St Jean Chrysostome 19

Darras tome 11 p. 483

 

19. Tel était le récit de Palladius. Toutes les difficultés cano­niques dont j'ai parlé plus haut y subsistaient entières. Pourquoi, se demandait-on, pourquoi quarante évêques étaient-ils réunis dans la demeure de Jean Chrysostome? Comment le patriarche Théophile, qui avait une première fois décliné si hautement la compétence et la juridiction de l'archevêque de Constantinople, l'avait-il ensuite si facilement acceptée, et avait-il consenti à venir de sa personne affronter le jugement d'un évêque étranger et sans droit? L'ordre de l'empereur Arcadius n'aurait pas suffi seul à dé­terminer un pareil changement de résolution. Car enfin, si les canons étaient formels pour défendre aux évêques d'empiéter sur leur juridiction réciproque, ces canons interdisaient non moins sévèrement à tous les évêques de reconnaître la compétence d'un pouvoir ou d'un tribunal civil en matière ecclésiastique? Telles étaient les principales objections que soulevait le récif de Palla­dius. Il faut bien le dire, ces objections demeuraient sans réponse satisfaisante. Çà et là pourtant quelques échappées de vue s'ou-

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1. Pallad., Dialog. de Vita S. Chry&st.

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p484POKTIFICAÏ  DE   SAÎKT  IKNOCEXT  I   (401-417).

 

vralent vers la solution véritable, dans les diverses narrations des historiens déjà connus. Ainsi Sozomène, en relatant la démarche des Grands-Frères près de l'impératrice Eudoxia, s'exprimait ainsi : « Un jour que l’Augusta passait dans sa litière impériale, Ammonius et les autres moines s'approchèrent et lui remirent leur mémoire contre Théophile, en la priant de leur faire rendre justice. Eudoxia inclina la tête en signe d'acquiescement. Bénissez-moi, mes pères, dit-elle, priez pour l'empereur, pour moi, pour mes enfants et pour le salut de l'empire. Je m'occuperai de hâter l'ouverture du concile et la comparution du patriarche : 'E^oi II h tâyti y.à.r,azl cuvcôou, y.al tf,; 6soçCXou àf i&w; 1. » Chaque fois que je retrouvais dans Sozomène cette parole significative ; je me disais : Il s'agissait donc d'un concile à tenir, non pas d'un jugement anti-canonique dont Chrysostome ou le prétoire impérial seraient seuls chargés? Mais pourquoi cette indication si brève et si importante est-elle isolée, quand elle devrait occuper la place d'honneur? Palladius, de son côté, dans le Dialogue fameux auquel nous avons déjà fait tant d'emprunts, offrait une donnée plus explicite encore. On se rappelle que ce dialogue fut une véritable enquête débattue entre le diacre de l'Église romaine Théodore et l'évêque d'Hélénopolis, au sujet des vertus et de la sainteté de Jean Chrysostome. L'ordre suivi dans cette discussion avait été fixé d'avance entre les deux inter­locuteurs. Le diacre avait commencé par résumer toutes les pièces officielles, tous les documents parvenus à Rome sur le procès fait à Chrysostome. Or, dans cette analyse préliminaire, Théodore parle ainsi : « Les trois évêques AEmilius de Bénévent, Cythegius et Gaudentius de Brescia, avec les prêtres Valentinien et Boniface, légats du pape Innocent, partirent pour Constantinople. L'empereur Honorius et le souverain pontife leur avaient remis des lettres. Ils por­taient de plus la sentence du synode romain. L'empereur Honorius mit à leur disposition les relais de la poste publique. Mais, quatre mois après, ils nous revinrent sans avoir pu achever leur voyage et nous racontèrent des énormités telles que les rois de Babylone n’en

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1. Sozomen., But. eccles., lib. VIII, cap. xm.

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p485 CHAP.   IV.  — LES  GRAKDS-IT.ÈRES. 

 

commirent jamais. — Quand nous eûmes dépassé Athènes, disaient-ils, un tribun militaire vint à nous, et nous signifia qu'à moins de consentir à lui remettre les lettres dont nous étions chargés il ne nous laisserait pas entrer à Thessalonique. Sur notre refus d'obtempérer à cette injonction, il nous embarqua sur deux petits navires dépourvus de provisions et mal équipés. Une tempête nous assaillit dans la mer Egée. Après trois jours passés sans nourriture, au milieu des flots en furie, nous pûmes enfin gagner le port de Constantinople. Mais le chef du port ne nous laissa pas mettre pied à terre. De qui tenait-il ses ordres? Nous ne le savons. Toujours est-il qu'on nous fit reprendre la mer, et l'on nous conduisit dans un castellum de Thrace, nommé Athyra. Là nos lettres nous forent arrachées de force. On voulait nous faire jurer de ne rien dire de ce qui s'était passé. On nous apprit que Chrysostome était déposé. On voulait nous faire souscrire à sa con­damnation. Nous résistâmes. Enfin, après trois mois de détention, le tribun militaire nous jeta sur un mauvais navire et nous aban­donna au caprice des flots. Nous sûmes plus tard que le pilote avait reçu une somme d'argent pour nous faire échouer sur quelque récif. Le projet reçut un commencement d'exécution, mais nous fûmes assez heureux pour échapper à la mort et gagner la côte de Lampsaque. Là, nous pûmes monter sur un autre navire, qui nous ramena sains et saufs au port d'Hydrunte, en Calabre 1. » — Telle était cette importante révélation du diacre Théodore. Malheureusement, elle aussi, comme la parole d'Eudoxia citée par Sozomène, demeurait isolée et ne se reliait à aucun ensemble. Désormais ces pierres d'attente, si longtemps détachées dans l'édifice de l'histoire, reprennent aujourd'hui leur place naturelle. La chronique de Théodore de Trimithunte nous explique tout. Il ne sera plus permis ni de reprocher à Chrysostome un empiétement de juridiction ni de s'étonner des apparentes contradictions de Théo­phile, ni de dire que la suprématie du saint siège était inconnue en Orient au Ve siècle, et que les plus graves affaires de l'Église se jugeaient sans que le pontife romain y prit aucune part.

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1. Pallad:,Dialog., cap. iv.

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p486    PONTIFICAT DE  SAISI IXKOCEXT  I  (401-417).


II. Mort de Saint  Épiphane.

 

20. Suspendu par un rescrit du souverain pontife, cité par une sentence synodale de Rome à comparaître devant un concile où les évêques d'Orient réunis à Constantinople sous la présidence des légats du saint siège devaient le juger canoniquement, Théophile sut non-seulement échapper à la condamnation mais à faire retomber tout cet orage sur la tête du plus vertueux et du plus grand des évêques. Ce qu'il lui fallut déployer d'astuce, de fourberie, d'habileté cauteleuse et perfide pour arriver à ce résultat ni Palladius, ni Théodore de Trimithunte, ni aucun des autres historiens ecclésiastiques de cette époque ne l'ont dit, par la raison fort simple que Théophile s'était bien gardé de livrer ses secrets au public. Les chroniqueurs contemporains furent surtout frappés de la cargaison d'argent et d'or, de soie et de pierreries, au moyen de laquelle le patriarche simoniaque acheta les âmes et les consciences. Toutefois ce ne fut là qu'un coté, le plus apparent il est vrai, mais aussi le plus compromettant, des intrigues eu patriarche. II avait à sa ressource bien d'autres moyens plus efficaces et moins visibles. Nous les connaissons aujourd'hui, parce que chacun de ceux qui s'y laissèrent prendre nous en a livré le secret. Ainsi, pendant que Théophile exécutait sa fameuse expédition de Nitrie, le fer et le feu à la main, il écrivait, à saint Jérôme : « Des moines, faut-il les appeler ainsi? non : des démons furieux ont entrepris de ruiner la foi dans les montagnes ce Scété. Ils ont voulu y implanter la funeste hérésie d'Origène. Je me suis alors souvenu de la faux du pro­phète. Je me suis appliqué le précepte de saint Paul : « Reprends avec sévérité ceux qui pèchent. » J'ai donc sévi, il le fallait. A vous maintenant, illustre docteur de la vérité, à vous de prendre une part glorieuse dans cette lutte. On me calomniera peut-être, éclai­rez l'opinion publique par vos éloquents discours. Je voue envoie le moine Théodore. Il a parcouru tous les monastères de Nitrie et de Scété; il vous dira comment, par l'expulsion des sectateurs d'O­rigène, j'ai rendu la paix à l'Église et rétabli dans son intégrité la

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p487 CHAP.   IV.   — MORT  DE  SAINT  ÉPIPHANE.

 

foi au Seigneur Jésus-Christ. Plaise à Dieu que les pervers chassés d'Egypte n'aillent pas chercher un refuge dans vos contrées et y répandre le poison de leurs erreurs! Qu'on se souvienne du mot de l'Écriture : « Si quelqu'un vient à vous sans avoir la foi de l'Église, ne répondez même pas à son salut. » Il est bien superflu de vous tenir ce langage, à vous qui possédez à fond la science sacrée. Mais il convient toutefois d'éveiller l'attention des hommes pru­dents et éclairés.» —Cette communication faite en temps oppor­tun, et transmise à l'illustre solitaire de Bethléem par un de ces émissaires habiles que le patriarche d'Alexandrie savait si bien choisir et si largement récompenser, eut un plein succès. Saint Jérôme ne pouvait qu'applaudir aux efforts du patriarche contre l'origénisme. Il se hâta de répondre par une lettre d'éloges. « Le monde entier admire votre zèle, lui disait-il. Les peuples voient avec bonheur l'étendard de la vraie foi déployé dans la métropole de l'Egypte, et l'hérésie partout vaincue. Courage donc ! Courage! Vous venez de prouver que votre silence était sagesse et non com­plicité. Je parle librement à votre référence. Moi aussi je vous ai parfois accusé d'être trop patient, mais je vois aujourd'hui que si vous avez suspendu vos coups, c'était pour frapper avec plus de force. » Théophile ne laissa pas refroidir l'élan de saint Jérôme. Il imagina, dans sa lettre pascale de cette année, de traiter à fond la question de l'origénisme, comme si cette question eût été très-vive­ment controversée alors en Egypte. On sait que Ies lettres pascales étaient des encycliques expédiées par les patriarches à tous les évêques de leur juridiction pour indiquer le jour où devait se célé­brer la fête de Pâques. Il n'était nullement question en Egypte ni dans les monastères de Nitrie des erreurs depuis longtemps condam­nées d'Origène. Mais Théophile avait besoin qu'on croit le contraire. C'était son expédient théologique pour justifier les déplorables excès auxquels il venait de se porter. En conséquence, la lettre pascale de l'année 401 roula sur ce sujet. Elle fut, selon l'usage, datée du jour de l'Epiphanie et immédiatement répandue dans tout l'Orient. Saint Jérôme en reçut le premier exemplaire. Il était d'avance disposé à trouver cette élucubration admirable. Aussi se mit-il sur-

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p488    PONTIFICAT DE SAINT INNOCENT I  (401-4n).

 

le-champ à la traduire du grec en latin, afin de l'envoyer à ses amis de Rome. C'était précisément ce qu'avait espéré Théophile. Pendant que les plaintes de ses victimes arrivaient au souverain pontife, saint Jérôme envoyait à la ville éternelle les plus cha­leureux éloges du patriarche d'Alexandrie. « Je vous enrichis, disait-il, des productions du pays où se lève l'aurore. Je transmets à Rome les trésors d'érudition et de foi de l'Egypte chrétienne. C'est maintenant qu'on peut dire avec le Prophète : « L'autel du Seigneur s'élève au centre de la terre de Misraïm. » La grâce sura­bonde où le péché abondait jadis. Jésus enfant trouvait sur les rivages du Nil un refuge contre les fureurs d'Hérode; la foi de Jésus-Christ, parvenue à l'âge de sa virilité, y compte aujourd'hui ses plus héroïques défenseurs. Théophile d'Alexandrie chasse de sa métropole l'hérétique Origène, banni de son vivant par le pa­triarche Démétrius. Que dis-je? Il ne le proscrit pas seulement sur la terre d'Egypte, il le proscrit par tout l'univers! Où donc est-il maintenant ce docteur de mensonge, aux replis tortueux comme ceux du serpent? Où est-elle cette vipère venimeuse, cette hérésie dont le sifflement sacrilège nous représentait, Théophile et moi, comme ses plus ardents complices ? Voyez comment elle est écrasée sous l'éloquence du courageux patriarche ; et priez le Seigneur que cette circulaire fameuse, en passant par le latin dont je l'ai revêtue, ne perde pas les charmes qui l'ont fait admirer dans l'original. Priez afin que la chaire de Pierre prince des apôtres daigne confirmer l'enseignement de la chaire de Marc l'évangéliste ! »

 

21. On sera tenté peut-être d'incriminer ici la confiance excessive de saint Jérôme et l'ardente sympathie qu'il témoignait si préci­pitamment à l'hypocrite patriarche. Il est facile de se faire cette illusion à distance. Habitués que nous sommes aujourd'hui, grâce à la rapidité des communications, à voir en quelques jours démen­tir par des renseignements positifs un bruit hasardeux ou préma­turé, nous sommes disposés à juger du passé d'après nos usages modernes. On prendrait en pitié de nos jours un homme d'État qui prendrait une décision importante sur la foi d'un télégramme isolé, dont il n'aurait pas contrôlé préalablement l'exactitude. Mais

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p489 CHAP. IV. — MORT DE SAINT ÉPIFHANE.

 

le solitaire de Bethléem, agenouillé aux pieds de la grotte du Sau­veur, sans autres communications avec les humains que celles de sa charité, de sa prière continuelle et de ses lettres brûlantes, avait d'autant moins de motifs pour suspecter la bonne foi du patriarche que dans une circonstance toute récente il avait fait personnelle­ment l'expérience de la sincérité avec laquelle Théophile était revenu de ses sympathies anciennes en faveur de l'origénisme. En aucune façon il ne pouvait trouver étrange qu'un certain nombre de religieux fussent restés, dans les montagnes de Nitrie, fidèles à une erreur qu'ils avaient très-réellement et pendant fort longtemps partagée. Rien donc de ce que lui mandait le patriarche ne pouvait éveiller le moindre soupçon dans son esprit. Enfin les communications étant alors aussi lentes qu'elles sont aujourd'hui rapides, aucune information contradictoire n'était venue détruire l'effet du message transmis d'Alexandrie à Bethléem. Jérôme ne fut pas seul trompé par les habiles manœuvres du patriarche. Saint Épiphane, dont le nom était si célèbre en Orient, tomba dans le même piège. Théophile lui écrivit une lettre conçue en ces termes : « Dans le Testament ancien, le Seigneur disait à son pro­phète : « Je t'ai constitué au-dessus des royaumes et des nations pour arracher et planter, pour édifier et détruire. » L'Église de Jésus-Christ a reçu une autorité semblable, afin que l'intégrité de son corps spirituel ne fût jamais entamée et que les mortels poisons de l'erreur ne pussent l'atteindre. C'est ainsi qu'en ce moment l'Église catholique, cette épouse immaculée du Christ, a frappé du glaive de la parole évangélique les serpents d'Origène qui sor­taient de leurs cavernes. Elle a délivré les montagnes de Nitrie de la contagion. Déjà j'ai exposé succinctement le récit de cette der­nière lutte, dans l'encyclique adressée par moi à tous les évêques1. C'est à vous maintenant, illustre et vénérable frère, vous dont le courage et la vigilance nous ont précédés dans la défense de la foi, c'est à vous de nous soutenir de votre autorité dans le com­bat. Réunissez les évêques de Chypre, renouvelez les condam-

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1 C'est-à-dire la lettre pascale dont nous avons parlé plus haut.

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p490    PONTIFICAT DE SAINT INNOCENT I  (401-417).

 

nations déjà portées contre l'origénisme. Adressez à l'évêque de Constantinople, à nous-même et aux autres prélats d'Orient à votre choix des lettres synodales, pour les inviter à prendre cha­cun dans leur diocèse des mesures semblables. De telle sorte qu'Origène et sa criminelle hérésie soient partout et simultanément frappés des foudres de l'Église. J'ai appris en effet que les cham­pions de l'origénisme, les calomniateurs de la vraie foi, les moines Ammonius, Eusèbe et Euthyme, plus acharnés que jamais dans leurs détestables erreurs, ont eu l'audace de se rendre à Constan­tinople pour répandre leurs poisons dans la cité impériale et mul­tiplier le nombre de leurs adhérents ou plutôt de leurs victimes. Hâtez-vous donc d'instruire de toute cette affaire les évêques d'Isaurie, de Pamphylie et des autres provinces voisines. Vous pourrez, si vous le jugez à propos, leur communiquer ma lettre. Agissons de concert, afin que, réunis dans un même esprit, nous livrions, par la puissance de notre divin Sauveur, ces hommes pervers à Satan, pour la mort de l'impiété qui les obsède. Par-dessus tout, je vous conjure, vénérable frère, de redoubler vos prières au Sei­gneur, afin que la victoire reste à son Église. Déjà l'expulsion de ces moines hérétiques a comblé de joie la cité d'Alexandrie et tous les fidèles de l'Egypte. »

 

22. Cette lettre était rédigée avec autant d'habileté que de per­fidie. Épiphane n'en découvrit pas l'hypocrite duplicité. Le saint évêque de Salamine se hâta de convoquer tous ses suffragants et renouvela la condamnation des erreurs d'Origène. La lettre synodale fut adressée à saint Jean Chrysostome et à tous les évêques de l'Asie-Mineure. Saint Epiphane les priait de se réunir le plus tôt possible à Constantinople sous la présidence de leur métropolitain, pour sanctionner l'anathème prononcé contre l'ori­génisme. Théophile d'Alexandrie reçut la même invitation. Il l'avait provoquée dans sa missive précédente. Pour lui, ce point était d'une importance extrême. L'invitation officielle d'Épiphane devenait une sorte de justification rétrospective des violences commises à Nitrie. Aussi l'astucieux patriarche s'empressa-t-il de réunir ses évêques de la Maréotide et de l'Heptanomide. Il leur

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p491 CHAP. iv. — MOitr de sâjar kmphaxs.

 

fit ratifier solennellement en synode les décrets du concile de Chypre contre l'origénisme. Mais à Constantinople il ne s'agissait nullement de cette question théologique, à laquelle saint Épiphane attachait un si grand prix. Saint Épiphane, dans son île de Chypre, ignorait complètement ce qui s'était passé à Nitrie et à Scété. Le nom des grands-frères Dioscore, Ammonius, Eusèbe et Euthyme, ne lui était connu que par la dénonciation calomnieuse dont le patriarche s'était hâté de prendre près de lui l'initiative. Saint Épiphane fut donc non-seulement étonné mais scandalisé de l'indifférence avec laquelle Chrysostome accueillit la communication qu'il lui avait faite, la prière qu'il lui avait adressée de prendre des mesures contre une dangereuse hérésie, dont l'éclat avait si fort agité la Palestine et l'Egypte quelques années auparavant. En réalité, saint Chrysos­tome n'avait nullement à s'occuper de cette question. Un concile auquel les légats du pape devaient assister était convoqué réguliè­rement à Constantinople, pour l'examen des griefs bien autrement sérieux reprochés à Théophile. C'était dans ce concile que la ques­tion de l'origénisme devait être discutée s'il y avait lieu et si le patriarche d'Alexandrie réussissais à transformer en une contro­verse dogmatique les excès, les violences et les crimes dont il était personnellement accusé. Chrysostome ne réunit donc point de synode spécial; il ne le devait pas. Mais, à distance et loin du théâtre principal des événements, saint Épiphane ne pouvait deviner les motifs d'une pareille abstention. Théophile s'empressa de mander au saint évêque de Chypre que Chrysostome avait pris définitivement l'attitude d'un défenseur énergique de l'hérésie origénienne. « Un concile va se réunir à Constantinople pour discuter cette grande controverse, lui disait-il. J'y conduirai tous les évêques d'Egypte. Venez-y vous-même et ajoutez à la gloire qui couronne déjà vos cheveux blancs celle d'avoir porté le dernier coup à la plus perni­cieuse erreur de notre siècle. »

 

23. Théophile n'était pas fourbe à demi. La façon dont il trans­formait en une machine de guerre contre Chrysostome un concile réuni pour le juger lui-même, est un vrai chef-d'œuvre de perfidie. Les contemporains les mieux placés pour tout savoir y furent pris

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p 492   PONTIFICAT DE SAINT INNOCENT 5  (401-417).

 

eus-mêmes. C'est ainsi que Sozomène, en face de ce concile tout à coup réuni à Constantinople, s'exprime en ces termes : «Les cour­tisans ennemis de Chrysostome et les quelques membres du clergé byzantin qui partageaient leurs sentiments de haine, en voyant Théophile décidé à user de toute son influence pour faire déposer le saint archevêque, s'employèrent de leur mieux, pour réunir un concile et y faire arriver Je plus grand nombre possible d'évêques 1. » Cette appréciation de Sozomène prouve évidemment que l'historien ignorait toute la négociation antérieurement échangée entre Arcadius et le saint siège. Elle prouve de plus l'admirable réserve de Chrysostome, lequel, dans l'espoir d'éviter un scandale public, avait gardé lui-même sur les déportements de Théophile le secret qu'il avait d'abord voulu imposer aux Grands-Frères. La lutte en­gagée entre la fourberie du patriarche égyptien et la magnanimité de Chrysostome était donc fort inégale. Théophile semait partout le mensonge et la calomnie. Chrysostome, d'un mot, aurait pu confondre tant d'audace. Mais ce mot aurait été la divulgation d'une infamie qui déshonorait l'épiscopat, et Chrysostome garda le silence. « Souffrir et ne jamais faire souffrir, » telle était sa maxime; il y resta fidèle jusqu'à la mort.

 

24. «Le patriarche d'Alexandrie, continue Sozomène, écrivit donc de nouveau au métropolitain de Chypre en le pressant de partir immédiatement pour Constantinople. Saint Épiphane s'embarqua sur-le-champ, et vint aborder au point du jour dans le port de l'Hebdomon2. — Il entra dans la basilique théodosienne de Saint-Jean-Baptiste, y célébra les saints mystères et y conféra l'ordination à un diacre3. — Cependant Chrysostome avait envoyé à sa rencontre le clergé métropolitain pour inviter le saint évêque à descendre dans les bâtiments contigus à la basilique des Douze-Apôtres, où on lui avait préparé un logement. Mais, prévenu par les instructions de Théophile et croyant avoir affaire à un hérétique notoire, Épiphane refusa nettement et se rendit dans une maison particulière.

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1. Sozom., Hist. eccles., lib. VIII, cap. xiv. — 2. Id., ibid. — 3. Socrat, Bittr •ctles., lib. VI, cap. xu.

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p493 CHAP.   IV.  — MOKT DE  SAINT ÉPIPEANE.    

 

   Sa réponse fut tellement accentuée que nul ne se méprit sur ses véritables intentions. Il déclara qu'à aucun prix il n'accepterait une pareille hospitalité. Dans le fait, il demeura à Constantinople sans vouloir consentir à aucune entrevue avec l'archevêque. On comprend l'effet que dut produire dans toute la ville une telle ma­nifestation. Le patriarche d'Alexandrie n'était point encore arrivé. Mais ses émissaires l'informaient jour par jour des moindres dé­tails de cet incident. Il s'applaudissait donc du succès de ses intri­gues et se félicitait d'avoir pour auxiliaire à Constantinople le plus célèbre des évêques d'Orient, celui que, d'une commune voix, on désignait dans toute l'Asie sous le titre de «saint. » Épiphane ne se doutait guère du triste rôle qu'on lui faisait jouer à son insu. Uniquement préoccupé de la question dogmatique de l'origénisme, à laquelle nul autre que lui ne songeait à Constantinople, il réu­nissait dans des conférences particulières les évêques déjà arrivés, leur communiquait les décrets du concile de Chypre portant con­damnation des erreurs d'Origène et les priait d'y apposer leur souscription. Quelques-uns d'entre eux y consentirent. Les autres s'y refusèrent. Théotime, métropolitain de Scythie, fut de ce nombre. Il motiva même son refus en termes énergiques. Je ne crois pas, disait-il, qu'il soit conforme aux règles de la justice et de la piété de condamner le nom d'Origène uniquement parce que des erreurs posthumes se sont accréditées sous son autorité. Nos pères avaient la plus haute estime pour cet illustre docteur. De quel droit, maintenant qu'il est mort, pourrions-nous faire un procès à sa mémoire ? Quand il vivait, sa doctrine était approuvée. Maintenant il y aurait une sorte de calomnie à lui prêter des erreurs qu'il n'a peut-être jamais connues. Il y aurait surtout une irrévérence et un mépris profond pour l'antiquité ecclésiastique, dans un pareil jugement. — En parlant ainsi, Théotime tenait à la main un des écrits composés par Origène. Il l'ouvrit et lut un passage où le docteur alexandrin exposait avec toute la vigueur de son génie un des plus profonds mystères de notre foi. Quand il eut terminé cette lecture, Théotime s'écria : Ne serait-il pas absurde d'envelopper dans un anathème général des œuvres de ce genre ?

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p494    P0XT1F1CAT DE SAINT  12SKGCENT I   (401-417).

 

En agissant ainsi, ou s'exposerait à condamner à la fois le bien et le mal 1. »

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