du divorce, quand le postulant était l'empereur. Sous le rapport religieux, il paraissait encore plus facile de rejeter une union contractée sans aucune cérémonie religieuse. Mais à minuit, la veille du sacre, le Pape donnant toutes dispenses, le cardinal Fesch avait marié, dans la chapelle des Tuileries, avec les solennités de l'Église, Napoléon et Joséphine. La question du mariage des souverains ressort d'ailleurs, comme cause majeure et réservée, du tribunal des Pontifes romains. Par un trait où l'on voit peu de confiance dans la justice

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de sa cause, Napoléon eut l'idée singulière de déférer son mariage à l'offlcialité de Paris. La commission de prélats courtisans, nommée par l'Empereur pour gouverner l'Église pendant la captivité du Pape, avait déclaré, pour rassurer l'empereur, que le recours au Pape étant impossible (ce qui est un mensonge), l'affaire ressortissait de l'offlcialité diocésaine, avec faculté d'appel à l'offlcialité métropolitaine et dévolution finale à l'offlcialité primatiale de Lyon. Rien n'empêchait de recourir au Pape, que la mauvaise volonté ; on ne s'en remettait pas à sa justice, parce qu'on le savait incapable de trahir la sainte cause du droit conjugal ; ou si sa captivité était un obstacle à l'indépendance du juge, Napoléon, auteur de son emprisonnement, n'était pas recevable à en bénéficier. Cette casuistique étrange n'était pas au bout de ses misères. Aucun des tribunaux qui devaient occuper n'existait; on se hâta donc de les créer tous les trois ; et, comme le siège de Paris était vacant, on y nomma le cardinal-oncle, Joseph Fesch. L'oncle devait prononcer sur le divorce du neveu, lui qui avait béni son mariage en présence de témoins, avec toutes dispenses du Pape ; il fallait bien qu'on n'en trouvât point d'autre, pour que ce malheureux cardinal se résignât à un si triste rôle. Le plus fort, c'est que le susdit Fesch se trouvait devoir juger l'affaire aux trois degrés de la juridiction : comme premier supérieur de l'offlcialité diocésaine, comme métropolitain de Paris et comme primat de Lyon. Il est difficile de trouver dans un juge plus d'inconvenance ; mais le plus monstrueux, c'est que le neveu avait donné à l'oncle les pouvoirs dont il escomptait à coup sûr le profit.


L'offlcialité de Paris fut composée des sieurs Lejeas et Boilesve, officiaux, Corper et Rudemare, promoteurs. Par ce temps d'arbitraire et de libéralisme, nous avons vu souvent des officialités dont les membres manquaient servilement aux exigences de la justice et si leur tête était assez haute pour la corde, nous pourrions dresser une potence ; mais pour ceux-ci, on ne peut les arracher du pilori de l'histoire. Le 22 décembre 1809, le chancelier Cambacérès et le ministre des cultes, commandant le plus profond secret, lurent un projet de requête qu'ils allaient adresser à l'offlcialité,

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lui intimant défense de recourir au Saint-Siège. Le 2 décembre 1810, cette requête fut présentée, alléguant la nullité du premier mariage et la prouvant par le défaut de consentement de l'empereur, défaut de présence du propre prêtre et défaut de présence des témoins. Le promoteur Rudemare recourut à la commission impériale qui, par l'organe des prélats de cour, le déclara compétent. Muni de cette décision, le promoteur procéda à l'enquête ; entendit, comme témoin, Fesch, Duroc, Berthier et Talleyrand. Le 9, il présenta ses conclusions, et, le même jour, l'official Boilesve, mettant de côté les dispenses du Pape, constatant l'absence du propre prêtre qui n'était pas absent, puisque Fesch était grand aumônier, certain en outre qu'il n'y avait pas eu de témoins bien qu'il y en eût eu, déclare que le mariage entre Napoléon et Joséphine avait été mal et non-valablement contracté; qu'il était, comme tel, tenu pour nul et de nul effet, quant à l'alliance ; qu'ils étaient libres de cet engagement et habiles à en contracter un autre; qu'ils ne pouvaient plus se hanter et fréquenter, sans encourir les peines canoniques ; et qu'il était de leur devoir de faire aux pauvres de la paroisse Notre-Dame une aumône laissée à leur libre appréciation. Le promoteur, qui avait obtenu cette sentence conforme à ses conclusions, en appela le lendemain à l'olficial métropolitain ; et le 11 janvier, cet olficial prononça un jugement conforme à la sentence diocésaine. Ces actes comptent parmi les plus vils dont parle l'histoire.


34. Avec l'autorisation du sieur Boilesve, Napoléon put contracter Le mariage avec Marie-Louise ; mais ce mariage, comme celui du soleil, ne devait amener qu'une recrudescence de persécution. A ce propos, quatre invitations devaient avoir lieu : la première à Saint-Cloud, l'empereur devait présenter à l'impératrice les grands corps de l'État: la seconde, encore à Saint-Cloud, pour le mariage civil ; la troisième aux Tuileries, pour le mariage religieux ; la quatrième aussi aux Tuileries, afin de recevoir les grands corps de l'État, les souverains étant sur leur trône. Après de longues délibérations, treize cardinaux décidèrent qu'ils assisteraient à la première invitation, non à la seconde, ni à la troisième, et hésitèrent pour la quatrième. Ce parti leur était dicté non pour comploter contre l'empe-

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reur ou pour contester la légitimité de son mariage et des enfants à venir, mais pour ne pas paraître approuver le mariage et pour ne pas intervenir, comme cardinaux, à un mariage religieux d'où le Pape avait été exclu. Fesch, l'oratorien renégat et régicide Fouché, devenu duc d'Otrante, essayèrent de faire fléchir l'intégrité des cardinaux; non qu'ils contestassent la droiture de leur résolution, mais en leur faisant envisager les tristes conséquences qu'elle pouvait produire dans ces conjonctures. Ces considérations n'ébranlèrent pas les treize cardinaux : ils assistèrent à la réception des Tuileries ; s'absentèrent volontairement du mariage civil et du mariage religieux ; et quand ils se présentèrent à la dernière invitation, Napoléon les fît expulser. Dans sa colère, il parla d'en fusiller trois, notamment Consalvi ; il se contenta de confisquer leurs biens, de les dépouiller des insignes cardinalices et de les interner deux à deux dans différentes villes (1). Ces treize cardinaux furent appelés vulgairement cardinaux noirs, pour les opposer aux cardinaux restés rouges, parce qu'ils avaient poussé la complaisance au delà des limites. C'étaient les cardinaux Brancadoro, Gabrielli, Galeffî, Litta, Mattei, Scotti, Di Pietro, Délia Somaglia, Oppizzoni, Saluzzo, Pignatelli, Louis Ruffo et Consalvi : leurs noms sont cités ici ad majorem gloriam. Sauf Gabrielli et Brancadoro, les cardinaux furent réduits à vivre d'aumônes, parce qu'ils avaient refusé les secours du persécuteur.


Le souverain pontife était lui-même dans la nécessité de recourir à la charité des âmes compatissantes et généreuses, et ce qu'on aura peine à croire, Bonaparte fit enfermer à Sainte-Pélagie des négociants de Lyon, dont tout le crime était d’avoir procuré des secours au Saint Père. On lui refusait en même temps tout moyen de soulagement humain ; personne ne pouvait lui parler sans témoins, pas même l'évêque diocésain ; les ecclésiastiques qui traversaient Savone n'étaient pas admis à lui présenter leurs respects et ceux qui parvenaient, en trompant la surveillance de ses geôliers, étaient jetés dans une prison d'Etat ; on lui ôta même l'encre et le papier. Sir Hudson Lowe n'abreuva jamais de tant d'outrages le 

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 (1) Consalvi, Mémoires, t. Il, p. 191 et suiv.

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prisonnier de Sainte-Hélène, et à combien de clameurs sa surveillance tracassière ne donna-t-elle point lieu en Europe ? Nous ne voulons pas la justifier, mais nous devons y voir la main d'un Dieu patient, mais juste.


Napoléon frappait le pasteur et dispersait le troupeau. Des décrets successifs suppprimérent les missions dans toute l'étendue de l'empire français et détruisirent toutes les corporations religieuses. Les chefs d'ordres religieux étaient en même temps conduits en France ; les archives du Vatican et des congrégations romaines étaient transportées à Paris, ainsi que la tiare du Pape, plusieurs autres insignes et ornements, jusqu'à l'anneau du pêcheur. Dès la fin de mai 1810, toutes les routes de l'État pontifical étaient couvertes de religieux rentrant dans leur famille. La consulte avait alloué, aux sexagénaires, une rente de 600 francs, et 300 francs aux autres. Déjà un grand nombre de piélats et de prêtres expiaient en exil ou dans les prisons leur fidélité au souverain pontife, une multitude, beaucoup plus considérable, fut bannie ou jetée dans les fers, pour avoir refusé de remplir des fonctions sous le gouvernement spoliateur ou de prêter le serment qu'imposait Bonaparte pour sanctionner l'usurpation. On semblait revenu à ces temps, où les Tibère et les Galigula peuplaient d'illustres exilés les îles de la Méditerranée et de l'archipel. Les prêtres et les religieux déportés en Corse, et enfermés dans le donjon de Bastia, dans la forteresse de Calvi, ou dans celle de la petite île de Capraïa, furent traités avec une barbarie sans exemple.


35. Cependant Bonaparte était vivement tourmenté du désir de trouver un expédient pour pourvoir, sans le concours du Pape et contrairement au concile de Trente, à l'administration des sièges vacants. Ses flatteurs ordinaires, en particulier l'indigne cardinal Maury, qui eut assez peu de goût pour s'en vanter publiquement, lui conseillèrent de prescrire aux chapitres, qui se trouvaient dans ce cas, de conférer les pouvoirs de vicaires capitulaires aux ecclésiastiques mêmes que l'empereur avait nommés évéques. Maury allégua l'exemple de Bossuet donnant à Louis XIV le conseil de tourner  ainsi les résistances d'Innocent XI; de sa part, c'était,

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une pure imagination. En droit, ce conseil poussait à la violation audacieuse des prescriptions du concile de Trente. L'évêque nommé ne peut pas être vicaire capitulaire ; le chapitre nomme ce vicaire tout après la mort de l'évêque, et quand il l'a nommé, il a épuisé son droit ; il ne peut plus en nommer un autre. En dépit de la loi et de l'histoire, on s'adressa au chapitre d'Asti, pour lui demander des lettres de vicaires capitulaires au bénéfice d'un sieur Dejean, nommé évêque. Le vicaire capitulaire déjà nommé demanda des instructions au Pape, par l'intermédiaire de l'évêque de Savone et apprit que Pie VII déclarait l'évêque nommé inhabile à cette fonction. Cette réponse, rendue publique, fit entrer Napoléon en fureur ; il donna ordre d'arrêter le vicaire capitulaire, des chanoines, des curés, et prit les mesures les plus sévères pour empêcher toute correspondance avec le chef de l'Église.


Une affaire semblable se produisit bientôt dans Paris même. Après la mort du cardinal DuBelloy, Napoléon avait nommé à ce siège le cardinal Fesch; puis, le trouvant moins souple qu'il n'avait cru et peu disposé à quitter son siège de Lyon, il lui donna pour successeur le cardinal Maury. Malgré son isolement et l'espionnage dont il était l'objet, le Pape n'eut pas plutôt reçu une lettre de Maury lui annonçant sa nomination, qu'il lui adressa un bref daté de Savone. Dans cette réponse au prélat prévaricateur, Pie VII lui rappelle qu'il connaît son refus d'agréer ce mode d'administration diocésaine; qu'il sait quels excès rendent chaque jour ces refus plus nécessaires. «Est-ce donc ainsi, dit-il, qu'après avoir si courageusement et si éloquemment plaidé la cause de l'Église catholique, dans les temps les plus orageux de la révolution française, vous abandonnez cette même Église, aujourd'hui que vous êtes comblé de ses dignités et de ses bienfaits, et lié étroitement à elle par la religion du serment ? Vous ne rougissez pas de prendre parti contre nous dans un procès que nous ne soutenons que pour défendre la dignité de l'Église ? Est-ce ainsi que vous faites assez peu de cas, pour oser, en quelque sorte, par un acte public, prononcer contre nous à qui vous devez obéissance et fidélité ? Mais ce qui nous afflige encore davantage, c'est de voir qu'après avoir mendié près d'un chapitre l'adminis-

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tration d'un archevêché , vous vous soyez, de votre propre autorité et sans nous consulter, chargé du gouvernement d'une autre Église, bien loin d'imiter le bel exemple du cardinal Fesch, archevêque de Lyon... Où veut-on en venir ? On veut introduire dans l'Église un usage aussi nouveau que dangereux, au moyen duquel la puissance civile puisse insensiblement parvenir à n'établir, pour l'administration des sièges vacants, que des personnes qui lui soient entièrement vendues ; et qui ne voit évidemment que c'est non seulement nuire à la liberté de l'Église, mais encore ouvrir la porte au schisme et aux élections invalides? » En conséquence, Pie VII ordonnait à Maury de renoncer sur-le-champ à cette administration, autrement il serait procédé contre lui selon la rigueur du droit.


Pour résister plus fortement à ces tyranniques entreprises, le souverain pontife adressa deux brefs : l'un à Everard Corboli, vicaire général de Florence, pour déclarer nulle et invalide toute délégation qui serait extorquée au chapitre en faveur du prélat, qui venait d'être transféré de Nancy, dans la capitale de la Toscane ; l'autre, à Paul d'Astros, vicaire général de Paris, pour déclarer nul et sans effet tout ce qu'attenterait le cardinal Maury, en vertu des prétendus pouvoirs arrachés au chapitre. Le gouvernement n'apprit qu'à la fin de l'année  l'existence de ces brefs. Le 1er janvier, à l'audience de bonne année, Napoléon témoigna avec violence son
mécontentement au chapitre de Paris et interpella durement Paul d'Astros qui  avait eu le courage, alors très rare, de conformer sa conduite aux brefs du Pape. Le vicaire général ne quitta les Tuileries que pour être conduit, par le lâche Maury lui-même, au ministère de la police, où le duc de Rovigo lui fit subir un long interrogatoire et lui demanda sa démission. Sur son refus, on l'arrêta, et on se transporta à son domicile pour examiner ses papiers ; on saisit sur lui le bref du 5 novembre, inutilement cherché jusqu'alors, et on le força de nommer les personnes qui avait eu communicacation du bref. De La Calparde, l'abbé Perrot et l'abbé Guairard, chef à la direction de l'imprimerie et de la librairie, furent arrêtés pour ce délit d'un nouveau genre, et le comte Portalis, fils de l'ancien directeur des cultes, reçut ordre, pour le même motif, de quit-
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ter Paris dans les vingt-quatre heures, se vit dépouillé de tous ses emplois et exilé à quarante lieues de la capitale. L'abbé d'Astros lui-même fut conduit au donjon de Vincennes, et mis au secret le plus rigoureux. Le 6 janvier, le chapitre métropolitain se présenta de nouveau à l'audience de l'empereur et n'eut pas honte d'y lire la fameuse et déplorable adresse, dans laquelle les membres de ce corps décapité déclaraient au maître qu'ils avaient retiré les pouvoirs spirituels à celui de leurs collègues qui avait eu le malheur de perdre la confiance du souverain ; qu'ils ne reconnaissent dans l'Église aucune puissance qui puisse empêcher les chapitres de conférer l'administration à l'évêque nommé ; enfin qu'ils soutiendront jusqu'à la mort la déclaration de 1682 (1). Jusqu'à la mort, cette bravoure canoniale fait belle figure en pleine persécution ; elle paraît plus héroïque encore depuis que, par ses définitions, le Concile du Vatican rejette indirectement comme hérétiques les fameuses propositions du gallicanisme.


Des ordres furent expédiés, en même temps, pour qu'on fît des perquisitions dans la chambre du Pape. On y trouva des brefs exécutoires contre Maury. Sa maison fut dispersée, ses serviteurs les plus chers envoyés à Fenestrelles : on voit, par là, ce que valaient les propositions de grandeur faites au Pape par Napoléon ; ce n'étaient que des chaînes dorées. L'évêque de Savone fut dirigé sur Paris; les cardinaux Di Pietro, Gabrielli et Opizzoni, déjà exilés, furent internés à Vincennes avec le prélat Di Gregorio et le Père Fontana. Le Pape restait seul avec son médecin et quelques domestiques payés par le gouvernement. Le Corse, passé à l'état de fou furieux, voulait rendre un sénatus-consulte pour interdire toute communication avec le chef de l'Église ; enfin il parlait d'assembler un concile œcuménique pour le déposer. C'eût été un bien joli concile et d'une belle œcuménicité.


Le gouvernement recourut alors à la ressource des pouvoirs aux abois : il se fit envoyer des adresses surtout d'Italie. Le chapitre de Paris avait donné l'exemple de la lâcheté ; à force de caresses, d'obsessions et de menaces, on lui procura de nombreux imitateurs.

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(1) De Smet, Coup d'œil sur l'histoire ecclésiastique, p. 174.

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   La langue italienne se prête à ces exercices et l'esprit italien est fécond en rubriques d'adulation. Le vice-roi obtint une montagne d'adresses obséquieuses, qui devaient être toutes rétractées, en 1814. Mais, en pareil cas, on ne compte pas les adresses, on les pèse; on ne compte que les abstentions et les refus. Cinq diocèses, Urbin, Urbania, Jési, Cagli et Saint-Angelo in Yado, résistèrent, ce dernier avec une admirable constance. Les évêques de Dalmatie firent encore mieux ; ils protestèrent contre la tyrannie; Napoléon n'osa point en faire éclat, pour laisser ignorer aux peuples la noble conduite de ces évêques. D'ailleurs Napoléon demandait à la commission impériale : 1° A quelle autorité, il fallait recourir pour obtenir les dispenses réservées au Saint-Siège ; 2° et comment on pouvait, sans le Pape, instituer canoniquement les évêques ? A la première question, elle répondit que des circonstance impérieuses exigeaient des modifications à l'exercice de la juridiction pontificale et à la seconde, qu'il faudrait, le Concordat manquant, recourir à la Pragmatique de Bourges, rédigée en 1438. Ces réponses donnèrent lieu à une séance impériale où Napoléon s'en donna à cœur joie contre le Pape. Pas un évêque n'eut le courage d'élever la voix pour la vérité et la justice. Quand vint le tour de l'abbé Émery, à qui il manque dans ces circonstances de s'être fait mettre en prison , il assura que le concile qu'on voulait assembler n'aurait aucune autorité, parce qu'il serait séparé du Pape et désapprouvé par le Pape ; il ne se contenta pas de l'affirmer, il le prouva, comme pouvait le faire un ancien professeur de théologie. Le supérieur de Saint-Sulpice prit ensuite, sans rien craindre, la défense du Pape, et, s'adressant à l'Empereur avec une noble assurance : « Votre Majesté, dit-il, fait grand cas de Bossuet ; elle se plaît à citer son témoignage. Eh bien, Bossuet soutient expressément que l'indépendance et la pleine liberté du chef de l'Église sont nécessaires pour le libre exercice de la suprématie spirituelle, dans l'ordre où se trouvent maintenant établis les royaumes et les empires. » Le courageux vieillard développa ce sujet, et le prouva par les raisons les plus convaincantes et les faits les mieux avérés de l'histoire. Pendant qu'il parlait, tous les membres de la commis-

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sion avaient l'air décontenancé : les plus proches ne cessaient de faire à l'orateur des signes de mécontentement, et lorsqu'il eut cessé de parler, plusieurs s'empressèrent de l'excuser près de l'empereur. Celui-ci, qui avait écouté M. Émery avec la plus grande attention et sans lever les yeux, répondit à ceux qui venaient de demander grâce pour lui : «Vous vous trompez ; je ne suis point mécontent de l'abbé Émery; il a parlé en homme qui connaît et qui possède bien son sujet; c'est ainsi que je désire qu'on me parle. » A ces mots, Napoléon leva la séance et sortit, ne saluant que le seul abbé Émery. Cette scène fit pour le moment une impression assez vive sur l'esprit de l'empereur. Tout porte à croire que Bonaparte eût agi avec beaucoup plus de ménagements pour l'Église et pour son vénérable chef, si l'épiscopat français avait compté quelques hommes aussi courageux que le fut cette fois l'abbé Émery; mais aucun prélat n'éleva la voix en faveur de la vérité et de la justice.


36. Napoléon, voyant qu'il n'aboutissait à rien, se décida, par goût pour les choses extraordinaires, à réunir une assemblée de prélats, qu'il baptisa lui-même du grand nom de concile national. Pour impliquer le Pape dans la solidarité de cette convocation, l'empereur lui dépêcha ses trois âmes damnées, les évéques Mannay, Duvoisin et Barral. L'objet de leur réunion était d'annoncer la convocation du concile et d'arrêter deux conventions, l'une relative à l'institution des évêques ; l'autre, aux affaires générales de l'Église. Les négociateurs mitrés ne cessaient d'effrayer le Pape en mettant sous ses yeux le tableau rembruni des maux que pouvait entraîner son obstination à refuser ce qu'ils appelaient de petites concessions ; ces manœuvres eurent peu de succès ; le vénérable captif répéta jusqu'au dernier entretien qu'il préférait passer sa vie en prison. A l'annonce de leur départ, épuisé par les instances, frappé des maux qui menaçaient l'Église, des souffrances qui éprouvaient tant de prêtres, d'évéques et de cardinaux, seul, fatigué, souffrant, sans conseil, Pie VII se montra disposé à relâcher quelque chose de sa sainte rigueur. Le 19 mai 1811, furent rédigés des articles par lesquels, prenant en considération les besoins et le vœu des églises de France et d'Italie, le Pape promettait d'accorder l'institution canonique aux

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sujets nommés par l'empereur, consentait à insérer au Concordat la clause d'institution dans les six mois, sauf le cas d'indignité personnelle, se déterminait à ces concessions par la considération de la paix de l'Église et de la liberté du Saint-Siège, et statuait que ces arrangements relatifs au gouvernement de l'Eglise et à l'exercice de l'autorité du souverain pontife seraient l'objet d'un traité spécial. Ces articles ne furent point signés ; cependant ils causèrent au Pape des plus vives inquiétudes ; il en reconnut l'imprudence, bien qu'il n'eût accordé que provisoirement à l'importunité fatigante des Duvoisin et des Barral. Le Pape regrettait surtout d'avoir accepté une note sur une affaire si importante pour l'Église sans avoir consulté le Sacré Collège. A leur retour, les trois évêques s'empressèrent de faire part au gouvernement des résultats de leurs efforts ; cette note sans signature ne parut, à personne, une victoire à chanter.

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