Pascal II et Henri IV 7

Darras tome 25 p. 366


§ IV. Guerre de Henri IV contre son fils.


   23. « Après le concile, reprend Ekkéard d'Urauge 1, le jeune roi se rendit à Mersebourg, où il célébra la fête de la Pentecôte (28 mai 1105), et assista au sacre de Henri, qu'il eut tort de nommer, sans élec- tion canonique préalaple, au siège archiépiscopal de Magdebourg. Le légat apostolique Gébéhard de Constance, se prêta trop légèrement à cette promotion, qui lui fut plus tard reprochée par le pape Pascal II2. Il y eut là une précipitation et comme un excès de zèle motivé par la pensée d'écarter plus promplement le candidat patronné par le pseudo-empereur, qui voulait, comme nous l'avons vu3, donner cette riche investiture à Hartwig fils du comte Égelbert4.» Poursuivant son projet de rétablir partout les évêques légitimes et d'expulser les intrus, le jeune roi se détermina à tenter la restauration du primat exilé, Ruthard, dans la puissante cité de Mayence. Or, le pseudo-empereur y résidait encore sous la garde des milices communales qui lui étaient profondément dévouées, et avec un petit nombre de princes, plus ou moins fidèles, demeurés à sa cour5. «Le jeune prince vint donc avec une armée de Saxons, disent les Annales d'Hildesbeim, dresser son camp sur la rive gauche du Rhin, en face de Mayence, le lendemain de la Nativité de saint Jean-Baptiste (23 juin). Le métropolitain Ruthard et le légat apostolique Gébéhard de Constance l'accompagnaient dans cette expédition. Il comptait, pour franchir le fleuve, sur la coopération du comte palatin de la province rhénane, qui lui avait promis une flotte. Mais infidèle à ses engagements, le comte se laissa séduire par les présents de Henri IV, et fit rentrer au port de Mayence tous les vaisseaux et barques disponibles6. » Dans l'impossibilité d'effectuer son passage, le jeune roi dut recourir aux

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1 Nous croyons devoir rappeler ici que le monastère d'Urauge, Uraugia, est le même que celui d'Ursperg, vocable adopté par la plupart des historiens modernes. Ceux-ci attribuaient d'ailleurs la chronique d'Ursperg à un abbé du nom de Conrad, auquel M. Pertz a restitué d'après les sources authentiques son véritable nom d'Ekkéard.— 2. Cf. chapitre suivant n» 47. — 3 Cf. n° 20 de ce présent chapitre.—4. Ekkeard. Uraug., Chronic, loc. cit., col. 992.

5 Paire intra muros expedanle, eum non parva militum turba, nonnullis-que non tanien sibi sat fidis principibus. (Ekkeard. Uraug., ibid.).

6. Annal. Hildesheim., Pair, lai-, tom. CXLI, col. 591.

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négociations. « Des deux côtés, dit Ekkéard d'Urauge, on désirait également éviter une guerre parricide. Chaque jour des messages s'échangeaient d'une rive à l'autre ; les princes du royaume se concertaient pour arriver à un accord amiable. L'empereur offrait de partager le gouvernement avec son fils et s'engageait à lui laisser tous ses états en survivance ; mais il repoussait absolument l'unique condition posée par le jeune roi, celle de se soumettre à l'autorité du siège apostolique et de rétablir l'unité dans l'Église 1. » Tous les pourparlers furent inutiles, et le jeune roi se dirigea avec son armée sur Wurtzbourg (juillet 1103). L'année précédente, l'évêque de cette ville, Éméhard, le même qui avait si éloquemment parlé sur la nécessité de la paix à la diète de Mayence de 1102 2, était mort. Le pseudo-empereur avait investi son chancelier Erlung du siège vacant. « Or, reprend la chronique d'Urauge, Erlung ne partageait point, comme le supposait Henri IV, les idées schismatiques du parti césarien. Neveu de Méginbard ancien évêque de Bamberg, pieux et savant canoniste, il avait été élevé avec le plus grand soin par son oncle qui l'attacha au clergé de sa cathédrale. À cette école Erlung devint un modèle de probité, de science et de vertu. Sa réputation franchit les limites du cloître canonial de Bamberg et parvint jusqu'à la cour. Devenu chancelier de l'empire, il exerça durant quelques années cette charge à la satisfaction générale. Quand il se vit appelé par l'investiture de Henri IV au siège de Wurtzbourg, il ne s'empressa point de se faire sacrer. Depuis longtemps il était en relations d'intimité avec le jeune roi Henri. Sans trahir le père pour le fils, il se maintenait avec une rare prudence dans les bonnes grâces de l'un et de l'autre. Aussi, dès l'arrivée du jeune roi à Wurtzbourg, il ne fit aucune difficulté de résilier entre ses mains son titre épiscopal. Toutefois il lui demanda et en obtint facilement la permission d'aller reprendre son office de chancelier près de l'empereur. Ces circonstances permirent de promouvoir au siège de Wurtzbourg le prévôt de la cathédrale de cette ville, Ruotpert, précédemment élu par le clergé et le peuple. Il fut sacré par le métropolitain Ruthard

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1. Ekkeard. Uraug., Patr. lat., tom. CXIV, col. 993. 2 Cf. n° 8 de ce présent chapitre.

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de Mayence. Ainsi cette église fut rétablie dans la communion du saint-siége. On y promulgua la Trêve de Dieu, que les habitants jurèrent d'observer. Le jeune roi put alors licencier son armée et rentrer  pacifiquement à Ratisbonne 1 .  »   Ces victoires du parti catholique en Germanie, réveillèrent les espérances des fidèles de Cambrai. Ils rappelèrent le comte Robert de Flandre, expulsèrent l'intrus Gaucher, qui, « se voyant, disent les Gesta, agrevé de si grans oppressions, laissa la terre de Cambrésis et alla à l'évesque de Liège Otbert, qui le reçut à grand honneur 2. » Or l'évêque légitime de Cambrai venait d'être quelques mois auparavant transféré au siège de Soissons. Robert de Flandre fit donc procéder à une nouvelle élection canonique. Tous les suffrages se portèrent sur l'ancien et célèbre écolâtre Oudard (Odo), lequel, après quinze années d'un professorat aussi glorieux que fécond, avait renoncé au monde pour embrasser la vie du cloître et était devenu abbé de Saint-Martin de Tournay.  « C'était, disent encore les Gesta, uns hom bien lettrés, maistre de grand science, patiens, débonnaires, humbles à tous, plains de saintes mœurs3. » Il fut sacré par l'archevêque de Reims et intronisé en grande pompe. Mais il dut recourir pour vivre aux aumônes des fidèles, parce que les régales, c'est-à-dire les biens de son église, étaient détenus par les fonctionnaires du pseudo-em-pereur4. A l'occasion de la liberté d'élection ainsi rendue au clergé de Cambrai, saint Anselme de Cantorbéry écrivit au comte de Flandre une lettre d'encouragement et d'éloges. « Vous donnez aux autres princes, lui disait-il, le bon exemple, et vous invitez par là tous les serviteurs de Dieu à prier pour vous. Je suis le féal de votre âme; je vous en conjure donc, vous, mon bien-aimé dans le Seigneur, ne craignez jamais d'amoindrir votre dignité en aimant et en défen-dant la liberté de l'Église, épouse de Dieu et votre mère; ne croyez pas vous humilier en l'exaltant ni vous affaiblir en la fortifiant5

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1. Ekkeard. Uraug., coi. 993, 994 et 995.

2 Cest. pontifie. Camerac, Pair, lat., tom. CXLIX, col. 226.

3 Gesta pontifie. Camerac-, Pair, lat., tom. CLIX, col. 231.

4 Nihit liàbens de regalibus, licet Cameraci receptus, sed solum militans fi-
delium suorum stipendia,, qux ipsi gratis offerebantur. (Gesta abbieviata,
ibid.,
col. 206.)

5 S. Anselm. Cantuar., Gpist. xm, lib. IV; Pair., lat. tom. CXLIX, col. 208.

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  26. . « Cependant, disent les Annales d'Hildesheim, aussitôt que l'empereur eut appris le retour de son fils à Ratisbonne, il sortit de Mayence avec les milices de cette ville, le jour de la fête de saint  Pierre-aux-Liens (1er août 1103), se jeta sur la Bavière, dévastant et brûlant toutes les localités qui avaient reconnu la domination du  jeune roi 1. » En passant par Wurtzbourg, il chassa le nouvel évoêque catholique Ruotpert, rétablit l'autorité nominale d'Erlung, et assouvit sa vengeance sur ceux des habitants qui avaient commis le crime, irrémissible à ses yeux, de s'être associés au mouvement catholique. En même temps, il nouait avec les bourgeois de Ratisbonne de secrètes intelligences, dans le but de se faire livrer par eux le roi son fils. L'intrigue fut tellement bien concertée que l'avant-garde du pseudo-empereur franchissait déjà le pont de la Régen, rivière qui se jette dans le Danube sous les murs de Ratisbonne, lorsque le jeune Henri, prévenu enfin du danger qui le menaçait, prit la fuite avec une poignée de compagnons fidèles. Le complot schismatique était ainsi déjoué au dernier moment. Ivre de rage, le pseudo-empereur voulut du moins laisser une trace de son passage à Ratisbonne. Il investit du siège épiscopal de cette ville un jeune favori, adolescentulum, nommé Uldaric2. Puis appelant à son secours Léopold III d'Autriche et le duc de Bohême Borewoi II, il alla mettre à feu et à sang toutes les terres du margrave Diotpald de Bavière. Ces divers mouvements stratégiques furent exécutés avec une rapidité inouïe. On eût dit le réveil du lion. « Les catholiques, reprend Ekkéard d'Urauge, n'avaient pas eu le temps de se rallier autour de leur jeune roi. Ils ne désespérèrent point cependant de leur cause. Groupés en escouades séparées, ils s'élancèrent à la poursuite de l'armée césarienne, répondant à une guerre d'extermination par des prodiges de valeur. Enfin, concentrés au nombre de dix mille combattants, la fleur de la jeunesse saxonne et franconienne, sous les étendards du jeune roi, ils vin-

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1 Annal. Hilde.skeim., Pair, lai., tom. CXLI, col. 591.

2 Le siège de Ratisbonne était devenu vacant par la mort tragique de Gébhard, assassiné par un chevalier qui croyait avoir à se plaindre de cet évêque. Cf. Ek
kéard. Uraug., Chronic, Pair, lut-, tom. CUV, col. 995.

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rent camper sur la rive gauche de la Régen en face de l'ennemi. Durant trois jours on vit flotter sur l'une et l'autre rive les bannières rivales du père et du fils. Des rencontres partielles se renouvelaient jà chaque instant au milieu même du fleuve. Le comte Hartwig, du côté de l'empereur, y perdit la vie; bon nombre de guerriers succombèrent de part et d'autre. Cependant la veille du jour fixé pour le combat général, les princes les plus influents de chaque armée eurent entre eux une conférence pacifique où ils examinèrent la situation avec plus de calme. Éclairés sans nul doute par une inspiration de l'Esprit-Saint, ils tombèrent d'accord qu'il n'y aurait ni justice, ni humanité à engager une action si meurtrière. Unanimement ils déclarèrent qu'il fallait épargner le sang chrétien et éviter une guerre parricide. Le jeune roi lui-même, en parcourant les rangs de ses guerriers, sentit ses entrailles s'émouvoir à la pensée de lever le glaive contre l'empereur son père. «Mes braves compagnons, s'écria-t-il, toute ma reconnaissance vous est acquise pour  votre dévouement, et j'espère pouvoir un jour vous en donner la juste récompense. Rappelez-vous cependant que ce serait mal comprendre mes intentions, si aucun de vous croyait mériter mes bonnes grâces en portant une main homicide sur l'empereur mon seigneur et père. Ma seule ambition est de lui succéder un jour, s'il plaît au Roi des rois, et de gouverner en prince chrétien; mais je ne veux point être parricide. Si mon père consentait à reconnaître l'autorité du siège apostolique, à rendre au pape l'obéissance qui lui est due, je serais trop heureux de recevoir de sa main l'apanage qu'il plairait à sa clémence de m'assigner. Je ne suis donc point l'antagoniste de mon père, mais le sincère défenseur des véritables intérêts de l'empereur et de l'empire. » Ayant ainsi parlé, il fit rompre les rangs, et toute son année rentra sous les tentes, en criant qu'elle n'attenterait point à la majesté impériale. Henri IV, sur l'autre rive de la Régen, affichait des sentiments tout contraires. Il prenait ses dernières dispositions pour livrer bataille le lendemain, lorsque, au commencement de la nuit, le duc de Bohême et Léopold d'Autriche, à sa grande surprise, lui signifièrent leur résolution  de  ne point se battre.   Consterné à cette nouvelle,

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il les supplia de revenir sur leur détermination, mais ils furent inexorables. En ce moment des émissaires secrets vinrent, de la part du jeune roi son fils, l'avertir confidentiellement qu'une conspiration contre sa vie se tramait dans son propre camp. Ce péril mystérieux acheva d'épouvanter Henri IV. Il ne se sentit le courage ni de l'éclaircir ni de l'affronter. Cette même nuit, accompagné seulement de quelques affidés, il s'échappa clandestinement et prit la fuite. Sa retraite fut pour par ses soldats comme un signal de délivrance. Tous se retirèrent en allégresse dans leurs foyers, se félicitant d'avoir échappé aux hasards d'une bataille qu'ils croyaient imminente1. »


27. « Jouissant d'une victoire qui n'avait point coûté de sang, continue le chroniqueur, le jeune roi s'abstint de poursuivre les troupes ennemies. Il reprit possession de la ville de Ratisbonne et exigea des habitants une caution qui pût lui répondre à l'avenir de leur fidélité. L'intrus Udalric fut chassé du siège épiscopal dont le bon plaisir de l'empereur venait de l'investir, et remplacé par le noble et pieux Hartwig, qui obtint, dans une élection canonique, tous les suffrages du clergé et des fidèles. Durant son séjour à Ra- tisbonne, Henri gagna à sa cause un certain nombre de prélats et de princes demeurés dans cette ville pour y attendre le retour de l'empereur dont ils  avaient jusque-là suivi la fortune.  Passant alors à Wurtzbourg, il y rétablit l'évêque légitime Ruotpert, auquel le chancelier impérial Erlung céda volontiers la place pour s'attacher définitivement au jeune roi et le servir en qualité d'archichapelain 2. » — « Cependant, disent les Annales d'Hildesheim, l'empereur en quittant son camp des bords de la Régen, s'était dirigé au Nord, à travers les montagnes de la Bohême et de la Saxe, dans l'espoir de rentrer à Mayence avant que son fils pût y arriver. Il comptait le gagner de vitesse et l'empêcher une seconde fois de franchir le Rhin 3. » Dans ce but, il précipitait sa marche avec une  petite  escorte,   évitant   avec   soin   d'être   reconnu. « Malgré ces précautions, reprend Ekkéard d'Urauge, en passant chez les Sorabi (Souabe septentrionale), il fut signalé au comte

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1 Ekkeard. Uraug., Chronic, loc. cit., col. 994. — 2 Id. ibid. 3 Annal. Hildesheim. Pair, lut., toui. CXLI, col. 591.

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Wipprecht de Groitzch, gendre du duc de Bohême, qui lui donna l'hospitalité et s'offrit à le conduire sain et sauf à Mayence. Mais en habile politique, pendant que Wipprecht traitait ainsi le père, il négociait secrètement avec le fils et envoyait demander à celui-ci s'il aurait pour agréable le retour de l'empereur à Mayence. La réponse du roi fut affirmative et le comte s'empressa de tenir sa promesse vis-à-vis de son hôte impérial 1. » — « Mais, disent les Annales d'Hildesheim, aussitôt que le jeune Henri eut reçu le message de Wipprecht, il se hâta de quitter Wurtzbourg, et vint s'établir avec son armée en face de Spire. Avec le concours du gouverneur de cette ville, dont il paya largement la connivence 2, il trouva à sa disposition une flotte qui lui permit de franchir le Rhin3. Spire lui ouvrit ses portes; le jeune roi y fil son entrée solennelle la veille de la Toussaint (31 octobre 1105), et fut mis en possession du trésor impérial déposé dans la forteresse 4. » Le siège épiscopal était vacant depuis plus d'une année, par la mort du dernier titulaire Jean de Creydigaw. Le pseudo-empereur, réservant sans doute cette riche investiture comme un appât propre à tenter la cupidité vénale de quelque candidat opulent, n'y avait pas encore pourvu. Le jeune roi, sans attendre l'élection canonique, disposa du siège en faveur du vénérable Géhhard, abbé d'Hirschau, « personnage dont la noblesse les vertus, la science, dit Ekkéard, étaient rehaussées par son zèle pour la foi catholique et une aménité qui lui gagnait tous les cœurs5. » Le jour même de la Toussaint, Gébhard fut solennellement intronisé sur la chaire épiscopale de Spire. « Ces événements, reprennent les Annales d'Hildesheim, mirent en défaut l'activité vindicative de l'empereur. Celui-ci, à peine rentré à Mayence sous l'escorte du

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1 Ekkeard. Uraug., loc. cit., col. 993.

2 Nous avons déjà dit que les Annales d'Hildesheim sont en général suspectes de partialité en faveur de Henri IV. Nous n'en reproduisons pas moins textuellement leur récit, laissant au lecteur le soin de contrôler la valeur des assertions plus ou moins exagérées qui s'y rencontrent.

3 On sait que la ville de Spire, arrosée par la petite rivière de ce nom, est située sur la rive gauche du Rhin, à une vingtaine de lieues en amont de Mayence. —4. Annal. Ilildesheim. loc. cit., col. 591.

5. Ekkeard. Uraug., Chrome, col. 995.

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comte Wipprecht, avait reçu avis de la marche de son fils dans la direction de Spire où il comptait, comme on l'a vu traverser le Rhin. Sans perdre une minute, Henri IV partit lui-même à la tête de ses troupes dans l'espoir d'arriver à temps pour barrer le passage à l'armée catholique. Mais en route il apprit, non sans une profonde stupéfaction, que le jeune roi était maître de la ville. La frayeur qui le saisit à cette nouvelle inattendue fut telle, que rebroussant chemin, il revint s'enfermer à Mayence, où il rentra le même soir épuisé de fatigue et de faim, n'ayant pas voulu dans toute cette journée s'arrêter un instant pour prendre la moindre nourriture. Dès le lendemain, il envoya à Spire l'abbé du monastère de Saint-Alban1, nommé Thierry, pour négocier avec le jeune roi. « Au nom de Dieu, je vous en conjure, lui mandait-il, souvenez-vous que je suis votre père. Ne poussez pas votre obstination jusqu'à vouloir me détrôner. » Le jeune roi répondit à ces ouvertures en prévenant son père, comme il l'avait déjà fait sur les bords de la Régen, que de nouvelles conspirations s'organisaient, à Mayence  même, contre sa personne : il lui conseillait donc de quitter cette ville au plus tôt, s'il voulait échapper aux pièges que lui tendaient ses ennemis. L'avis était sérieux. Henri IV en reconnut lui-même la gravité; il s'éloigna en toute hâte et alla se réfugier dans la forteresse de Hammerstein 2 (entre Andernach et Bonn sur la rive gauche du Rhin)3. » Il y demeura quelques semaines, dans un isolement complet. « Cependant le jeune roi accompagné du vénérable archevêque Ruthard, proscrit depuis plus de huit ans par la fureur tyrannique de l'empereur, dit Ekkéard d'Urauge, se rendit à Mayence.Tous les princes catholiques étaient venus à leur rencontre et les reçurent en triomphe. Ruthard, conduit à la cathédrale au milieu des acclamations de l'allégresse universelle, reprit possession de la chaire métropolitaine et prononça l'acte de réconciliation du clergé et du peuple avec le siège apostolique. On eût dit un père revenu après une longue absence au milieu de ses enfants,

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1. Le monastère bénédictin de Saint-Alban avait été fondé, en 805, à Mayence par Charlemagne.

2 II ne reste aujourd'hui de ce château-fort que des ruines imposantes qui dominent le cours du Rhin. — 3 Annal. Uildeshelm., loc. cit., col. 592.

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ou pour mieux dire ressuscité d'entre les morts pour être rendu à leur tendresse 1. »


   28. Le jeune roi indiqua alors pour les prochaines fêtes de Noël une diète générale à Mayence ; tous les princes et évêques du royaume y furent convoqués. Elle devait être présidée par deux légats apostoliques Gébéhard de Constance et le cardinal Richard d'Albano que le pape Pascal Il envoyait à cet effet en Germanie, avec des pouvoirs spéciaux. Laissant ensuite le gouvernement de Mayence aux mains de Ruthard, le jeune roi quitta les provinces rhénanes au commencement de décembre, pour aller faire reconnaître son autorité dans les principales cités de la Burgondie 2. A la nouvelle

de son éloignement, le pseudo-empereur sortit de sa retraite de Hammerstein, descendit le Rhin jusqu'à Cologne et s'établit dans cette cité dont l'archevêque, Frédéric de Carinthie, rallié depuis peu à la cause catholique, lui était hostile, mais dont les bourgeois, comme dans la plupart des villes impériales, lui avaient conservé leurs sympathies 3. « Là, disent les Annales d'Hildesheim, voyant tous les princes et seigneurs résolus à se rendre à Mayence pour la diète indiquée et persuadé que son fils profiterait de la présence des légats apostoliques à l'assemblée pour se faire solennellement couronner, il déploya toute son énergie afin d'empêcher cette réunion nationale. Dans ce but, il se concerta avec le comte palatin Sigefrid et le comte Wilhelm, qui par son ordre se dirigèrent avec une avant-garde sur Mayence, pendant qu'avec le reste de ses troupes, il les suivit d'assez près4. » — « Mais, reprend Ekkéard, cette manœuvre n'avait pu s'accomplir si secrètement que les chefs du parti catholique n'en fussent prévenus. lls dépêchèrent aussitôt un message pour en in-former le jeune roi. Celui-ci, renonçant à son excursion en Burgondie, revint précipitamment sur ses pas, ne fit que traverser Mayence avec son armée et se porta dans la direction de Cologne 5. » —« A

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1 Ekkeard. Uraug., loc. cit., col. 996.

2 Burgundiam rcx Henricus convertilur. (Ekkeard. Uraug.). On sait que la
Francbe-Comté actuelle et la Suisse septentrionale faisaient alors partie de
l'empire d'Allemagne. — 3 Cf. Udalr. Cod., Epist., n° 213, apud Eckhard.,
tom. il.—Ann. Saxon., ad ann. 1105.—4. Annal. Hildesheim., loc. cit., col. 592.

5 Ekkeard. Uraug., Chronic, col. 99G.

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moitié chemin, continuent les Annales d'Hildesheim dans la forêt de San (au lieu où s'élève aujourd'hui le village de Soneckerschloss, entre Bingen et Baeherach,sur la rive gauche du Rhin), il rencontra les troupes de Sigefrid et de Wilhelm, qui prirent la fuite et se retirèrent en désordre à Coblentz. Le jeune prince les y poursuivit, et y entra en même temps que les fuyards. Son père qui se trouvait dans la ville eut à peine le temps d'en sortir, et de gagner l'autre rive du fleuve. Dès le lendemain (13 décembre 1103) 1, l'empereur adressait à son fils un message pour demander la paix. Le jeune roi traversa aussitôt le fleuve et alla trouver son père. Celui-ci se jeta à ses genoux: « Vous êtes ma chair et mon sang, lui dit-il. Par votre foi, pour le salut de votre âme, je vous en conjure, ne l'oubliez pas. Si mes péchés ont appelé sur moi les fléaux de Dieu, ce n'est point à vous de me frapper. En le faisant, vous entacheriez votre nom et votre gloire d'une souillure ineffaçable. Aucune loi divine n'autorise un fils à se constituer le vengeur des fautes de son père2.» Le jeune roi fit relever l'empereur, et se prosternant lui-même à ses pieds, le supplia en fondant en larmes de se rendre enfin aux vœux de tous ses sujets et de se réconcilier avec le siège apostolique. « Si vous y consentez, ajouta-t-il, je jure de vous obéir désormais en toute

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1 C'est par erreur que. M. de Montalembert (Moines d'Occident, tom. VII, p. 370, note 2) fixe cette date au 21 décembre. Le texte d'Ekkéard d'Urauge : Circa
Idibus decembris
est formel. On va voir d'ailleurs que les événements qui se passèrent depuis la rencontre de Coblentz jusqu'à l'ouverture de la diète à Mayence, le 23 décembre, demandèrent nécessairement plus de quatre jours d'intervalle.

2 Nous reproduisons ces paroles d'après le texte des Annales d'Hildesheim, joint à celui d'une lettre écrite quelques mois après par le pseudo-empereur lui-même, et adressée au roi de France Philippe I. Voici les paroles des Annales d'Hildesheim : « Pater nunciosmisit ad fllium rogans ea quoe pacis sunt. Filius vero trans [lumen veniens, se pedibus fllii sui advolvit, et quia filius et sanguis esset recordari vellet prœmonuit. » (col. 592.) Le pseudo-empereur raconte ainsi la même scène : « Quem (scilicet filium) cum vidi, illico ex paterno affectn tac
tils intrinsecus dolore cordismei, ad pedes suos procidi, admouens et obtestans par fidem, per salutem animse, si pro peccatis meis tlagellandus eram a Dco, de me ipse nullam conquireret maculam honori et nomini suo, quia culpre patris vindicem filium esse nulla diviuie legis uuquam eonstituit sanctio. « (Epist. Henr. IV ad Philipp. regem., apud Sigebert. Gemblac. Chrome, Pair, lui.,
tom. CLX, col. 231.)

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loyauté et bonne foi, comme un chevalier à son seigneur, comme un fils à son père. Mais si vous refusez de reconnaître l'autorité de Dieu notre père céleste, en vous soumettant à la loi de son Église, je suis obligé de vous déclarer ici que moi-même je cesserai de vous considérer comme mon père terrestre1.» L'empereur fit la promesse exigée, mais, ajoute l'annaliste, il n'avait pas l'intention de la tenir, promisit sed minime complevit. Le père et le fils passèrent ensemble toute cette journée à s'entretenir des affaires de l'Église et de l'État 2. » — « Le jeune roi, dit Ekkéard d'Urauge, insista plus particulièrement sur la situation faite à son père, par la sentence d'excommunication et d'anathème dont il était frappé et qui ne permettait point aux catholiques fidèles de communiquer avec lui dans les cérémonies de l'Église. Il aborda ensuite le chapitre des réparations à faire pour apaiser le juste mécontentement causé par des excès et des désordres de tout genre dans le gouvernement de la chose publique, cœterorumque insolenter in rem publicam commissorum. L'empereur remit la décision de chacune de ces difficultés à la diète de Mayence, où les princes et les grands seraient appelés à en délibérer et à donner leur avis sur les meilleurs moyens de pacification 5. » — «  Cette conférence se prolongea jusqu'au soir, et les deux interlocuteurs se séparèrent en parfaite intelligence 4. » Ce qui n'empêcha pas, reprennent les Annales d'Hildesheim, que « durant la nuit l'empereur voulut profiter des ténèbres pour prendre clandestinement la fuite; mais toutes les issues étaient gardées et sa tentative échoua. Le lendemain (14 décembre 1103), le jeune roi et son père, chacun d'eux avec son escorte personnelle

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1 « Al contra filius patris genibus advolutus, rogabat ut apostolico et omni regno vellet obedire; quod si nollet cœlestem Deum patreni babere.et sibi ter-
reno patri penitus ibi impraesentiarum vellet renunciare.» (Annal. Hildesheim. col. 592.) — b Procidens et ipse ad pedes rneos, de praeteritis ccepit veuiam
precari, in reliquum ut miles domino, ut patri filius, cum fide et veritate per omnia se mihi obauditurum cum lacrymis promittere, si solummodo sedi apos-
lolicm vellem reconciliari. » (Epist. Henric. IV ad Philipp. reg. Sigebert. Gemblac, loc. cil. col. 231.)

2 Annal. Hildesheim., loc. cil.

3 Ekkeard. Uraug., Chronic, col. 990.

4 Annal. Hildesheim., col. 592.

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p377  CHAP. II.   —   DEUX   LETTRES   HISTORIQUES   DE  HENRI   IV.    


et en bon accord,  se rapprochèrent de Mayence et arrivèrent le soir à Bingen, où ils passèrent la nuit 2. »

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