Luther 7

Darras tome 32  p. 575

 

19. Cette admirable lettre, datée du 29 mars, ne fut remise à Luther que dans le mois de septembre. Quels obstacles avait-elle rencontrés ? On l'ignore ; mais il n'est pas de soupçon, en pa­reille occurrence, qui ne soit permis. Tant d'hommes se croient intéressés à retarder un bien, quand ils désespèrent de l'empêcher. Fraude inutile, supposé qu'elle ait eu lieu ; le moine infidèle à la grâce allait-il abandonner la voie où l'entraînait son indomptable orgueil, et d'autres passions qu'il ne s'avouait peut-être pas en­core? Tout cependant n'était pas mort dans la conscience de ce prêtre ; on ne saurait douter qu'il ne ressentit une sincère émotion, en lisant la lettre pontificale. Il écrivait à l'un de ses amis : « Je sais que l'Eglise Romaine est la chaste épouse du Christ, la mère de toutes les Eglises, la fille de Dieu, la reine du monde, la ter­reur des enfers... Ils se trompent ceux qui me représentent comme l'ennemi de cette Eglise ; nul ne l'aime d'un plus pur amour.»

 

   Impression soudaine et fugitive : peu de jours après, dans une plus intime confidence, il disait à Spalatin : « Nous touchons au  der-

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nier acte de la comédie1. » Le premier de la tragédie n'allait pas tarder. Avant de quitter l'Allemagne pour aller rendre compte de sa mission, le nonce Miltitz, toujours persuadé de sa victoire, mal­gré l'éclat de Leipzig et les publications récentes, voulut une fois de plus voir Luther et s'assurer qu'il écrirait au Pape. Il partit, emportant toutes ses illusions et de magnifiques promesses. Où Cajetan avait succombé, lui venait de remporter un véritable triomphe. La lettre annoncée n'arrivera que trop tôt ! Mais elle fut précédée d'une autre, qui celle-là s'adressait à l'empereur. Luther savait flatter les puissances temporelles autant que résister au pou­voir spirituel. Ecoutons son langage ; c'est toute une révélation : l'homme s'y montre sous un jour qui se projette dans l'avenir, avec ses aspirations hautaines et rampantes.

   20. Le 25 janvier 1520, Luther écrivait  donc   «  au  sérénissime prince et seigneur, le seigneur Charles cinquième de nom, César des Romains, empereur toujours Auguste, roi des Espagnes, ar­chiduc... Grâce et paix de la part de Notre Seigneur Jésus-Christ. Que j'ose adresser une lettre à votre sérénissime Majesté, très-ex­cellent empereur Charles, il n'est personne qui ne doive justement s'en étonner. N'est-ce pas de la dernière audace à la plus infime des créatures d'aborder ainsi le roi des rois, le dominateur des dominateurs en ce monde? L'étonnement diminuera cependant si l'on considère la grandeur du sujet qui m'inspire : il s'agit après tout de la vérité même de l'Evangile. Elle a le droit d'accéder au trône de la céleste Majesté : comment n'aurait-elle pas celui de se présenter devant un souverain de la terre? Bien que siégeant dans les hauteurs, les rois doivent abaisser leurs regards sur les hum­bles, tendre la main à l'indigent et relever le pauvre, imitant en cela le Dieu dont ils sont les images vivantes. …..Dans ces derniers temps, j'ai publié quelques opuscules qui m'ont attiré l'indignation et l'envie de nombreux et puissants personnages. Et toutefois, j'a­vais, ce semble, une double garantie de sécurité : d'abord, c'est malgré moi, par les embûches et sous la pression des autres, que

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1 « At hic ultimus actus fabulas. « Lettre à Spalatin, 8 octobre 1519.

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je me suis produit en public, quand je désirais uniquement de vi­vre inconnu dans mon obscure retraite ; en second lieu, je n'ai pas eu d'autre intention, Dieu m'en est témoin, et des hommes pleins de science et de vertu me rendraient le même témoignage, que de rétablir dans sa pureté la doctrine évangélique, altérée par les vaines opinions et les usages superstitieux de la tradition hu­maine. Voici trois ans tout à l'heure révolus que je subis les co­lères incessantes, les contumélies, les dangers, tous les maux que la haine implacable peut inventer. En vain je demande grâce, je propose en vain des conditions de paix, j'offre de garder le si­lence, je demande aussi d'être éclairé : on ne veut qu'une chose, étouffer avec moi le flambeau de l'Evangile. Après avoir sans ré­sultat usé de tous les moyens, comme Saint Athanase, je n'avais plus que le recours à la puissance impériale, dans l'espoir que le Seigneur daigne par vous soutenir sa propre cause. Je suis donc à vos pieds, implorant votre protection, non pour moi, mais pour la vérité même. N'est-ce pas en sa faveur que vous portez le glaive dont vous êtes armé ? Défendez-moi seulement pendant la lutte, jusqu'à ce que je sois ou vainqueur ou vaincu. Dès que je serai jugé coupable d'hérésie et d'impiété, je repousse toute défense. Le plus bel ornement du trône que vous occupez, la gloire de votre empire, aux yeux des âges futurs, ce sera de n'avoir pas souffert que le méchant opprime le juste. Tel est mon espoir, telle est ma confiance, en demandant au Seigneur Jésus de vous conserver pour le bonheur de vos peuples……..»

 

   21. Quelles réflexions ne suggérerait pas un pareil document, dont l'insolence et l'obséquiosité sont parfois intraduisibles ! Dans les limites qui nous sont imposées, nous ne pouvons pas les émettre toutes; il nous suffit de les provoquer et d'en signaler quelques unes. Au commencement déjà, qui ne serait frappé de la formule quasi pontificale employée par le moine de Wittemberg parlant à l'empereur d'Allemagne? Vraiment il n'avait qu'à terminer par les mots sacramentels « et bénédiction apostolique. » Ce n'est pas
lui, dit-il ici comme ailleurs, qui fut l'auteur du scandale ; il n'a pas attaqué, il n'a fait que répondre. C'est donc Tetzel qui suspen-
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dait la prédication des Indulgences pour défier personnellement le frère augustin et l'arracher à sa paisible cellule ! Eckius, Emser et Priérias se battaient contre des fantômes créés par leur imagi­nation, se donnaient, à la face du monde, pour réfuter des erreurs que personne n'avait enseignées, bien qu'ils citent les noms et les œuvres! L'empereur était loin, jeune et sans expérience, malgré ce qu'on racontait de sa précoce habileté ; Luther pouvait donc espérer l'attirer dans le piège, en le trompant sur la marche et la réalité des faits. Il comptait bien avoir trompé le Pape. Jouet de ses propres illusions, il allait jusqu'à vouloir tromper ses amis eux-mêmes, qui savaient néanmoins aussi bien que lui l'origine et les causes de la lutte engagée. « On connaissait mon caractère, dit-il à l'un d'eux qui veut le rappeler à la modération ; on ne de­vait pas irriter le chien, il fallait le laisser tranquille. Rien ne doit vous étonner. La réforme ne saurait s'accomplir sans ébranlement et sans violence. La parole de Dieu, c'est l'épée, c'est la guerre, c’est la destruction, c'est la ruine, le poison et la mort... J'avertirais le duc Georges ; mais il ne me lirait ou ne me comprendrait pas… Quels imbéciles que vos docteurs de Leipzig ! Je n'eus jamais de pareils adversairs. Ils ne voient rien, et les tempêtes appro­chent. Il faut renoncer à la paix, ou trahir la parole divine. Je suis frappé de terreur. Malheur à la terre ! Des signes ont paru dans le ciel, c'est ma tragédie qu'ils annoncent1 ! » Un nuage de sang a passé devant les yeux de l'hérésiarque ; il n'en poursuit pas moins son chemin : il se jette tête baissée dans le précipice. Ses contradicteurs, il ne se borne plus à les tourner en dérision, à les accabler d'insultes et de sarcasmes ; il demande ouvertement leur mort, il les damne dès la vie présente, en défendant de prier pour eux.

   22. Voilà les dignes préludes de sa lettre à Léon X. En voici quelques passages : «Parmi les monstres de ce temps contre lesquels je soutiens une aussi longue guerre, je dois forcément repor­ter vers vous, Bienheureux Léon,  mes regards  et mes pensées.

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1 Lettres à  Spalatin, 9  et   24 février 1520 ; —  Ulemberg,   Vila et Gestn M. Lutheri, pag. 70.

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Quoique, par la haine inextinguible de vos impies adulateurs  et leurs infâmes manœuvres, je me sois vu dans la nécessité d'en ap­peler au futur concile, dédaignant en cela les arbitraires  constitu­tions, les défenses  tyranniques de  vos prédécesseurs  Pie II et Jules II, jamais je n'ai voulu me séparer de Votre Béatitude, au point de ne plus demander pour vous  tous  les  biens  désirables. Les gratuites inimitiés et les serviles animadversions, je puis les mépriser, puisque j'en triomphe ; mais il  est une  situation à la­quelle je ne saurais me résigner, celle d'ennemi  déclaré de  votre personne. Le moment est venu de proclamer la  vérité,  ma cons­cience à cet égard ne me fait aucun reproche. S'il en était autre­ment, je serais impardonnable, à mes propres yeux ; je prendrais en main la cause de mes adversaires, la palinodie ne me coûte­rait pas le moindre effort ; elle me serait aussi douce  qu'honora­ble. J'ai dit que vous étiez un Daniel captif à Babylone. Je me suis employé de tout mon pouvoir, nul ne l'ignore, à sauvegarder votre réputation, à défendre votre  innocence, lâchement  attaquées  et ternies par votre apologiste Priérias... La curie romaine, le siège que vous   occupez, c'est autre chose. Vous ne pouvez nier, mon cher Léon, que cette curie ne surpasse en corruption une  Sodome quelconque. Or, dans la mesure de mes moyens, j'ai  voulu  porter remède à cette plaie désespérée ; tel  est mon  crime.L'Eglise Romaine,  Je n'ai  pu souffrir que, sous votre nom et celui de l'Eglise  Romaine, on ré­pandît l'erreur dans la société des fidèles,  on se jouât du peuple chrétien ; j'ai lutté contre le mensonge, et je lutterai tant qu'il res­tera dans mon âme une étincelle de foi. Ce n'est pas que je veuille tenter l'impossible, que je compte opérer une salutaire commotion à l'encontre de ces furieux adulateurs, dans cette Babylone perdue d'orgueil et de vices. Je voudrais seulement, débiteur de mes frè­res, atténuer le mal dont elle est la source. Depuis longtemps déjà, vous ne pouvez l'ignorer, elle répand dans le monde  des tor­rents de corruption et d'iniquité.   jadis  la  plus sainte de toutes les Eglises, est une impure caverne de voleurs, le plus honteux des lupanars, le trône du péché, de  la mort et de l'enfer ; c'est plus clair que la lumière.   Sa  perversité  ne   saurait

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aller plus loin,  quand même l'Antéchrist   y régnerait  en per­sonne. Et cependant vous siégez là comme  un agneau  parmi  les loups, comme Daniel dans la fosse aux lions; les scorpions vous entourent comme ils entouraient Ezéchiel. Seul, avec trois ou qua­tre cardinaux dont la sagesse égale  l'érudition,  que  pouvez-vous contre tant de monstres? Vous mourrez empoisonnés, loin de gué­rir les autres du poison. C'en est fait de la curie romaine ; à la fin est tombé sur elle le divin courroux. Elle abhorre les conciles,  la réformation lui fait peur ; ce qui fut dit de sa mère se réalise au­jourd'hui: « Nous avons soigné Babylone, et rien ne l'a guérie, abandonnons-la. » C'est à vous, Léon, c'est à vos  collègues,  qu'il appartenait d'appliquer un remède à ces maux :  mais l'incurable podagre se rit du  médecin,  le char n'obéit plus aux rênes. J'ai toujours regretté, excellent Léon, que vous ayez été  créé pontife dans un siècle comme celui-ci ; vous étiez digne de l'être dans des temps meilleurs. Ce n'est ni vous ni ceux qui vous ressemblent, c'est Satan qui devrait occuper ce siège ; il est vrai qu'il règne beaucoup plus que vous dans cette Babylone... »

 

    23. Il revient à satiété sur cet odieux parallèle,  suppléant  à la pauvreté des idées par l'abondance des expressions. Il a beau distinguer le Pape de son entourage, dans le but mal dissimulé de les désunir, pour amener la ruine de l'un et de l'autre. Plus il charge le tableau, mieux apparaît son artifice. Si ce qu'il dit était la  réa­lité, Léon X en saurait peut-être quelque chose ; et dès lors il assu­merait la responsabilité d'une telle situation, il couvrirait tout  de son manteau pontifical, il serait complice, par la raison  qu'il ne pourrait être dupe. Les accusations de Luther sont moins insul­tantes que ses éloges et sa feinte pitié. Il abandonne enfin le con­traste, pour aborder un autre sujet,  auquel il attache une égale importance. Il a toujours sur le cœur la défaite essuyée dans la cé­lèbre conférence de Leipzig. Aussi faut-il l'entendre déblatérer avec rage contre son vainqueur, nier sa victoire, ternir  sa réputation. Il n'a pas mieux digéré l'entrevue d'Augsbourg ;  et le cardinal  de Saint-Sixte n'est pas plus ménagé que  le  chancelier d'Ingolstadl. Ajoutant l'ingratitude à la vengeance, il n'épargne pas  même le

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doux et pacifique Miltitz. Le reste de sa lettre est rempli de per­fides insinuations, d'outrages directs et d'inutiles redites. Les pas­sages cités sont plus que suffisants, pour quiconque ne repousse pas de parti pris la lumière. Allons à la conclusion : «Espérer maintenant que je me rétracte, que je chante la palinodie, il n'y faut pas songer ; nul ne doit le prétendre, à moins de vouloir sus­citer de plus violentes tempêtes. M'imposer des lois dans l'inter­prétation de la parole de Dieu, je ne le souffrirai pas davantage ; la parole de Dieu ne saurait être enchaînée, puisqu'elle donne au monde la liberté. Avec cette double réserve, il n'est rien que je ne puisse et ne veuille accepter pour le rétablissement de l'ordre. Je déteste les contentions, je ne provoquerai personne ; mais je n'en­tends pas non plus être provoqué... Laissez-moi vous le dire, bien­heureux père Léon, n'écoutez pas ces dangereuse sirènes qui font de vous une sorte de Dieu mêlé, non un pur homme, et vous attri­buent le droit imaginaire de tout commander et de tout exiger. Cela ne saurait être, vous ne prévaudrez pas. Vous êtes le serviteur des serviteurs, pas autre chose ; vous occupez le dernier rang, le poste le plus périlleux parmi le reste des hommes. Ils vous indui­sent en erreur, ceux qui vous proclament le maître du monde et soumettent tous les chrétiens à votre autorité. Ils se trompent ou vous trompent, ces impies adulateurs qui vous placent au-dessus du concile et de l'Eglise universelle. En disant qu'à vous seul ap­partient l'interprétation des divines Ecritures, ils n'ont d'autre but que d'exercer leur impiété sous votre nom... C'est à moi de l'impudence peut-être de faire ainsi la leçon au suprême docteur de l'univers, à celui qui dicte les célestes sentences, pour répéter le mot consacré ; mais je suis entraîné par le zèle, j'obéis à mon affection pour vous. Désirant ne point paraître les mains vides, j'ose vous offrir comme un gage de paix et d'espérance, un petit Traité, par lequel vous jugerez des goûts et des études qui m'au­raient absorbé, qui m'absorberaient encore, n'étaient les inces­santes persécutions de mes ennemis, qui sont aussi les vôtres1... »

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1. Cette lettre est  datée du 6 avril  1520.  Pour en  expliquer la violence, ou bien pour en diminuer l'odieux, on a prétendu  qu'elle était postérieure à la

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   24. Or, le traité que Luther envoyait à Léon X, c'est celui  de la Liberté chrétienne. Singulier témoignage d'amour, splendide garantie de soumission filiale ! Là le moine insurgé pose en principe, établit comme un point fondamental, non seulement la justification sans les œuvres, mais l'inutilité, l'impossibilité de la foi, quand les œuvres interviennent. Exposant une théorie que nous ne voyons pas apparaître pour la première fois, il enseigne que l'homme pèche, alors même, alors surtout qu'il prétend faire le bien, quand il répand l'aumône, quand il médite sur la Passion du Sauveur, quand il s'adonne à la prière, quand il pleure sur ses prévarications passées, quand il en fait pénitence. Le nouveau docteur, radiant la tradition de tous les siècles, cloue l'homme au péché, le rive à la damnation éternelle. Voilà comment il entend la liberté ! Le corps ne peut pas souiller l'âme, ajoute-t-il, quelles que soient les abo­minations dont il se souille lui-même. Du moment où le chrétien s'unit au Christ par la foi, sa justice est inadmissible, et son salut ne l'est pas moins. Il enseigne la même doctrine, s'il est permis de désigner ces choses par ce nom, dans son livre de la Captivité de Babylone, mais en termes si clairs, avec une telle insistance, qu'on chercherait vainement à le disculper. C'est le pur fatalisme, auto­risé par la religion, autorisant l'immoralité. « Voyez, dit-il, quel homme riche est le chrétien ; quand même il voudrait se perdre, il ne le peut pas, malgré le nombre et l'énormité de ses péchés. Au­cun ne saurait le mener à la damnation, excepté le doute. » Il ren­chérira bientôt, si c'est possible, dans une lettre à Mélanchton ; et voici comment il s'exprime: « Sois pécheur, pèche fortement ; mais crois plus fortement encore et réjouis-toi dans le Christ, le vain­queur du péché, de la mort et du monde. Pécher est une nécessité pour nous, tant que nous sommes sur la terre. Nous aurions beau cependant commettre chaque jour mille fornications et mille homi­cides ; rien jamais ne nous séparera du Christ1. » La lettre que

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Bulle de Léon X. Assertion purement gratuite, et qui serait au besoin démen­tie par le silence de l'auteur sur cette Bulle.

1.  « Esto peccator et pecca fortiter ; sed fortius fide et gaude in Christo, qui victor est peccati. » Lettre à Mélancthon, 21 août 1521.

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Luther venait d'écrire au Pape, il la traduisit en allemand, ou plu­tôt il l'exagéra dans cette langue : elle devint alors le plus odieux des pamphlets, à la portée de toutes les intelligences, allant souf­fler l'insubordination et porter le mépris de l'autorité jusque dans les derniers rangs du peuple. Le latin était pour les écoles et les lettrés. Le courant de ses idées actuelles est marqué là d'une em­preinte indélébile, bien qu'elles n'y soient pas formellement énon­cées. Il avait dit ailleurs : «Les âmes pieuses qui pratiquent le bien en vue d'obtenir le royaume céleste, sont dans une complète illusion, se rendent coupables d'une réelle impiété. Telle est ma conviction. Les bonnes œuvres tendent à l'homme un piège beau­coup plus dangereux que le mal lui-même. » Luther sera conduit par l'implacable logique de l'erreur à composer son traité du Serf arbitre, le contre-pied du Libre arbitre de saint Augustin et de toute la tradition chrétienne. C'est le couronnement de sa théorie, comme son mariage avec Catherine Bora est celui de sa morale, et le mas­sacre des paysans, celui de sa politique.

 

   25. Nous avons observé point par point la marche de l'hérésiarque dans les faits extérieurs ; il nous reste à signaler l'intime généalogie de ses fatales doctrines. Le point de départ en est admi­rablement fixé par Bossuet. Sa simple et magistrale parole demeure toujours également vraie : c'est le dernier mot d'une situation in­tellectuelle. Gardons-nous d'y rien changer. « La justification, c'est la grâce, qui, nous remettant nos péchés, nous rend en même temps agréables à Dieu. On avait cru jusqu'alors que ce qui produisait cet effet devait à la vérité venir de Dieu, mais enfin devait être en nous ; et que pour être fait juste, il fallait avoir en soi la justice, comme pour être savant et vertueux, il faut avoir en soi la science et la vertu. Mais Luther n'avait pas suivi une idée si naturelle. Il voulait que ce qui nous justifie, ce qui nous rend agréables aux yeux de Dieu, ne fût rien en nous ; mais que nous fussions justifiés parce que Dieu nous imputait la justice de Jésus-Christ, comme si elle eût été la nôtre propre, et parce qu'en effet nous pouvions nous l'approprier par la foi 1. » Voilà bien la source des aberrations où

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1 Bosscet, Histoire des Variations... liv. i.

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le docteur de Wittemberg fut entraîné par cette logique de l'erreur dont nous parlions tout-à-l'heure, et dans lesquelles il entraîna tant d'Eglises germaniques d'abord, puis tant d'autres nations. Cette jus­tice non subjective mettait en l'air tout l'édifice doctrinal et moral du christianisme. Un écrivain de nos jours développe ainsi la même donnée : « C'est par suite des angoisses et des tourments intérieurs où s'écoulèrent les premières années de sa profession religieuse, que Luther renversa le dogme de la justification, par un étrange abus des saintes Ecritures. Selon lui, l'homme vit dans un monde entiè­rement soumis à l'empire du mal ; ce monde est plongé dans les ténèbres, ou plutôt n'est que ténèbres : par l'effet du péché origi­nel, l'homme lui-même est absolument mauvais. Tout ce qu'il tente pour se soustraire au mal et se réhabiliter, non seulement est inu­tile, mais aggrave sa situation et sa culpabilité. Dieu ne le justifie pas d'une manière réelle, comme l'ont entendu tous les chrétiens, comme l'enseigna toujours l'Eglise catholique ; il le revêt des mé­rites de Jésus-Christ, il lui donne une justice préalable et toute faite, que l'homme s'approprie, bien qu'elle lui soit étrangère, par un pur acte de foi, sans le concours de son œuvre. La justice du Sauveur n'est plus dans ce système qu'un vaste manteau qui couvre et cache aux yeux de Dieu les iniquités de l'homme. Rien ne paraît de ses prévarications passées, ni même de ses prévarications pré­sentes. Pas d'autre obligation que celle de la foi, plus de responsa­bilité morale, ni de subordination pour l'être humain. Telle est la grande découverte, l’eurèka de Martin Luther1. »


§ V. LA PAPAUTÉ DEVANT L'HÉRÉSIE.

 

 

26. A la lumière de ce principe, tout change d'aspect dans la re­ligion. Que deviennent les Indulgences, les Sacrements, le Sacer­doce lui-même? A quoi bon la vertu? Luther déclare que tous les

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1. Dollisger, Réforme... tom. III. Son aberration sénile n'amoindrit ni l'im­portance de ses travaux antérieures ni la portée de ses jugements histori­ques.

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fidèles sont prêtres, dans le sens rigoureux du mot, à l'égal des évêques et du Pape ; l'ordination n'est qu'une vaine cérémonie. Quant aux Indulgences, par où la querelle avait commencé, il dé­plore tout ce qu'il en a dit à cette époque, il voudrait anéantir tous ses écrits sur une chose purement imaginaire, comme il la traite désormais. Il regrette pour la même cause sa futile distinction con­cernant la primauté du Pontife Romain. Celui-ci pouvait-il rester sous le coup de cette négation qui détruisait tout dans l'Église ? Evidemment non ; ni ses droits ni ses devoirs ne lui permettaient de pousser plus loin la patience. Avec l'historien latin, il aurait déjà pu dire : Grande patientiae ducumentum profecto dedimus. Force était d'adopter une autre marche. Le 15 juin 1520 parut la pre­mière Bulle contre l'hérésiarque. En voici le début, dont la solen­nité n'étonnera personne, vu l'importance de la situation et la gra­vité des circonstances : « Levez-vous, Seigneur, et jugez votre cause ; souvenez-vous des opprobres qui retombent sur vous, que vous adressent encore les insensés sans trêve et sans relâche. In­clinez votre oreille à nos supplications. Les renards cherchent à dé­molir cette vigne dont vous avez foulé le pressoir, dont vous avez confié le soin et l'administration à l'apôtre Pierre, comme au chef de la hiérarchie, et dans sa personne à tous ses successeurs, comme lui vos vicaires. Le sanglier de la forêt cherche à l'exterminer, la bête sauvage la dévore. Levez-vous, Pierre, et, remplissant encore le divin mandat, venez au secours de l'Église Romaine, la mère de toutes les Églises, la maîtresse de la foi, dont vous avez scellé les bases par votre sang. Contre elle se déchaînent, ainsi que vous l'aviez annoncé, les rebelles et les faux docteurs, qui se perdent eux-mêmes, en s'efforçant de perdre les autres, ces hommes dont la langue distille un venin mortel, est un feu qui ravage, un instru­ment de division, un mal inquiet, qui ne laisse ni repos ni trêve. Levez-vous aussi, ô Paul, pour la défense de cette même Eglise que vous avez également illuminée par votre enseignement et glorifié par votre martyre. Il est revenu parmi nous, ce Porphyre qui re­courut à tous les moyens pour arrêter la diffusion de l'Évangile, le tourner en dérision et ruiner dès le commencement la prédication

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apostolique. Il faut sans doute qu'il y ait des hérésies, comme vous l'avez dit vous-même, dans l'intérêt du bien, pour éprouver et ra­nimer les fidèles ; mais il ne faut pas qu'elles prennent un dange­reux accroissement et qu'elles étouffent la divine semence. Rejetant le vrai sens des Livres saints, aveuglés par le père du mensonge, imitant les anciens ennemis de la religion, les hérétiques de tous les temps, séduits par l'ambition et la vaine gloire, nos ennemis actuels interprètent à leur guise le texte sacré, disons mieux, le torturent et l'altèrent, au point que l'Evangile du Christ est devenu sous leur main l'Évangile du diable, comme parle saint Jérôme. Levez-vous, Eglise du ciel, et vous, Église de la terre ; demandez à Dieu d'éloigner les hérésies et de conserver l'unité... »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon