Hagiographie des Gaules 19

Darras tome 17 p. 94

 

   44. «Le thaumaturge fut divinement averti du jour où il quitterait la terre, et nous laisserait orphelins, reprend l'hagiographe. Durant une vision, où son œil mortel put contempler par avance les splendeurs de la Jérusalem céleste, un ange lui dit : Dans un mois, à pareil jour, tes liens seront brisés : tu viendras au royaume du Père jouir de la gloire des élus. — Hubert nota fidèlement le jour et l'heure ; il s'en ouvrât à quelques-uns de ses disciples et prit ses dispositions suprêmes. Il se rendit d'abord au tombeau du bienheureux Lambert, où il pria longtemps, baignant le sol d'un ruisseau de larmes. Puis il alla prier à la basilique élevée par ses soins en l'honneur du bienheureux Pierre prince des apôtres. Là, il se prosterna devant l'autel qu'il avait consacré au bienheureux Albinus (saint Aubin). En se relevant, il étendit les bras contre la paroi de la chapelle, et dit : C'est en ce lieu que vous creuserez la terre pour me donner la sépulture. — Hélas ! nous ne devions que trop tôt, nous ses très-fidèles et très-dévoués disciples, exécuter un ordre qui nous coûta tant de larmes. Trente jours après, il nous fallut en ce lieu déposer son corps sacré, quand les anges eurent escorté son âme bienheureuse au paradis. Dans l'intervalle, sur l'invitation de quelques hommes illustres du Brabant, il fit un dernier voyage pour consacrer une église nouvelle1. L'un de ses disciples, chargé de préparer la cérémonie, lui demanda, à sou arrivée : Père, voulez-vous que 'l’office soit abrégé quelque peu? — Mon fils, répondit-il, ne faisons rien à la hâte. Prenez tout le temps nécessaire : que tous les rites soient accomplis sans en rien omettre. — La cérémonie eut lieu, et Hubert parla au peuple depuis la

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1. Nous ne savons s'il est question ici de l'église paroissiale d'Utrecht, où se lit encore aujourd'hui, sur une table de marbre, l'inscription suivante :

Basilicam sacer liane Thtgbertus episcopus olim Servitio Domùii, populo, spectanle sacravit : Çuippc decembris eranl, in primo sole, calendes, Annorum Domini septengenti duodeni.

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p95  CHAP. I. HAGTOGRArniE CES GAULES.    

 

troisième heure jusqu'à la sixième (neuf heures du matin à midi). Durant le repas qui suivit, l'homme de Dieu s'assit à table avec les convives, bénissant chacun des mets sans toucher à aucun. Ses yeux se levaient sans cesse vers le ciel, et il paraissait en communication avec Dieu. Avant la chute du jour, il voulut reprendre le bateau qui l'avait amené. Un vénérable anachorète, qui, depuis douze ans, édifiait ce pays, le supplia de remettre son départ au lendemain. Mon frère, répondit-il, priez Dieu de m'accorder la joie de vous revoir au ciel. — En parlant ainsi il s'embarqua. Mais à une distance de deux milles la fièvre le saisit ; on le mit à terre et ses disciples, le soutenant de chaque côté, le maintinrent sur un cheval, qui le conduisit dans une de ses maisons, au vicus Fusa 1. Avant de s'étendre sur le lit où il devait mourir, il voulut faire toutes ses oraisons accoutumées, et baiser les coins de son autel domestique. Depuis la première férie jusqu'à la sixième (du lundi au vendredi), il resta sur sa couche de douleur, priant, psalmodiant, redoublant de ferveur pour le ciel à mesure qu'il s'en rapprochait davantage. Le démon, sous des formes terribles, essaya d'altérer le calme de ce juste mourant. Une nuit, la maison retentit de clameurs extraordinaires, qui ressemblaient à des cris de bêtes fauves. L'homme de Dieu dit à son serviteur : Allez chercher de l'eau consacrée par la mixtion du sel, et bénie selon le rite apostolique. Elle mettra en fuite l'esprit infernal. — Il fut fait ainsi, et le silence ne fut plus troublé. — Au matin de la sixième férié, son fils Florbert et nous, les disciples du vénéré pontife, réunis autour de sa couche et le voyant s'affaiblir, nous attendions, le désespoir dans l'âme, sa glorieuse migration. Il tourna sur nous les yeux : Bien-aimés et très-dévots fils, dit-il, c'est maintenant qu'il vous faut prier pour moi, car je vais quitter la maison de boue qui s'appelle le corps. En ce moment, je vois passer sous mes yeux, comme des bataillons formidables, les péchés de toute ma vie ; opposez-leur le bouclier de vos prières, conjurez le Seigneur de me faire miséricorde. — Ainsi parlait le bienheureux,

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1 Aujourd'hui Testure, en Brabant.

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p96  PONTIFICAT DE SAINT CRÉcomn m (731-711).

 

vérifiant la parole de l'Écriture : Justus in principio sermonis accusator est sui1. élevant ensuite les mains au ciel, et les yeux pleins de larmes, il dit : Préparez un voile que vous déposerez sur mon visage, car mon âme va s'échapper. » — Puis il chanta tout entier le symbole Credo in Deum patrem omnipotentem. Après quoi, il commença l'oraison dominicale, mais quand il eut articulé les premières paroles Pater noster qui es in cœlis, il rendit l'esprit. Transporté parmi les chœurs angéliques, il acheva le cantique dans les cieux. L'assemblée des élus célébra son triomphe dans l'allégresse; mais pour nous que de larmes, quel deuil irréparable et sans fin ! (3 mai 727). Il fallait entendre les pauvres habitants du pays pousser des sanglots et se désoler de la mort de leur père. Vinrent les divers ordres de religieux, la tête couverte de cendres, le visage baigné de pleurs ; ils baisaient respectueusement les pieds de celui qui avait été leur père, et leur douleur témoignait assez la sainteté du pontife qu'ils pleuraient. Aussitôt qu'il eut rendu l'âme, nous récitâmes, près de ses restes inanimés, l'évangile du Christ 2. Le corps fut ensuite lavé soigneusement, enveloppé de tissus précieux, déposé sur une litière et transporté depuis Fura jusqu'à Leodium, c'est-à-dire à une distance de trente milles. Sur le passage du cortège, les populations affluaient des bourgades et des villas circonvoisines. Tous les âges, toutes les conditions, hommes, femmes, vieillards, enfants, les yeux baignés de larmes, se frappaient la poitrine, en disant: Nous avons tout perdu avec l'homme de Dieu. Lui seul nous protégeait ici-bas. — Les lamentations se renouvelèrent ainsi jusqu'aux portes de Leodium. Tout le peuple était sorti de la ville, précédé des clercs portant les bannières de la croix, les images des saints, les flambeaux rayonnants de lumière, les thymiamateria (encensoirs) où brûlaient les aromates. La douleur

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1. Le texte actuel des Proverbes (cap. XVIII, v. 17) porte ces mots : Justus prior est accusator sui. La citation du disciple de saint Hubert prouve qu'au VIIIe siècle on se servait encore dans les Gaules de la version italique, dite ancienne Vulgate.

2. Evnugelium Chrisii perlegitur. Nous croyons qu'il s'agit ici de l'une des quatre passions, peut-être celle de saint Jean, que l'Église récite le vendredi-saint.

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p97  CHAP.   I.   —  UAGIOGUAPiUE   DES  GAULES.    

 

universelle se traduisit alors par des accents dont rien ne saurait peindre la déchirante expression, dolor intolerabilis. 0 père, ô pasteur, disaient-ils, nous avons tout perdu en vous perdant! Homme de Dieu, apôtre, vous guérissiez toutes les maladies de l'âme et du corps. Nous n'étions pas dignes de vous posséder. Protégez-nous du haut du ciel, vous qui nous avez fait tant de bien sur la terre. — Ce fut ainsi que le cortège arriva à la basilique de Saint-Pierre, œuvre du bienheureux évêque. Le corps fut revêtu par les clercs de tous les ornements pontificaux. Le visage avait conservé une telle fraîcheur, une telle grâce, que mort il paraissait plus beau même que vivant. En lui rendant ces derniers honneurs, les disciples arrosaient de larmes le visage bien-aimé de leur père. Un jour d'absence nous était si cruel loin de vous, disaient-ils, et maintenant c'est la séparation pour toute notre vie. O colonne, soutien, gloire de l'Église, illustre gardien de nos âmes ! intercédez maintenant près de Jésus-Christ, afin qu'il nous admette un jour avec vous au sein de la miséricorde éternelle.—Cependant la foule se pressait pour baiser les pieds du saint; à genoux, le front dans la poussière, les assistants demandaient à haute voix pardon à l'homme de Dieu de n'avoir pas assez fidèlement pratiqué les préceptes qu'il leur donnait durant sa vie. » L'office funèbre s'accomplit au milieu de ces manifestations de la piété et de la douleur publiques. Le corps fut déposé dans la sépulture que l'évêque s'était lui-même choisie. « Sur la tombe, ajoute le biographe, nous déposâmes un rameau vert, symbole de céleste victoire. Quelques heures après, le rameau avait grandi de deux palmes. Dieu voulait manifester ainsi à tout un peuple que le pasteur mort était vivant de l'immortelle vie. Pour conserver à la postérité le témoignage de ce prodige, nous avons fait entailler la paroi au-dessus du tombeau, et nous y avons fixé le rameau miraculeux 1. »

 

   45. Le fils du thaumaturge, Florbert, ce prêtre egregius, ainsi que le désigne le biographe, fut acclamé par la multitude éplorée comme seul digne de succéder à un tel père. « Le nouveau pon-

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1 Surius., loc. cit., 3 novembr.

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p98      PONTIFICAT  DE   SAINT   GRÉGOIllF.   III   (731-7 il).

 

tife, ajoutent les actes, suivit en effet les traces paternelles. Un saint remplaçait un autre saint sur le siège de Leodium. La dévotion et la doctrine rayonnaient en Florbert ; il avait, lui aussi, foulé aux pieds les honneurs du siècle; l'humilité était le trait distincte de son caractère, il accueillait les avis avec la docilité touchante d'un inférieur, et cependant nul n'égalait sa majesté et sa vigueur quand il avait à faire des reproches mérités. Durant les dix-huit années de son administration épiscopale, l'église de Liège vit s'accroître ses richesses spirituelles et temporelles ; les fruits de grâce et de salut se multiplièrent dans son sein 1. » La tombe d'Hubert devint un centre de pèlerinage, où l'on accourait de toutes les provinces voisines. «Des miracles fréquents s'y renouvelaient, continue l'hagiographe, et la renommée du thaumaturge remplissait la Germanie et les Gaules. Le Très-Haut voulait que les honneurs d'un culte public fussent rendus à son illustre serviteur. Une solennité ecclésiastique fut donc ordonnée pour le VII des ides du mois de juillet (9 juillet 743). Le pontife Florbert disposa toutes choses pour cette cérémonie, qui dut être si chère à son cœur filial. Le corps fut retrouvé avec les ornements pontificaux, la crosse et l'étole, exactement dans le même état d'intégrité parfaite où ils avaient été vus, seize ans auparavant, le jour des obsèques. Le visage du saint évêque avait rajeuni dans le sépulcre, ses joues vermeilles étaient parsemées de gouttelettes qui ressemblaient à des perles d'une rosée odoriférante ; les cheveux avaient perdu leur blancheur sénile et repris la couleur de la jeunesse, leurs boucles avaient poussé dans la mort et couvraient les épaules. A ce spectacle, des cris d'admiration et d'actions de grâces retentirent sous les voûtes de la basilique. La nouvelle se répandit bientôt, on laissa plusieurs jours le corps exposé à la vénération de la foule. Cependant un message fut expédié à la cour d'Austrasie, pour y annoncer la merveille. «Dieu voulait, dit l'hagiographe, que la gloire posthume de saint Hubert fût attestée par le clarissime et orthodoxe prince Carloman.  »   Ainsi,  ajouterons-nous, le fils

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1 Bolland., Act. S. Florelert., 25 april.

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p99  CHAP. I. HAGIOGRAPHIE  DES  GAULES.

 

d'Alpaïde et de Charles-Martel allait constater la sainteté d'un prince mérovingien d'Aquitaine. « Carloman , la duchesse son épouse, tous les grands du palais accoururent à la basilique de Liège. Le pieux prince ne put retenir ses larmes en contemplant ce merveilleux spectacle. Il voulut lui-même, de ses mains augustes, aider à transporter les vénérables reliques dans une châsse d'argent ciselé, sur laquelle il fit placer son sceau et qui fut exposée devant le maître-autel. A cette occasion, Carloman fit à la basilique de Liège, par un testamentum (diplôme), de royales donations 1. » Peut-être le miracle de l'invention des reliques de saint Hubert ne fut-il pas étranger à la détermination prise, quelques années après, par Carloman, de renoncer au monde pour aller, lui, prince carlovingien, demander à la retraite et à la vie monastique les palmes de la sainteté conquise par le prince canonisé d'Aquitaine.

 

   46. Soixante-douze ans plus tard, en 815, sous le règne de Louis le Pieux, fils de l'invincible Charlemagne, l'évêque de Liège Walcand, troisième successeur de saint Florbert, rebâtit le monastère d'Andaïn 2, ruiné par les guerres incessantes, et y établit une colonie de religieux bénédictins tirés de l'abbaye de Saint-Pierre de Liège, fondée par Hubert. Les fils de saint Benoit firent refleurir la régularité et la ferveur dans les forêts des Ardennes ; mais ils ne pouvaient se consoler de vivre loin des reliques du thaumaturge. Ils supplièrent l'évêque Walcand de leur céder ce pieux trésor. Une pareille requête semblait ne devoir jamais être exaucée; en tout cas, l'évêque n'aurait pu y donner suite sans compromettre son autorité, et soulever peut-être les populations entières. L'archevêque de Cologne, Hildebold, saisi de la question comme métropolitain, renvoya les religieux d'Andaïn à l'empereur Louis le Débonnaire. Ce prince, n'osant lui-même assumer une telle responsabilité , remit la décision à un concile national, qui se tint à Aix-la-Chapelle en 817. Après mûre délibération, la sentence fut rendue

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1 Surius., loc. cit., pag. 60. — 2 Nous avons plus baut parié de la fondation de cette abbaye par Plectrude et Pépin d'Héristal en faveur de saint Beregisus. Cf. pag. 57 de ce présent volume.

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p100       PONTIFICAT  LiF,  SAINT CIlÉGOinE  1JX   (731-711).

 

en ces termes : « La cité de Liège doit se contenter de l'honneur insigne de posséder le corps de saint Lambert. Retenir encore les reliques de saint Hubert au préjudice des habitants des Ar-dennes, ce serait envier le corps d'un père à ses enfants, puisqu'Hubert fut leur père et leur apôtre; ce serait injustement priver le pays d'une gloire à laquelle il a contribué plus que tout autre, puisque le thaumaturge a illustré la forêt des Ardennes par sa retraite et sa pénitence. Nous déclarons donc, ajoutent les pères, qu'il est juste que saint Hubert soit le plus glorifié, au lieu où il s'humilia jadis davantage par sa pénitence. » Malgré ce décret conciliaire, il fallut encore huit années pour habituer les esprits à une pareille translation, et décider le peuple de Liège au sacrifice qu'on exigeait de sa vénération et de sa piété filiale. Enfin, le 3 novembre 823, après la reconnaissance solennelle du corps sacré, qui se retrouva dans le même état de jeunesse posthume où l'avait admiré Carloman, la châsse primitive fut remplacée par une nouvelle, revêtue de lames d'or massif, enrichie de pierres précieuses et décorée des statues des douze apôtres. La translation de Liège à Andaïn fut une véritable marche triomphale : en traversant les multitudes groupées sur son passage, la châsse vénérée, comme autrefois l'ombre de saint Pierre, opérait des miracles sans nombre. Le monastère d'Andaïn changea son nom pour prendre celui du grand évêque, et donner naissance à la ville si connue aujourd'hui de Saint-Hubert-des-Ardennes.

 

   47.  La race depuis impériale des Pépins avait détrôné les mérovingiens d'Aquitaine, mais elle ne pouvait leur ravir les palmes de la sainteté, le sceptre du miracle. A l’époque de la première élé-vation des restes du thaumaturge, Florbert, son fils et son successeur, avait rendu les mêmes honneurs aux reliques de sainte Oda, cette veuve du duc Boggis, tante de saint Hubert. Elle-même était une princesse mérovingienne, issue d'un fils de l'infortuné Thierry II, nommé Childebert, échappé au massacre de toute sa famille par Clotaire II en 613. Cette origine princière d'Oda, constatée par la science des nouveaux Bollandistes, éclaire défini-

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p101   CHAP.   I.   —  HAGIOGRAPHIE  DES  GAULES. 

 

tivement celle de Phigberta, épouse de Bertrand d'Aquitaine et mère de saint Hubert, puisque Phigberta et Oda étaient sœurs. Oda se trouvait donc, selon la remarque du P. Van-Hecke, tante paternelle et maternelle, amita et matertera, de saint Hubert, par conséquent grande-tante de saint Florbert1. « Après la mort do Boggis, disent les actes, la pieuse princesse fit vœu de continence perpétuelle. Durant la minorité de son fils Eudes, elle gouverna admirablement la province d'Aquitaine, s'entourant du conseil des hommes les plus sages et les plus fidèles. Uniquement préoccupée du bonheur de ses sujets, à toute heure, en tout lieu, elle y travaillait , subvenant par une charité inépuisable à toutes les misères. A côté de son palais, elle fit ériger un hôpital où elle recevait les pauvres et les infirmes. Deux fois le jour, le matin et le soir, elle les visitait et les servait de ses mains. » A la majorité de son fils, elle vint retrouver en Austrasie Hubert son neveu, et quand celui-ci fut devenu évêque, Oda se fixa dans le diocèse de Liège au vicus Amanium, Amay, près d'Huy, sur la rive gauche de la Meuse, et y fonda un monastère de vierges dont elle fut la première abbesse. Son couvent, comme jadis son palais, était l'asile de tous les pauvres et de tous les membres souffrants de Jésus-Christ. « Un jour, continuent les actes, toutes les provisions avaient été distribuées; les celliers étaient vides, pas une mesure de farine ne restait dans les greniers, ni un morceau de pain dans les corbeilles. Un pèlerin se présenta, jeune encore, mais épuisé de faim et de fatigue, priant la vénérable Oda de lui donner à manger. L'abbesse courut à la huche (sporta), y trouva du pain en abondance, des aliments de toute sorte, en prit ce qui était nécessaire et revint l'offrir à l'étranger. Dans sa précipitation elle ne songeait pas que les sœurs, quelques instants auparavant, l'avaient prévenue que la sporta comme le reste était vide. Le pèlerin inconnu lui rendit grâces et reçut ce qu'elle lui apportait; mais bientôt son visage parut tout transfiguré, et avec une douceur ineffable il dit : Puisqu'aujourd'hui vous avez fait à moi-

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1 Bolland., Act:S. Odœ., 23 oetobr.. Commentai-, prav.

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p102   PONTIFICAT  DE   SAINT  GIIÈGOIB.E  111   (731-741).

 

même la charité que vous ne refusez jamais à mes membres souffrants, la grâce de votre Rédempteur ne laissera jamais vos greniers vides, en attendant qu'elle vous appelle aux joies de l'éternité. — Après ces paroles, il disparut. Or, les serviteurs et les servantes accoururent, disant que les celliers, les granges, les réserves regorgeaient de vin, de gerbes, de farine, de blé, de pain, de provisions de toute espèce, à tel point qu'il eût été impossible d'y ajouter quoi que ce fût. —Quelques années après, épuisée par l'abstinence et les veilles, Oda eut une révélation qui lui annonçait sa mort prochaine. Elle s'y disposa par un testament, où elle léguait ses richesses terrestres aux pauvres, aux monastères et aux églises. Puis, convoquant pour sa dernière heure les prêtres et les fidèles, elle implora le secours de leurs prières. Après s'être confessée, elle reçut avec une dévotion admirable le corps du Seigneur et l'onction de l'huile sainte. La bienheureuse récita ensuite le symbole et l'oraison dominicale. En ce moment, le ciel s'ouvrit à ses yeux : Jésus-Christ, environné des saints anges appelait au ciel sa glorieuse servante. Oda, d'une voix déjà céleste, recommanda au divin maître chacun des assistants, et remettant son esprit aux mains du Seigneur, elle sembla doucement s'endormir, et expira le X des calendes de novembre (23 octobre 723). » Bien que les actes ne le nomment pas personnellement, saint Hubert assistait à la mort de sa bienheureuse tante. Il présida aux funérailles qui se firent au milieu d'un immense concours de population. Le corps de sainte Oda fut inhumé dans l'église Saint-Georges d'Amay, dont elle était la fondatrice. Vingt ans plus tard, en 743, Florbert procédait à l'ouverture canonique de ce tombeau glorieux, près duquel des miracles sans nombre n'avaient cessé de s'accomplir. «Quand la pierre du sépulcre fut levée, une suave odeur s'échappa des saintes reliques; elles furent transférées dans une châsse précieuse et déposées sous le maître-autel de l'église d'Amay1. »

 

   48.  Ainsi la sainteté éclatait à tous les deerés de la généalogie des mérovingiens d'Aquitaine. Ce fait explique d'une part l'atta-

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1. Bolliud., Acl. S. Odœ., 23 oct.

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p103  CHAP.   I.   —  llAGIOGIUrmE   DES   GAULES.    

 

chement de la Neustrie et de la Gaule méridionale à la descendance de Clovis, d'autre part l'attitude hostile de Charles Martel vis-à-vis de l'Église, et le discrédit que sa naissance illégitime contribuait encore à faire rejaillir sur le héros. Mais, en dehors des passions politiques qui égarèrent plus d'une fois le vainqueur d'Abdérame, il y a toute une série d'actions chrétiennes sur lesquelles l'histoire impartiale a le devoir d'insister d'autant plus qu'on les a systématiquement tenues dans l'ombre. Charles Martel, ce prétendu païen des histoires profanes, avait choisi, parmi les religieux de Corbie, un des moines les plus exemplaires pour lui confier le soin de diriger sa conscience. Un confesseur en titre pour Charles Martel ! Voilà certes de quoi singulièrement déranger les calculs des libres penseurs du XIXe siècle. Il en est ainsi cependant. «Il y avait à Corbie, disent les Annales veterrimi Francorum, un religieux, nommé Martinus, homme d'une admirable pureté de vie et d'une science consommée. Le duc Charles le tenait en haute vénération, c'était à lui qu'il confessait ses péchés 1. » Pour son référendaire ou grand chancelier, Charles Martel avait choisi un jeune leude, Chro-degang, élevé à l'école du palais, et rappelant à la cour les vertus de saint Ouen et de saint Éloi. Dans un diplôme par lequel le héros austrasien fait donation à l'abbaye de Saint-Denis de la villa de Clippiacum (Clichy), le référendaire, qui devait plus tard illustrer le siège épiscopal de Metz, souscrit en ces termes : Crotgangusjussus liane epistolum donationis recognovi. Àctum XVII septemùris anno quinlo post defunctum Theodericum regem (737) 2. L'abbé de Saint-

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1 Fuit autem idnrtinus monaenus in Corbeia, vir vitœ continentissimœ et ad-prime erudilus, quem Karolus dux in sumnia veneratione habuit et peccatn tua ei coufitebatur. (Aimâtes veterrimi Franco»., ad. auu. 726 ; Du Cbesne, lom. II, pag. 7 ; Annales Francorum., ad aun. 720, apud. Labbe, Ilildiothec. manuscript., loin. Il, pag. 733). « Les mots adprime eruditus, dit M. Digot, nous font penser que ce personnage dut être le même que Martinus, moine de l'abbaye de Saint-Arnaud, qui transcrivit, au VIIIe siècle, un manuscrit conservé dans la bibliothèque Richelieu, fouds latin, n° 971. (Cf. Journal des savants, année 1860, pag. 382). Le corps de Martiuus était autrefois vénéné comme une relique à Saint-Priest (locus sancti Prtrjecli), près de Limoges.

2.  Bolland., Ad. S. Chrodegang., 6 martii, pag. 453.

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p104          PONTIFICAT  DE  SAINT GRÉGOIRE  III  (731-7^11).

 

Call, Othmarus (saint Othmar), « fut présenté, disent les actes, à l'audience de Charles Martel par le noble et puissant leude Waldramm. Il venait réclamer contre des usurpations faites par quelques seigneurs du voisinage sur les domaines de son monastère. Le duc d'Austrasie lui fit rendre les biens spoliés, et ajouta en son nom personnel de riches offrandes1. «Stavelo et Malmundarium furent traités avec une pareille munificence 2. Ainsi, de la même main qui avait dépouillé tant d'églises et de monastères, Charles Martel, à la fin de sa vie, enrichissait les monastères et les églises. Sa propre fille Hadeloga prit le voile à Kitzingen, où elle voulut vivre sous la direction de la vierge anglo-saxonne, Thecla, appelée au pays des Bajoarii par le grand missionnaire saint Boniface 3. A celle occasion, Charles Martel transforma l'établissement de Kitzingen en abbaye princière , et le dota de riches domaines (741) 4. Le contraste entre les spoliations des premières années et les fondations pieuses des dernières s'explique, croyons-nous, par le changement survenu dans la fortune du héros. Tant que son pouvoir fut discuté et combattu, il s'abandonna, avec la fougue de son tempérament, à des représailles qui dépassèrent parfois toute justice et toute mesure. Après la lutte, les ressentiments s'effacèrent : Charles comprit que les églises et les abbayes, véritables centres de civilisation et d'instruction populaire, avaient droit à toute sa bienveillance.

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