Voltaire 3

Darras tome 39 p. 90

 

55. Les écrits de Rousseau, à rappeler ici, sont, après les dis­cours académiques, la Lettre à d'Alembert, la Nouvelle Héloïse, l'E­mile, la Profession de foi du vicaire savoyard, le Contrat social et les Confessions. La lettre à d'Alembert a pour objet de repousser, de Genève, les corruptions du théâtre. «Rousseau, dit Villemain, avait eu de célèbres précurseurs dans sa haine pour les spectacles, et d'abord tous les docteurs chrétiens. Il serait curieux de rappro­cher, sur ce point, le langage du dernier Père de l'Église, Bossuet, et celui du philosophe de Genève. Bossuet trouvait dans sa foi l'exemple et la tradition d'un tel blâme ; il renouvelait les anathèmes des premiers chrétiens contre le théâtre immonde de l'Empire; et tout en les appliquant à son siècle, il était dominé par les rémi­niscences d'une indignation plus forte que le mal qui lui restait à

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combattre. Au contraire, Rousseau, sans rien emprunter à l'ortho­doxie chrétienne, ni au zèle non moins ardent du puritanisme, pre­nait toute sa colère dans l'état présent des mœurs, et tirait toutes ses maximes de l'antiquité républicaine. Raisonnant avec une rigueur que n'avait pas Bossuet lui-même, sa censure démocrati­que était plus sévère que la censure épiscopale ; car Bossuet dans ses vives paroles contre les séductions du théâtre, n'avait pas frappé d'anathème le Misanthrope ; et, tout en damnant les comédiens, il n'avait pas accusé leur profession d'être une école de friponnerie. (1) Dans cette lettre, Rousseau avait montré une véritable éloquence polémique ; il en présentera plus tard un modèle plus remarquable encore dans sa sophistique lettre à l'archevêque de Paris. Mais, par une contradiction étrange, au moment où il tonne contre les livres efféminés qui respirent l'amour et la mollesse, il publie à l'ébahissement universel, la Nouvelle Héloïse. C'est un roman immoral où l'on voit un séducteur sans délicatesse présenté comme un modèle de vertu, et une jeune fille, qui se laisse séduire par son précepteur, sous le toit paternel, transformée en créature angélique ; un livre où tous les caractères sont faux, presque toutes les situations forcées, où enfin les couleurs de la vertu sont constam­ment données aux vices. L'héroïne est pourrie dès sa jeunesse ; elle possède à fond la philosophie du lupanar. Ce livre empoi­sonna le XVIIIe siècle, les jeunes gens le lurent avec avidité, les femmes le dévorèrent ; tous justifièrent l'adage de l'auteur. « Il faut des romans à un peuple corrompu, » Rousseau, du reste, n'a­vait trompé personne. « Pourquoi, dit-il dans sa préface, craindrais-je de dire ce que je pense? » Ce recueil, avec son gothique ton, convient mieux aux femmes que les livres de philosophie. Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont con­servé quelque amour pour l'honnêteté. Quant aux filles, c'est autre chose. Jamais fille chaste n'a lu de romans, et j'ai mis à celui-ci, un titre assez décidé, pour qu'en le lisant, on sut à quoi s'en tenir. Celle qui, malgré son titre, osera en lire une seule page, est une fille perdue ; mais qu'elle n'impute point sa perte à ce livre, le mal

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(1) Yillesiain, Coitrs de littérature, t. II, p. 246.

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était fait d'avance. Puisqu'elle a commencé, qu'elle achève de lire, elle n'a plus rien à risquer.

 

   L'Emile est le monument de Rousseau ; il a coûté à son auteur vingt ans de méditation et trois ans de travail. C'est un traité de pédagogie. Tantôt l'auteur expose les méthodes qu'il faut suivre ; tantôt, par de pompeuses descriptions, il célèbre les résultats de ses méthodes. Pour élève, il a choisi un riche, parce que, suivant Rousseau, le pauvre n'a pas besoin d'éducation et ne saurait en avoir d'autres que les contraintes de son état. Emile a bu le lait de sa mère, il a gigotté dans son berceau ; son éducation est toute physique; elle se compose de gymnastique, de tours de force ou d'adresse, de travaux manuels rendus attrayants, de notions pra­tiques données par les choses mêmes, auxquels viennent s'ajouter, pour distractions, le chant, la lecture, l'écriture, le calcul, le des­sin. Les notions d'histoire naturelle, sans livres, sans date, ne vien­nent qu'à la fin, avec l'enseignement de la religion naturelle et de la morale fondée sur l'intérêt propre. Emile est menuisier ; mais on n'a dû lui parler de Dieu qu'à dix-huit ans, pour lui dire qu'il est la cau­se de l'univers et qu'il n'a rien de commun avec l'humanité. En résumé, ce livre est un traité de la bonté originelle de l'homme, destiné à montrer comment le vice et l'erreur, étrangers à sa cons­titution, s'y introduisent du dessous et l'altèrent insensiblement. Il y a, dans cet écrit, quelques bonnes critiques des travers du XVIIIe siècle ; mais presque tout y est faux et impraticable. C'est le livre du Quintilien de la chimère, d'un éducateur qui a mis cinq bâtards aux enfants trouvés, dont l'élève ne peut être qu'un portefaix idiot. C'est Gargantua pris au sérieux. Dans la partie de son traité affé­rente à l'éducation des femmes, Rousseau prend le contre pied de Fénelon. « L'un, dit Villemain veut qu'on se livre en tout à la nature ; l'autre avertit de s'en défier, de s'en servir et de la corri­ger. Rousseau semble surtout élever la femme pour charmer les sens de l'homme par l'agrément de la beauté ; Fénelon pour capti­ver son âme par la pudeur, la raison et la vertu. Rousseau élève une maîtresse qui saura plaire ; Fénelon, une épouse et une mère. Fénelon savait pourtant aussi ce que vaut la grâce ; il ne peut s'en

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défendre jusque dans sa sévérité. En blâmant les modes façonnées de son temps, il rappelle la noble simplicité des statues grecques et romaines, et il donne quelques conseils de parure, mais d'une parure bienséante et simple. « Les véritables grâces, dit-il, suivent la nature et ne la gênent jamais. » Mais cet amour propre féminin que Rousseau veut exclusivement cultiver comme un germe heu­reux d'éducation, Fénelon, tout en le permettant quelquefois, le redoute. « Ne craignez rien tant, dit-il, que la vanité dans les filles ; elles naissent avec un désir violent de plaire.» Au lieu de vouloir agacer leurs esprits, il les prémunit de candeur, de modes­tie et de piété, Rousseau, du reste, conçoit aussi l'utilité de ce der­nier secours ; il ne veut pas retarder pour Sophie toute instruction religieuse, aussi longtemps que pour Emile et lui faire attendre l'idée de Dieu jusqu'à quinze ans. Seulement cette instruction reli­gieuse n'étant qu'un déisme élevé ; on peut demander qu'elle en sera la preuve et la sanction. Mieux vaudrait le catéchisme et ses merveilleuses histoires de l'ancien et du nouveau Testament dont Fénelon veut remplir la mémoire et le cœur des enfants.» (1)

 

     La Profession de foi du vicaire savoyard contient quelques belles pages empruntées à Platon, à Descartes, à Fénelon, à Leibnitz et à Clarke ; mais à d'éternelles vérités, le philosophe mêle des erreurs et des contradictions. Scepticisme et contradiction sur l'essence de Dieu, sur ses attributs et sur ses œuvres, doutes et incertitudes sur l'âme, sur l'autre vie, sur l'immortalité : voilà, à y regarder de près, le fond de ces cinquante pages dont on voudrait faire un caté­chisme. La fable en est d'ailleurs grossière et bien digne de Rous­seau. Fils d'un pauvre paysan et destiné à labourer la terre, le vicaire savoyard n'a pris le parti de faire le métier de prêtre que pour s'assurer du pain et une existence douce. Après avoir abusé de son état pour séduire une jeune fille et la rendre mère, il a été interdit, et, sans changer de mœurs, s'est fait réintégrer à force d'hypocrisie. Le fameux vicaire lit dévotement la messe et prononce avec respect les paroles sacramentelles, sans y croire; car il nie les miracles, les prophéties, les révélations, tout ce qu'il ne comprend pas. Ce chaste

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(1) Cours de littérature, t. Il, p. 277.

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prêtre, dont la vertu est sans hypocrisie et l'humanité sans faiblesse, ce catholique le plus sincère qui ait jamais existé, déclare que le Dieu qu'il adore n'est point un Dieu de ténèbres. Son Dieu ne l'a point doué d'entendement pour lui en interdire l'usage : « Me dire de soumettre ma raison, s'écrie-t-il, c'est outrager son auteur. » Cet ad­mirable catholique soutient que, de toutes les religions qui sont sur la terre, le protestantisme est celle dont la morale est la plus pure, et dont la raison se contente le mieux, et il conseille à un protes­tant qui s'est fait catholique, de revenir au fatalisme de Calvin. Etrange contradiction! ce vicaire ramène tout à la religion natu­relle, nie toutes les religions positives comme fausses et inventées par les hommes et en même temps, il admet non seulement tous les cultes, mais toutes les superstitions, et veut que chacun se con­forme aux croyances et aux coutumes de son pays. Enfin, il ne nie pas moins la philosophie que la religion ; il se moque de tous les philosophes qu'il a trouvés fiers, affirmatifs, dogmatiques, n'igno­rant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns les autres, le seul point ou ils aient raison. Au fond, le vicaire est sceptique. Et c'est un tel docteur qui pourrait redonner aux masses la foi aux princi­pes qui règlent fermement sa vie et garantissent le bonheur des individus comme la durée des États.

 

   Le Contrat social contient la politique de Jean-Jacques. Après la révolution anglaise, Hobbes avait proclamé la nécessité de la force qu'il plaçait dans la volonté d'un seul. En présence de l'arbitraire et de la mollesse qui précédèrent la révolution, Rousseau renverse le système de Hobbes et place le despotisme dans la multitude. «Le souverain, dit-il, n'étant formé que des particuliers qui le compo­sent, n'a ni ne peut avoir d'intérêt contraire au leur, par conséquent, la puissance souveraine n'a nul besoin de garant envers les sujets. » Ainsi nul recours contre cette force dominante qui s'appellera le peuple, nulle barrière contre le souverain, nulle réserve d'indépen­dance individuelle. De la sortent des conséquences que ne refuse pas Rousseau, et d'abord l'intolérance religieuse : « Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, comme sentiment de sociabilité, etc., etc. Sans

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pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'État qui­conque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, etc., etc. Que si quelqu'un après avoir reconnu ces dogmes, se con­duit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes ; il a menti devant les lois. » En théorie, la conception du contrat social est injurieuse à Dieu, dégradante pour l’homme, contraire à l'histoire et à l'expérience, d'une exécu­tion impossible, contradictoire, même dans les termes. En pratique, c'est l'oppression au nom de la liberté. Sous ce rapport, le Contrat social est inférieur aux ouvrages de Sidney et de Locke, auxquels Rousseau a beaucoup emprunté, sans le dire. Les ouvrages politi­ques de Sidney et de Locke, écrits au milieu d'une guerre civile et d'une révolution, posent le principe de la résistance populaire au nom de la justice, mais avec des conseils de prudence contre la victoire du peuple, c'est-à-dire contre la domination de ceux qui régneraient en son nom. Sidney, qui devait périr pour ses princi­pes sous le despotisme royal, concevait la souveraineté du peuple par le maintien des anciennes libertés, des droits populaires, et non par l'emploi d'un autre despotisme appelé national. C'est le même esprit qui se fait sentir dans le Gouvernement civil de Locke. Il réclame pour le peuple le droit de se défendre : mais il prévoit le moment où la victoire devient oppression ; et, indépendamment de toute  souveraineté populaire, il réclame certains  principes de liberté, de justice, de morale politique qui doivent exister toujours, et dont le maintien est nécessaire pour légitimer la souveraineté même du peuple. Mais Locke et Sidney sont peu lus. L'ouvrage du premier est méthodique et froid ; et Sidney, dont nous avons une lettre comparable pour l'éloquence à la fameuse lettre de Brutus a composé ses trois Discours sur le gouvernement civil, plutôt  en théologicien qu'en publiciste, et les a hérissés de formes scolastiques et de citations.

 

   Le dernier ouvrage à mentionner ce sont les Confessions. Le titre en indique l'objet. En tête, Rousseau se vante de former une entre­prise qui n'eut jamais d'exemple et qui n'aura pas d'imitateurs. Je

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lui connais cependant au moins deux modèles, S. Augustin et Car­dan, un admirable évêque et un charlatan de génie; quant aux imitations, elles sont nombreuses, si l'on compte les ouvrages ou se complait l'amour propre ; et si Rousseau ressuscitait de nos jours pour compter le troupeau de ses imitateurs, il n'éprouverait que de l'embarras. Le livre vraiment unique, sur ce sujet délicat, ce sont les Confessions de S. Augustin, ce cri d'humilité et cet hymne à Dieu tout ensemble, ce souvenir d'un pécheur et cette prière d'un con­verti. Les Confessions de Rousseau, plus détaillées, plus curieuses, parfois cyniques, n'offrent pas cet intérêt si pur et cette grandeur morale. L'auteur a beau marquer l'époque où il adopte une vie plus sévère; il a beau même annoncer sa réforme intérieure, on la sent peu ; et les derniers livres des Confessions semblent ne racheter que par les malheurs des vieux ans les fautes de la jeunesse. On trouve, dans certaines parties, un sentiment exquis de la nature, et dans les petites choses, une touchante mélancolie. Mais on ne peut disculper l'auteur d'avoir sacrifié la reconnaissance, la discrétion, la fidélité, la décence, la tranquillité domestique, à la rage orgueilleuse de faire parler de lui dans l'avenir. Au fond, le livre repose sur un sophisme puéril. L'auteur veut se confesser, c'est le but de son ouvrage ; il se confesse, en effet, d'un certain nombre de tur­pitudes, mais toutefois, avec un certain art, et, s'il s'accuse, il s'excuse pour le moins tout autant. Puis, tournant bride, il met au défi tous les hommes d'être meilleur que cet homme là. En d'autres termes, il se confesse et il se canonise ; il se déclare en même temps, coupable et juste. S'il est coupable, et il l'est, il n'est pas juste ; et, s'il est juste, pourquoi se confesser? On ne se confesse pas de ses vertus et en admettant qu'on en ait, c'est les perdre que de les célébrer avec une telle emphase.

 

    Voltaire et Rousseau sont les deux entraîneurs du XVIIIe siècle. L'un, passionné pour le bruit, le monde, le théâtre, jusque dans son extrême vieillesse, a consacré, à l'avilissement du christianisme, son esprit et ses fureurs. L'autre, solitaire farouche, la raison troublée, mort d'une inquiétude sans cause et d'un orgueil sans borne, par son déisme, écartait la révélation et, par ses théories.

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troublait surtout l'ordre social. Voltaire eut plus d'influence sur l'opinion commune ; Rousseau, sur les caractères et les talents. Par son ironie sceptique, ses goûts d'indépendance et de bien-être, l'un est le type de certaines gens du monde ; l'autre, par ses déclama­tions et son esprit arbitraire, est le sophiste de Genève, l'homme aux paradoxes, le patron des tribuns. Hormis les temps de crise sociale, où ses doctrines furent commentées par des passions furieuses, il est resté dans la classe des écrivains spéculatifs et des hommes éloquents, qui ne persuadent personne. On le représente, dans les caves du Panthéon levant, hors de sa tombe, une main qui porte une flamme ; c'est sans doute, l'emblème de la torche avec laquelle il alluma l'incendie de la révolution.

 

   56.  Voltaire s'était adressé aux libertins sans religion et aux  riches voluptueux; Rousseau aux hommes du peuple, aux femmes et aux jeunes gens ; Montesquieu, va faire goûter aux maîtres ce que Rousseau avait fait lire aux valets. Charles de Secondât, baron de la Brède et de Montesquieu naquit près Bordeaux en 1689. Son père, charmé de son esprit,  le fit instruire avec soin et le destina à la magistrature. Montesquieu étudia la jurisprudence  avec ardeur mais sans succès, devint conseiller, puis président à mortier au parlement de Bordeaux, et vendit enfin sa charge pour s'adonner aux lettres. Le goût des lettres, le porta lui, homme noble, à entrer dans la conspiration des encyclopédistes, et s'il ne s'y livra à des excès publics, consacra du moins, de son autorité, les mauvaises doctrines de la secte. Sur le lit de mort il déclara ne l'avoir fait que par goût pour le singulier et par désir de passer pour un génie supérieur. Montesquieu mourut en chrétien : « Je comprends dit-il au prêtre qui l'assistait, combien l'homme est petit et combien Dieu est grand. » — Montesquieu est auteur des Lettres persanes, de Grandeur et Décadence des Romains, de l’Esprit des lois Temple de Gnide, et de quelques opuscules. Parmi les  opuscules de Montesquieu nous citons le dithyrambe infâme en l'honneur de la volupté ; le Dialogue de Sylla et d'Eucrate qui complète Grandeur et Décadence; enfin Lysimaque, espèce d'hymne en prose à l'honneur de la philosophie stoicienne. Les Lettres persanes publiées après

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les scandales de la régence et la banqueroute de Law sont suppo­sées écrites par un persan qui voyage en France, attaque le clergé et la noblesse, dénigre le règne de Louis XIV, se raille de la nation française, stygmatise cruellement les scolastiques, les moines, les casuistes, et blasphème contre les mystères de la religion. Grandeur et Décadence des Romains a pour but de traiter la question qu'indique son titre. Dans ce morceau d'histoire, l'auteur s'attache à montrer comment, avec leur constitution et leurs maximes les romains ont dû nécessairement conquérir l'empire de l'univers, et comment ils ont dû non moins nécessairement le perdre. Toute l'histoire de ce peuple qui occupa dans le monde une si grande place, son histoire extérieure du moins. — car l'histoire intérieure de Rome, on l'en­trevoit à peine dans les Considérations, — Montesquieu sut la renfermer, sut en présenter le résultat dans un petit nombre de pages. On n'a guère écrit, en aucune langue, d'ouvrage aussi subs­tantiel sur l'histoire romaine. Cependant il s'en faut de beaucoup que tout y soit. On regrette de n'y trouver rien ou presque rien sur les origines du peuple romain, sur l'essence de sa religion, sur les transformations de son droit public. Montesquieu se dérobe à beau­coup de questions politiques, et commet d'étonnantes omissions. C'est ainsi que parmi les causes de décadence de la puissance romaine, il oublie des faits importants, comme les coups portés à la constitution de Rome par les Gracques. Enfin, on lui reproche de poser souvent des questions sans les résoudre et de formuler des jugements sans considérants. Cet ouvrage a donc du mérite pour le temps, mais il s'attache trop aux questions secondaires, ce qui le met bien au-dessous du Discours de Bossuet ; de plus, il paraît emprunté en partie à un ouvrage anglais que Montesquieu ne cite pas ; et, par le côté scientifique, il est très inférieur aux savants traités du XVIe siècle.

 

   Le principal ouvrage de Montesquieu, c'est l’Esprit des lois, ou rapports qu'elles doivent avoir avec la constitution de chaque gou­vernement, les mœurs, le climat, la religion et le commerce, avec de nouvelles recherches sur les lois romaines concernant les successions, sur les lois françaises et féodales. L'auteur n'a pas prétendu, comme

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Platon, comme Cicéron, comme Bodin, comme Algernon Sidney, tracer un plan de gouvernement. Donner l'explication de ce qui fût et de ce qui existe, étudier dans leurs principes et dans leurs conséquences les diverses formes sociales et les principales institutions politiques, scruter les motifs si divers et les circonstances si mul­tipliées de tant d'institutions, de lois et de coutumes, présenter à chaque nation les raisons de ses maximes, et faire trouver à tout le monde de nouveaux sujets d'aimer ses devoirs, son prince, sa patrie ; enfin faire en sorte « qu'on puisse mieux sentir son bon­heur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste ou l'on se trouve », telle est la seule intention qu'il annonce, tel est son objet essentiel. Il est bien loin, on le voit, de se poser en réformateur, encore moins en révolutionnaire. Il ne prétend pas chercher la règle de ce qui doit être, mais seulement examiner l'esprit de ce qui est. L'Esprit des lois est divisé en trente et un livres. Les douze premiers renferment tout ce qui concerne directement et immédiatement l'organisation de la société, la distribu­tion de ses pouvoirs, la variété de ses formes de gouvernement qui ont toutes leur raison d'être, et qui périssent par la corruption ou par l'exagération de leur principe. Dans les autres livres, on ne trouve que des considérations économiques, philosophiques, histo­riques, sur les causes, les effets, les circonstances et l'enchaîne­ment des différents états de la société dans certains temps et dans certains pays ; sur les impôts, le climat, la nature du sol, l'état des esprits et   le  genre des habitudes, le commerce, la  popu­lation, la religion,  et sur le rapport de toutes ces choses avec l'organisation sociale. (1) Le titre annonçait un ouvrage philosophi­que sur la législation des peuples ; une histoire synthétique où sont exposés, expliqués, justifiés ses développements et ses dispositions successives. Montesquieu étudie simplement les lois positives dans leurs rapports avec la forme de gouvernement et l'influence des climats. De ces deux ordres d'idées, il fait découler une foule de considérations sur la nature et le principe du gouvernement, l'édu­cation, le luxe, la force offensive et défensive, la constitution, les

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(1) Godefroy, Histoire de la littérature française, t 111, p 580

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lois pénales, la servitude politique, civile et domestique, l'esprit général et les mœurs d'une nation, le commerce, la population, la police et la religion. Les faits sont expliqués par des causes physi­ques ou des raisons métaphysiques, rarement par des influences morales. Le plan, radicalement défectueux, renferme une foule de questions sans enchaînement entre elles, ou appartenant à d'au­tres sciences qu'à la législation. L'érudition hors de propos en pareille matière puisqu'il s'agit de principes, est d'ailleurs d'assez mauvais aloi ; elle n'est puisée que dans les histoires de la Grèce, de Rome, de la Chine ou du Congo. Le style lui-même souvent beau, est souvent aussi recherché, coupé, sententieux, difficile à suivre. Enfin quant au fond, s'il parle favorablement du christia­nisme, il ne lui est pas moins opposé directement et indirectement en le mettant hors de cause dans un sujet dont il devrait être l'âme ; directement par son engouement pour le paganisme et son mépris pour les institutions du moyen âge. C'est ainsi que son admiration pour l'antiquité lui fait célébrer le gouvernement républicain, l'in­surrection, le régicide, les coutumes matrimoniales de Sparte, l'ex­position des enfants ; et son mépris pour le moyen âge le jette dans d'étranges erreurs sur la scolastique, les monastères, les faus­ses décrétales, les institutions de bienfaisance, la tolérance, les fêtes chrétiennes, le célibat et la polygamie. Mais à l'apparition de ce livre, les idées étaient aux réformes politiques, et il eut un suc­cès d'éclat qui s'est continué longtemps. Cette vogue, pensons-nous, a affaibli l'esprit public en faisant attribuer une trop grande impor­tance aux formes de gouvernement et particulièrement à la ma­chine parlementaire de la monarchie selon la charte.

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