Darras tome 32 p. 575
19. Cette admirable lettre, datée du 29 mars, ne fut remise à Luther que dans le mois de septembre. Quels obstacles avait-elle rencontrés ? On l'ignore ; mais il n'est pas de soupçon, en pareille occurrence, qui ne soit permis. Tant d'hommes se croient intéressés à retarder un bien, quand ils désespèrent de l'empêcher. Fraude inutile, supposé qu'elle ait eu lieu ; le moine infidèle à la grâce allait-il abandonner la voie où l'entraînait son indomptable orgueil, et d'autres passions qu'il ne s'avouait peut-être pas encore? Tout cependant n'était pas mort dans la conscience de ce prêtre ; on ne saurait douter qu'il ne ressentit une sincère émotion, en lisant la lettre pontificale. Il écrivait à l'un de ses amis : « Je sais que l'Eglise Romaine est la chaste épouse du Christ, la mère de toutes les Eglises, la fille de Dieu, la reine du monde, la terreur des enfers... Ils se trompent ceux qui me représentent comme l'ennemi de cette Eglise ; nul ne l'aime d'un plus pur amour.»
Impression soudaine et fugitive : peu de jours après, dans une plus intime confidence, il disait à Spalatin : « Nous touchons au der-
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nier acte de la comédie1.
» Le premier de la tragédie n'allait pas tarder. Avant de quitter l'Allemagne
pour aller rendre compte de sa mission, le nonce Miltitz, toujours persuadé de
sa victoire, malgré l'éclat de Leipzig et les publications récentes, voulut
une fois de plus voir Luther et s'assurer qu'il écrirait au Pape. Il partit, emportant
toutes ses illusions et de magnifiques promesses. Où Cajetan avait succombé,
lui venait de remporter un véritable triomphe. La lettre annoncée n'arrivera
que trop tôt ! Mais elle fut précédée d'une autre, qui celle-là s'adressait à l'empereur. Luther savait
flatter les puissances temporelles autant que résister au pouvoir spirituel.
Ecoutons son langage ; c'est toute une révélation : l'homme s'y montre sous un
jour qui se projette dans l'avenir, avec ses aspirations hautaines et rampantes.
20. Le 25 janvier 1520, Luther écrivait donc « au sérénissime prince et seigneur, le seigneur Charles cinquième de nom, César des Romains, empereur toujours Auguste, roi des Espagnes, archiduc... Grâce et paix de la part de Notre Seigneur Jésus-Christ. Que j'ose adresser une lettre à votre sérénissime Majesté, très-excellent empereur Charles, il n'est personne qui ne doive justement s'en étonner. N'est-ce pas de la dernière audace à la plus infime des créatures d'aborder ainsi le roi des rois, le dominateur des dominateurs en ce monde? L'étonnement diminuera cependant si l'on considère la grandeur du sujet qui m'inspire : il s'agit après tout de la vérité même de l'Evangile. Elle a le droit d'accéder au trône de la céleste Majesté : comment n'aurait-elle pas celui de se présenter devant un souverain de la terre? Bien que siégeant dans les hauteurs, les rois doivent abaisser leurs regards sur les humbles, tendre la main à l'indigent et relever le pauvre, imitant en cela le Dieu dont ils sont les images vivantes. …..Dans ces derniers temps, j'ai publié quelques opuscules qui m'ont attiré l'indignation et l'envie de nombreux et puissants personnages. Et toutefois, j'avais, ce semble, une double garantie de sécurité : d'abord, c'est malgré moi, par les embûches et sous la pression des autres, que
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1 « At hic ultimus actus fabulas. « Lettre à Spalatin, 8 octobre 1519.
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je me suis produit en public, quand je désirais uniquement de vivre inconnu dans mon obscure retraite ; en second lieu, je n'ai pas eu d'autre intention, Dieu m'en est témoin, et des hommes pleins de science et de vertu me rendraient le même témoignage, que de rétablir dans sa pureté la doctrine évangélique, altérée par les vaines opinions et les usages superstitieux de la tradition humaine. Voici trois ans tout à l'heure révolus que je subis les colères incessantes, les contumélies, les dangers, tous les maux que la haine implacable peut inventer. En vain je demande grâce, je propose en vain des conditions de paix, j'offre de garder le silence, je demande aussi d'être éclairé : on ne veut qu'une chose, étouffer avec moi le flambeau de l'Evangile. Après avoir sans résultat usé de tous les moyens, comme Saint Athanase, je n'avais plus que le recours à la puissance impériale, dans l'espoir que le Seigneur daigne par vous soutenir sa propre cause. Je suis donc à vos pieds, implorant votre protection, non pour moi, mais pour la vérité même. N'est-ce pas en sa faveur que vous portez le glaive dont vous êtes armé ? Défendez-moi seulement pendant la lutte, jusqu'à ce que je sois ou vainqueur ou vaincu. Dès que je serai jugé coupable d'hérésie et d'impiété, je repousse toute défense. Le plus bel ornement du trône que vous occupez, la gloire de votre empire, aux yeux des âges futurs, ce sera de n'avoir pas souffert que le méchant opprime le juste. Tel est mon espoir, telle est ma confiance, en demandant au Seigneur Jésus de vous conserver pour le bonheur de vos peuples……..»
21. Quelles réflexions ne suggérerait pas un pareil
document, dont l'insolence et l'obséquiosité sont parfois intraduisibles ! Dans
les limites qui nous sont imposées, nous ne pouvons pas les émettre toutes; il
nous suffit de les provoquer et d'en signaler quelques unes. Au commencement
déjà, qui ne serait frappé de la formule quasi pontificale employée par le
moine de Wittemberg parlant à l'empereur d'Allemagne? Vraiment il n'avait qu'à
terminer par les mots sacramentels « et bénédiction apostolique. » Ce n'est pas
lui, dit-il ici comme ailleurs, qui fut l'auteur du scandale ; il n'a pas
attaqué, il n'a fait que répondre. C'est donc Tetzel qui suspen-
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dait la prédication des
Indulgences pour défier personnellement le frère augustin et l'arracher à sa paisible
cellule ! Eckius, Emser et Priérias se battaient contre des fantômes créés par
leur imagination, se donnaient, à la face du monde, pour réfuter des erreurs
que personne n'avait enseignées, bien qu'ils citent les noms et les œuvres!
L'empereur était loin, jeune et sans expérience, malgré ce qu'on racontait de
sa précoce habileté ; Luther pouvait donc espérer l'attirer dans le piège, en le
trompant sur la marche et la réalité des faits. Il comptait bien avoir trompé
le Pape. Jouet de ses propres illusions, il allait jusqu'à vouloir tromper ses
amis eux-mêmes, qui savaient néanmoins aussi bien que lui l'origine et les
causes de la lutte engagée. « On connaissait mon caractère, dit-il à l'un d'eux
qui veut le rappeler à la modération ; on ne devait pas irriter le chien, il
fallait le laisser tranquille. Rien ne doit vous étonner. La réforme ne
saurait s'accomplir sans ébranlement et sans violence. La parole de Dieu, c'est
l'épée, c'est la guerre, c’est la destruction, c'est la ruine, le poison et la mort... J'avertirais le duc
Georges ; mais il ne me lirait ou ne me comprendrait pas… Quels imbéciles que vos docteurs de Leipzig ! Je n'eus jamais de pareils
adversairs. Ils ne voient rien, et les tempêtes approchent. Il faut renoncer à
la paix, ou trahir la parole divine. Je suis frappé de terreur. Malheur à la
terre ! Des signes ont paru dans le ciel, c'est ma tragédie qu'ils
annoncent1 ! »
Un nuage de sang a passé devant les yeux de l'hérésiarque ; il n'en poursuit pas moins son
chemin : il se jette tête baissée dans le précipice. Ses contradicteurs, il ne
se borne plus à les tourner en dérision, à les accabler d'insultes et de
sarcasmes ; il demande ouvertement leur mort, il les damne dès la vie présente,
en défendant de prier pour eux.
22. Voilà les dignes préludes de sa lettre à Léon X. En voici quelques passages : «Parmi les monstres de ce temps contre lesquels je soutiens une aussi longue guerre, je dois forcément reporter vers vous, Bienheureux Léon, mes regards et mes pensées.
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1 Lettres à Spalatin, 9 et 24 février 1520 ; — Ulemberg, Vila et Gestn M. Lutheri, pag. 70.
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Quoique, par la haine inextinguible de vos impies adulateurs et leurs infâmes manœuvres, je me sois vu dans la nécessité d'en appeler au futur concile, dédaignant en cela les arbitraires constitutions, les défenses tyranniques de vos prédécesseurs Pie II et Jules II, jamais je n'ai voulu me séparer de Votre Béatitude, au point de ne plus demander pour vous tous les biens désirables. Les gratuites inimitiés et les serviles animadversions, je puis les mépriser, puisque j'en triomphe ; mais il est une situation à laquelle je ne saurais me résigner, celle d'ennemi déclaré de votre personne. Le moment est venu de proclamer la vérité, ma conscience à cet égard ne me fait aucun reproche. S'il en était autrement, je serais impardonnable, à mes propres yeux ; je prendrais en main la cause de mes adversaires, la palinodie ne me coûterait pas le moindre effort ; elle me serait aussi douce qu'honorable. J'ai dit que vous étiez un Daniel captif à Babylone. Je me suis employé de tout mon pouvoir, nul ne l'ignore, à sauvegarder votre réputation, à défendre votre innocence, lâchement attaquées et ternies par votre apologiste Priérias... La curie romaine, le siège que vous occupez, c'est autre chose. Vous ne pouvez nier, mon cher Léon, que cette curie ne surpasse en corruption une Sodome quelconque. Or, dans la mesure de mes moyens, j'ai voulu porter remède à cette plaie désespérée ; tel est mon crime.L'Eglise Romaine, Je n'ai pu souffrir que, sous votre nom et celui de l'Eglise Romaine, on répandît l'erreur dans la société des fidèles, on se jouât du peuple chrétien ; j'ai lutté contre le mensonge, et je lutterai tant qu'il restera dans mon âme une étincelle de foi. Ce n'est pas que je veuille tenter l'impossible, que je compte opérer une salutaire commotion à l'encontre de ces furieux adulateurs, dans cette Babylone perdue d'orgueil et de vices. Je voudrais seulement, débiteur de mes frères, atténuer le mal dont elle est la source. Depuis longtemps déjà, vous ne pouvez l'ignorer, elle répand dans le monde des torrents de corruption et d'iniquité. jadis la plus sainte de toutes les Eglises, est une impure caverne de voleurs, le plus honteux des lupanars, le trône du péché, de la mort et de l'enfer ; c'est plus clair que la lumière. Sa perversité ne saurait
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aller plus loin, quand même l'Antéchrist y régnerait en personne. Et cependant vous siégez là comme un agneau parmi les loups, comme Daniel dans la fosse aux lions; les scorpions vous entourent comme ils entouraient Ezéchiel. Seul, avec trois ou quatre cardinaux dont la sagesse égale l'érudition, que pouvez-vous contre tant de monstres? Vous mourrez empoisonnés, loin de guérir les autres du poison. C'en est fait de la curie romaine ; à la fin est tombé sur elle le divin courroux. Elle abhorre les conciles, la réformation lui fait peur ; ce qui fut dit de sa mère se réalise aujourd'hui: « Nous avons soigné Babylone, et rien ne l'a guérie, abandonnons-la. » C'est à vous, Léon, c'est à vos collègues, qu'il appartenait d'appliquer un remède à ces maux : mais l'incurable podagre se rit du médecin, le char n'obéit plus aux rênes. J'ai toujours regretté, excellent Léon, que vous ayez été créé pontife dans un siècle comme celui-ci ; vous étiez digne de l'être dans des temps meilleurs. Ce n'est ni vous ni ceux qui vous ressemblent, c'est Satan qui devrait occuper ce siège ; il est vrai qu'il règne beaucoup plus que vous dans cette Babylone... »
23. Il revient à satiété sur cet odieux parallèle, suppléant à la pauvreté des idées par l'abondance des expressions. Il a beau distinguer le Pape de son entourage, dans le but mal dissimulé de les désunir, pour amener la ruine de l'un et de l'autre. Plus il charge le tableau, mieux apparaît son artifice. Si ce qu'il dit était la réalité, Léon X en saurait peut-être quelque chose ; et dès lors il assumerait la responsabilité d'une telle situation, il couvrirait tout de son manteau pontifical, il serait complice, par la raison qu'il ne pourrait être dupe. Les accusations de Luther sont moins insultantes que ses éloges et sa feinte pitié. Il abandonne enfin le contraste, pour aborder un autre sujet, auquel il attache une égale importance. Il a toujours sur le cœur la défaite essuyée dans la célèbre conférence de Leipzig. Aussi faut-il l'entendre déblatérer avec rage contre son vainqueur, nier sa victoire, ternir sa réputation. Il n'a pas mieux digéré l'entrevue d'Augsbourg ; et le cardinal de Saint-Sixte n'est pas plus ménagé que le chancelier d'Ingolstadl. Ajoutant l'ingratitude à la vengeance, il n'épargne pas même le
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doux et pacifique Miltitz. Le reste de sa lettre est rempli de perfides insinuations, d'outrages directs et d'inutiles redites. Les passages cités sont plus que suffisants, pour quiconque ne repousse pas de parti pris la lumière. Allons à la conclusion : «Espérer maintenant que je me rétracte, que je chante la palinodie, il n'y faut pas songer ; nul ne doit le prétendre, à moins de vouloir susciter de plus violentes tempêtes. M'imposer des lois dans l'interprétation de la parole de Dieu, je ne le souffrirai pas davantage ; la parole de Dieu ne saurait être enchaînée, puisqu'elle donne au monde la liberté. Avec cette double réserve, il n'est rien que je ne puisse et ne veuille accepter pour le rétablissement de l'ordre. Je déteste les contentions, je ne provoquerai personne ; mais je n'entends pas non plus être provoqué... Laissez-moi vous le dire, bienheureux père Léon, n'écoutez pas ces dangereuse sirènes qui font de vous une sorte de Dieu mêlé, non un pur homme, et vous attribuent le droit imaginaire de tout commander et de tout exiger. Cela ne saurait être, vous ne prévaudrez pas. Vous êtes le serviteur des serviteurs, pas autre chose ; vous occupez le dernier rang, le poste le plus périlleux parmi le reste des hommes. Ils vous induisent en erreur, ceux qui vous proclament le maître du monde et soumettent tous les chrétiens à votre autorité. Ils se trompent ou vous trompent, ces impies adulateurs qui vous placent au-dessus du concile et de l'Eglise universelle. En disant qu'à vous seul appartient l'interprétation des divines Ecritures, ils n'ont d'autre but que d'exercer leur impiété sous votre nom... C'est à moi de l'impudence peut-être de faire ainsi la leçon au suprême docteur de l'univers, à celui qui dicte les célestes sentences, pour répéter le mot consacré ; mais je suis entraîné par le zèle, j'obéis à mon affection pour vous. Désirant ne point paraître les mains vides, j'ose vous offrir comme un gage de paix et d'espérance, un petit Traité, par lequel vous jugerez des goûts et des études qui m'auraient absorbé, qui m'absorberaient encore, n'étaient les incessantes persécutions de mes ennemis, qui sont aussi les vôtres1... »
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1. Cette lettre est datée du 6 avril 1520. Pour en expliquer la violence, ou bien pour en diminuer l'odieux, on a prétendu qu'elle était postérieure à la
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24. Or, le traité que Luther envoyait à Léon X, c'est celui de la Liberté chrétienne. Singulier témoignage d'amour, splendide garantie de soumission filiale ! Là le moine insurgé pose en principe, établit comme un point fondamental, non seulement la justification sans les œuvres, mais l'inutilité, l'impossibilité de la foi, quand les œuvres interviennent. Exposant une théorie que nous ne voyons pas apparaître pour la première fois, il enseigne que l'homme pèche, alors même, alors surtout qu'il prétend faire le bien, quand il répand l'aumône, quand il médite sur la Passion du Sauveur, quand il s'adonne à la prière, quand il pleure sur ses prévarications passées, quand il en fait pénitence. Le nouveau docteur, radiant la tradition de tous les siècles, cloue l'homme au péché, le rive à la damnation éternelle. Voilà comment il entend la liberté ! Le corps ne peut pas souiller l'âme, ajoute-t-il, quelles que soient les abominations dont il se souille lui-même. Du moment où le chrétien s'unit au Christ par la foi, sa justice est inadmissible, et son salut ne l'est pas moins. Il enseigne la même doctrine, s'il est permis de désigner ces choses par ce nom, dans son livre de la Captivité de Babylone, mais en termes si clairs, avec une telle insistance, qu'on chercherait vainement à le disculper. C'est le pur fatalisme, autorisé par la religion, autorisant l'immoralité. « Voyez, dit-il, quel homme riche est le chrétien ; quand même il voudrait se perdre, il ne le peut pas, malgré le nombre et l'énormité de ses péchés. Aucun ne saurait le mener à la damnation, excepté le doute. » Il renchérira bientôt, si c'est possible, dans une lettre à Mélanchton ; et voici comment il s'exprime: « Sois pécheur, pèche fortement ; mais crois plus fortement encore et réjouis-toi dans le Christ, le vainqueur du péché, de la mort et du monde. Pécher est une nécessité pour nous, tant que nous sommes sur la terre. Nous aurions beau cependant commettre chaque jour mille fornications et mille homicides ; rien jamais ne nous séparera du Christ1. » La lettre que
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Bulle de Léon X. Assertion purement gratuite, et qui serait au besoin démentie par le silence de l'auteur sur cette Bulle.
1. « Esto peccator et pecca fortiter ; sed fortius fide et gaude in Christo, qui victor est peccati. » Lettre à Mélancthon, 21 août 1521.
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Luther venait d'écrire au Pape, il la traduisit en allemand, ou plutôt il l'exagéra dans cette langue : elle devint alors le plus odieux des pamphlets, à la portée de toutes les intelligences, allant souffler l'insubordination et porter le mépris de l'autorité jusque dans les derniers rangs du peuple. Le latin était pour les écoles et les lettrés. Le courant de ses idées actuelles est marqué là d'une empreinte indélébile, bien qu'elles n'y soient pas formellement énoncées. Il avait dit ailleurs : «Les âmes pieuses qui pratiquent le bien en vue d'obtenir le royaume céleste, sont dans une complète illusion, se rendent coupables d'une réelle impiété. Telle est ma conviction. Les bonnes œuvres tendent à l'homme un piège beaucoup plus dangereux que le mal lui-même. » Luther sera conduit par l'implacable logique de l'erreur à composer son traité du Serf arbitre, le contre-pied du Libre arbitre de saint Augustin et de toute la tradition chrétienne. C'est le couronnement de sa théorie, comme son mariage avec Catherine Bora est celui de sa morale, et le massacre des paysans, celui de sa politique.
25. Nous avons observé point par point la marche de l'hérésiarque dans les faits extérieurs ; il nous reste à signaler l'intime généalogie de ses fatales doctrines. Le point de départ en est admirablement fixé par Bossuet. Sa simple et magistrale parole demeure toujours également vraie : c'est le dernier mot d'une situation intellectuelle. Gardons-nous d'y rien changer. « La justification, c'est la grâce, qui, nous remettant nos péchés, nous rend en même temps agréables à Dieu. On avait cru jusqu'alors que ce qui produisait cet effet devait à la vérité venir de Dieu, mais enfin devait être en nous ; et que pour être fait juste, il fallait avoir en soi la justice, comme pour être savant et vertueux, il faut avoir en soi la science et la vertu. Mais Luther n'avait pas suivi une idée si naturelle. Il voulait que ce qui nous justifie, ce qui nous rend agréables aux yeux de Dieu, ne fût rien en nous ; mais que nous fussions justifiés parce que Dieu nous imputait la justice de Jésus-Christ, comme si elle eût été la nôtre propre, et parce qu'en effet nous pouvions nous l'approprier par la foi 1. » Voilà bien la source des aberrations où
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1 Bosscet, Histoire des Variations... liv. i.
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le docteur de Wittemberg fut entraîné par cette logique de l'erreur dont nous parlions tout-à-l'heure, et dans lesquelles il entraîna tant d'Eglises germaniques d'abord, puis tant d'autres nations. Cette justice non subjective mettait en l'air tout l'édifice doctrinal et moral du christianisme. Un écrivain de nos jours développe ainsi la même donnée : « C'est par suite des angoisses et des tourments intérieurs où s'écoulèrent les premières années de sa profession religieuse, que Luther renversa le dogme de la justification, par un étrange abus des saintes Ecritures. Selon lui, l'homme vit dans un monde entièrement soumis à l'empire du mal ; ce monde est plongé dans les ténèbres, ou plutôt n'est que ténèbres : par l'effet du péché originel, l'homme lui-même est absolument mauvais. Tout ce qu'il tente pour se soustraire au mal et se réhabiliter, non seulement est inutile, mais aggrave sa situation et sa culpabilité. Dieu ne le justifie pas d'une manière réelle, comme l'ont entendu tous les chrétiens, comme l'enseigna toujours l'Eglise catholique ; il le revêt des mérites de Jésus-Christ, il lui donne une justice préalable et toute faite, que l'homme s'approprie, bien qu'elle lui soit étrangère, par un pur acte de foi, sans le concours de son œuvre. La justice du Sauveur n'est plus dans ce système qu'un vaste manteau qui couvre et cache aux yeux de Dieu les iniquités de l'homme. Rien ne paraît de ses prévarications passées, ni même de ses prévarications présentes. Pas d'autre obligation que celle de la foi, plus de responsabilité morale, ni de subordination pour l'être humain. Telle est la grande découverte, l’eurèka de Martin Luther1. »
§ V. LA PAPAUTÉ DEVANT L'HÉRÉSIE.
26. A la lumière de ce principe, tout change d'aspect dans la religion. Que deviennent les Indulgences, les Sacrements, le Sacerdoce lui-même? A quoi bon la vertu? Luther déclare que tous les
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1. Dollisger, Réforme... tom. III. Son aberration sénile n'amoindrit ni l'importance de ses travaux antérieures ni la portée de ses jugements historiques.
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p585 CHAP. IX. — LA PAPAUTÉ DEVANT L'HÉRÉSIE.
fidèles sont prêtres, dans le sens rigoureux du mot, à l'égal des évêques et du Pape ; l'ordination n'est qu'une vaine cérémonie. Quant aux Indulgences, par où la querelle avait commencé, il déplore tout ce qu'il en a dit à cette époque, il voudrait anéantir tous ses écrits sur une chose purement imaginaire, comme il la traite désormais. Il regrette pour la même cause sa futile distinction concernant la primauté du Pontife Romain. Celui-ci pouvait-il rester sous le coup de cette négation qui détruisait tout dans l'Église ? Evidemment non ; ni ses droits ni ses devoirs ne lui permettaient de pousser plus loin la patience. Avec l'historien latin, il aurait déjà pu dire : Grande patientiae ducumentum profecto dedimus. Force était d'adopter une autre marche. Le 15 juin 1520 parut la première Bulle contre l'hérésiarque. En voici le début, dont la solennité n'étonnera personne, vu l'importance de la situation et la gravité des circonstances : « Levez-vous, Seigneur, et jugez votre cause ; souvenez-vous des opprobres qui retombent sur vous, que vous adressent encore les insensés sans trêve et sans relâche. Inclinez votre oreille à nos supplications. Les renards cherchent à démolir cette vigne dont vous avez foulé le pressoir, dont vous avez confié le soin et l'administration à l'apôtre Pierre, comme au chef de la hiérarchie, et dans sa personne à tous ses successeurs, comme lui vos vicaires. Le sanglier de la forêt cherche à l'exterminer, la bête sauvage la dévore. Levez-vous, Pierre, et, remplissant encore le divin mandat, venez au secours de l'Église Romaine, la mère de toutes les Églises, la maîtresse de la foi, dont vous avez scellé les bases par votre sang. Contre elle se déchaînent, ainsi que vous l'aviez annoncé, les rebelles et les faux docteurs, qui se perdent eux-mêmes, en s'efforçant de perdre les autres, ces hommes dont la langue distille un venin mortel, est un feu qui ravage, un instrument de division, un mal inquiet, qui ne laisse ni repos ni trêve. Levez-vous aussi, ô Paul, pour la défense de cette même Eglise que vous avez également illuminée par votre enseignement et glorifié par votre martyre. Il est revenu parmi nous, ce Porphyre qui recourut à tous les moyens pour arrêter la diffusion de l'Évangile, le tourner en dérision et ruiner dès le commencement la prédication
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apostolique. Il faut sans doute qu'il y ait des hérésies, comme vous l'avez dit vous-même, dans l'intérêt du bien, pour éprouver et ranimer les fidèles ; mais il ne faut pas qu'elles prennent un dangereux accroissement et qu'elles étouffent la divine semence. Rejetant le vrai sens des Livres saints, aveuglés par le père du mensonge, imitant les anciens ennemis de la religion, les hérétiques de tous les temps, séduits par l'ambition et la vaine gloire, nos ennemis actuels interprètent à leur guise le texte sacré, disons mieux, le torturent et l'altèrent, au point que l'Evangile du Christ est devenu sous leur main l'Évangile du diable, comme parle saint Jérôme. Levez-vous, Eglise du ciel, et vous, Église de la terre ; demandez à Dieu d'éloigner les hérésies et de conserver l'unité... »