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35. De son côté, Julien poursuivait non moins énergiquement l'œuvre qu'il s'était imposée, de ruiner le christianisme. Il affichait toujours la prétention d'éviter soigneusement tout ce qui eût ressemblé à une persécution ouverte. « Je ne veux pas, disait-il, faire aux chrétiens l'avantage de leur donner de nouveaux martyrs. Il me suffit de les étouffer sous le mépris universel. » En conséquence, dès l'an 362, il avait publié un édit qui accordait à chacun le libre exercice de sa religion, et rappelait tous ceux qui avaient été exilés pour cette cause. Son but était de fomenter les divisions entre les catholiques et les ariens, pour affaiblir les uns par les autres et les envelopper ensemble dans un manteau commun d'ignominie. Il prenait plaisir à mettre aux prises les représentants des deux partis, les excitait à la controverse, et terminait le différend par des jugements sarcastiques où il se moquait à la fois des uns et des autres. « Écoutez-moi, leur disait-il. Les Germains et les Francs m'ont bien écouté! » La liberté de religion qu'il laissait en apparence aux chrétiens, n'était au fond qu'un dur esclavage : il ne les condamnait pas à mort par un édit général, mais il prenait d'ailleurs les voies les plus sûres pour les accabler. Toutes les faveurs étaient prodiguées aux païens; les chrétiens n'éprouvaient de sa part que dédains, vexations et disgrâces. Pour avilir le clergé, il ôta aux ecclésiastiques leurs privilèges; il supprima les pensions destinées à la subsistance des clercs et des vierges consacrées à Dieu. «Leur admirable loi, disait-il, leur enjoint de renoncer aux biens de la terre, afin d'arriver plus vite au royaume des cieux. Or, voulant gracieusement leur faciliter le voyage, nous ordonnons qu'ils soient soulagés du poids de tous leurs biens. » Quand les fidèles osaient se plaindre, il répondait : «La vocation d'un chrétien n'est-elle pas de souffrir? » Toutes les églises furent donc dépouillées, et leurs richesses transportées dans les temples idolâtriques qu'il faisait réparer aux frais des Galiléens. Il tâchait de gagner
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par des promesses ceux dont la foi lui paraissait chancelante. La fermeté de ceux qui résistaient passait pour un crime d'état. Au contraire ceux qui se laissaient vaincre et qui sacrifiaient leur conscience à la fortune étaient comblés d'honneurs et de grâces. L'apostasie conduisait à toutes les charges ; elle tenait lieu de talent et de mérite, elle couvrait tous les crimes passés, et donnait le droit d'en commettre impunément de nouveaux.
36. Par une exception glorieuse, Julien avait nommément exclu saint Athanase du privilège de rentrer dans sa ville épiscopale. « Il serait dangereux, dit l'Apostat, dans une lettre aux habitants d'Alexandrie, de laisser à la tête du peuple un pareil intrigant. Ce n'est point un homme, mais un avorton sans valeur. Il s'estime d'autant plus grand qu'il appelle plus de dangers sur sa tête. Ne recevez donc jamais ce scélérat d'Athanase. Il a osé, sous mon règne, conférer le baptême à des femmes grecques d'une naissance illustre! » Mais les événements trahirent la volonté impériale. L'évêque arien Georges, qui occupait le siège d'Alexandrie depuis l'exil de saint Athanase, avait su se rendre odieux à tous les partis : aux catholiques, par la persécution qu'il leur avait fait souffrir sous Constance; aux ariens, en les forçant à souscrire la condamnation d'Aétius un de leurs chefs ; aux païens, par le pillage de leurs temples, et par les vexations qu'il exerçait indistinctement contre toutes sortes de personnes. La réaction païenne profita des circonstances pour jeter Georges en prison. Il y était à peine, lorsque le peuple accourut en foule, le traîna par la ville, en le foulant aux pieds et en l'accablant d'outrages. Georges expira dans d'affreux tourments. Son cadavre, placé sur le dos d'un chameau, fut conduit, au milieu des vociférations d'une populace en délire, au bord de la mer : là il fut brûlé et l'on jeta ses cendres dans les flots, de peur que les chrétiens ne les honorassent comme celles d'un martyr. Rien de semblable n'était à craindre en faveur de l'évêque intrus. Il était assez notoire que la religion n'était pas la cause de sa mort, et que ses crimes l'avaient rendu odieux à tout le monde. Julien, en ap- prenant cette sédition, ne parut irrité que pour la forme. Dans la
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réalité, il s'applaudissait de voir les querelles de religion s'envenimer, et les sectes chétiennes qu'il détestait également se détruire les unes par les autres. « Georges méritait d'être ainsi traité, se contenta-t-il d'écrire aux Alexandrins. J'ajoute même qu'il était digne d'un châtiment plus rigoureux encore ; mais vous ne deviez pas vous faire justice à vous-mêmes. Quand vous n'auriez pas de respect pour la mémoire d'Alexandre votre fondateur, et surtout pour la majesté de votre grand dieu Sérapis, comment n'avez-vous point eu d'égard au devoir commun de l'humanité, et à ce que vous me devez à moi-même, à moi que les dieux, et en particulier le grand Sérapis, ont investi de l'empire de l'univers?» C'était par de telles harangues que le César littérateur prétendait réprimer les émeutes. Quoi qu'il en soit, saint Athanase, malgré le mauvais vouloir de Julien à son égard, se décida à rentrer à Alexandrie, après sept années d'exil. Son retour fat un triomphe digne d'un disciple de Jésus-Christ. Le Sauveur rentrait à Jérusalem, « porté, dit l'Évangile, par le fils d'une ânesse. » Ce fut sur une semblable monture qu'Athanase voulut rentrer à Alexandrie, au milieu d'un concours innombrable de peuple venu au-devant de lui à deux journées de chemin. Toute l'Egypte semblait s'être donné rendez-vous autour de l'illustre patriarche. On montait sur toutes les éminences pour le voir; on se pressait pour entendre le son de sa voix; on croyait se sanctifier en se plaçant au passage de son ombre. Si jamais il n'y eut d'existence plus constamment persécutée que celle d'Athanase le Grand, il est juste de reconnaître qu'il n'y eut jamais de population plus dévouée, plus enthousiaste, plus fidèle à son pasteur légitime, que celle d'Alexandrie. On brûlait des parfums et on semait des fleurs sur tout le parcours du cortège ; la ville entière fut illuminée ; on fit des festins de réjouissances sur les places publiques. Le retour d'un père n'eût pas excité plus d'allégresse dans chaque famille ; l'entrée d'un souverain bien aimé n'eût pas été accueillie avec des démonstrations plus unanimes. Saint Athanase traita ceux qui l'avaient le plus ouvertement persécuté avec tant de douceur qu'ils furent les premiers à se féliciter de son retour. Il se fit la
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providence vivante des indigents, des malheureux, des opprimés, sans aucune acception de parti ; tous les esprits, tous les cœurs se sentaient invinciblement attirés par les charmes de sa mansuétude, de ses vertus et de son génie.
37. En Quittant la Thébaïde où il avait été relégué par Constance, un autre héros de la foi, Eusèbe de Verceil s'arrêta à Alexandrie pour y conférer avec saint Athanase. Les deux prélats de concert réunirent un concile peu nombreux, mais formé presque en totalité d'anciens confesseurs tels que saint Astérius évêque de Pétras en Arabie, Caïus, Ammonius, Draconce. Adelphhis, Paphnuce. On avait à examiner la conduite à tenir vis-à-vis des évêques qui par faiblesse avaient souscrit les professions de foi hérétiques. La plupart de ceux qui à Rimini s'étaient laissés surprendre, en avaient depuis vivement témoigné leurs regrets. Le concile d'Alexandrie détermina qu'ils ne seraient point considérés comme exclus de la communion ecclésiastique. Il fut aussi réglé que les chefs du parti arien, s'ils renonçaient à leurs erreurs, obtiendraient le pardon du passé, mais sans conserver leur dignité ecclésiastique. Ceux qui n'avaient succombé qu'à la violence, admis après rétractation à la communion de l'Église, n'étaient point déchus de leur rang dans la hiérarchie. — La question dogmatique fut ensuite résolue par la condamnation des principes de Macédonius, évêque intrus de Constantinople, qui commençaient à se répandre et qui attaquaient la divinité du Saint-Esprit. On fixa la signification catholique du terme d'kypostases, dont on s'était servi en divers sens dans la controverse. Les uns, prenant ce mot comme synonyme de subs- tance, n'admettaient en Dieu qu'une hyposlase. Les aures, lui donnant le sens de personnes, en reconnaissaient trois . Ce fut leur avis qui prévalut. Quand on fut ainsi tombé d'accord sur les formules du langage théologique, le concile anathématisa solennellement Arius, Sabellius, Paul de Samosate, Basilide et Mânes. L'examen d'un point de doctrine controversé sur l'Incarnation occupa les dernières séances, il fut reconnu que le Sauveur n'avait pas pris un corps sans âme, ni pensée, contre le sentiment de quelques théologiens isolés, qui prétendaient que l'âme du Verbe incarné était la divinité même.
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— Athanase eut à peine mis fin aux travaux de ce concile que les païens, irrités des nombreuses conversions opérées par le saint patriarche, le dénoncèrent à Julien. « S'il continue, disaient-ils, nous n'aurons bientôt plus un seul adorateur des dieux dans notre cité. » L'Apostat leur répondit : « Cet évêque banni par plus de vingt décrets impériaux devait au moins en attendre un nouveau avant de revenir. J'ai accordé, il est vrai, aux Galiléens proscrits par Constance d'heureuse mémoire le retour dans leur pays; mais j'ai fait une exception spéciale pour Athanase. Comment donc cet impie a-t-il repris, avec son impudence accoutumée, le siège qu'ils nomment épiscopal? Je lui enjoins de sortir d'Alexandrie au reçu de cette lettre, sous peine des plus rigoureux châtiments s'il osait désobéir. Je jure par le grand Sérapis que si, avant les calendes de décembre, il n'a pas été chassé de votre ville et s'il n'a quitté le sol de l'Egypte, je ferai payer à la compagnie des officiers égyptiens une amende de cent livres d'or. » On juge bien qu'un ordre accompagné de pareilles menaces devait être exécuté avec la dernière rigueur. L'église principale d'Alexandrie, encore une fois envahie par les soldats, fut souillée de profanations et de meurtres. Athanase s'enfuit précipitamment sur une barque qui remontait le Nil, avec l'intention de se cacher dans la Thébaïde; mais les rameurs du proconsul acharnés à sa poursuite le gagnèrent de vitesse. Soudain le patriarche fit retourner son embarcation vers Alexandrie; il rencontra les barques qu'on envoyait à sa recherche, et passa au milieu d'elles sans être reconnu. Les rameurs lui demandèrent si Athanase était bien loin. «Faites diligence ; il est tout près de vous ! » répondit-il. Quelques heures après, l'illustre fugitif rentrait à la faveur de la nuit dans sa ville épiscopale. Il s'y tint caché jusqu'à la mort de Julien (362).
38. Cet empereur apostat poursuivait avec une obstination satanique son systême de sourde et hypocrite persécution. Nous avons déjà fait connaître l’édit ou il proscrivait l’enseignement chrétien. Ce décret fut exécuté à la rigueur. Les maîtres chrétiens, privés des chaires d'éloquence et de belles-lettres, eurent recours à un moyen ingénieux pour échapper au cercle de barbarie dans
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lequel Julien voulait les emprisonner. Ils composèrent sur des thèmes de morale et de théologie, ou sur des sujets tirés de l'histoire sainte, des hymnes, des idylles, des élégies, des odes et des tragédies. Saint Grégoire de Nazianze seul a écrit plus de trente mille vers. Ses poésies sont admirables par l'élévation de la pensée et la beauté de l'expression. Saint Basile son ami le suivit dans cette voie. Les deux Apollinaire de Laodicée les imitèrent. Nous ferons connaître plus loin ces essais. En fermant aux disciples de Jésus-Christ la carrière des belles-lettres, telles qu'on les enseignait de son temps, Julien inaugurait un système qui devait être repris plus tard sous le nom de laïcisme. Des deux côtés, les prétentions et la donnée sont les mêmes, avec cette différence que Julien, plus radical que ses successeurs, ne se bornait point à bannir les chrétiens de l'enseignement comme professeurs il aurait voulu les en exclure même comme élèves. Du reste sa théorie était exactement celle que les ennemis de l'Église cherchent à faire revivre. Dans sa pensée, l'état avait le droit exclusif de distribuer l'enseignement à qui et comme il l'entendait. Or, au IVe siècle, l'état et l'empereur ne se distinguaient pas l'un de l'autre. Par conséquent rien n'était plus légal que l'exclusion prononcée contre les chrétiens, dès qu'elle plaisait à l'empereur. Il ne saurait être sans intérêt de suivre les apologistes du IVe siècle dans leur polémique à propos de ce régime nouveau, imposé par la tyrannie et l'arbitraire de Julien. « De tous les attentats commis par ce prince, dit saint Grégoire de Nazianze, celui-ci fut le plus inique et le plus odieux. Quiconque aura pour les lettres et les sciences un amour que je m'honore de professer, partagera mon indignation. Oui, j'abandonne volontiers à qui les voudra, la fortune, l'éclat du rang, la puissance, la gloire, tous ces hochets de la vanité des hommes, frivoles comme leurs songes; mais la science, les lettres, jamais ! C'est là notre domaine, le domaine dont on n'expulsera jamais les chrétiens. C'est le premier des biens que j'ai voulu conquérir et auquel je demeure fermement attaché, après le bien supérieur et divin de la foi et des espérances immortelles. Dis-nous donc, Julien, qui t'inspira cette pensée d'arracher
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la science et les lettres aux mains des fidèles de Jésus-Christ? Les lois avaient jusqu'ici consacré la légitimité, l'inviolabilité de ce do-maine intellectuel. Personnellement tu faisais parade de tes connaissances, tu estimais ton talent littéraire autant et plus peut-être que ta couronne. Voyons donc le sens du décret inouï par lequel tu crus devoir bouleverser, d'un trait de plume, le champ pacifique de la science et des lettres. Voici les considérants de cet édit de proscription : « La science et les lettres nous appartiennent exclusivement, à nous qui adorons les dieux. Cela résulte de leur nom même. On les comprend sous le titre général d'hellénisme. Or les Hellènes, les Grecs, qui nous les ont transmises dans leurs immortels ouvrages enseignent unanimement le culte des dieux. A nous donc, à nous seuls, l'hellénisme. Aux chrétiens, l'ignorance et l'inculte barbarie. Toute leur science se résume en un seul mot : Crois 1. » Voilà ce que disait cet empereur. A coup sûr, les Pytha-goriciens avec leur devise : «Le maître a dit, » n'eussent pas ainsi tourné notre Credo en ridicule. Pour eux, la raison dernière de toute doctrine se résume en ces mots : Aotos éphè (Ipse dixit). Mais nous chrétiens, quand nous proclamons la vérité de nos dogmes divinement révélés, nous n'entendons pas abjurer les droits de la raison, ni de la logique. Au contraire c'est par le raisonnement, par la science, par la dialectique, que nous démontrons d'une manière irrésistible la vérité de notre foi. Mais enfin, quand même on admettrait cette calomnie atroce lancée contre nous, quand il serait vrai que nous nous enfermons dans notre Credo, aurez-vous plus le droit de revendiquer pour vous seuls les lettres et les sciences? Vous invoquez ce nom d'hellénisme. Un nom n'est rien, la signification est tout. Supposeriez-vous qu'hellénisme soit synonyme d'idolâtrie, ou que ce mot désigne seulement l'idiome parlé par un peuple? Si vous le faites synonyme d'idolâtrie, montrez-moi, d'une
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1. Voici le texte original emprunté par S. Grégoire de Nazianze à l'édit de Julien : H[i£T6poi ot Xoyot, xai 10 'EW^vî^siv wv v.aî tô «jeësiv Oso'j; * Ofuôv S; % ta.Qyio y.at ^| à^poixia • xoî oOSèv (inèp tô IïtaTSucov, Tfj; ûiiexépa; Ioti çoçtst;. (Greg. Naz., Orat. contra Julian. I, eap. cil; Pair. grac., tom. XiXV, col. C3G-637.)
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part, la loi qui oblige tous les peuples idolâtres à parler grec; montrez-moi, d’autre part, l'uniformité de culte, de croyances et de sacrifices chez ceux mêmes qui parlent le grec. Le Boutoina (Hercule) des Lydiens veut être honoré par des injures. Plus on l'outrage, mieux on t'honore. En Laconie, la piété consiste à se faire flageller devant l'autel de Diane. En Tauride, la vertu suprême consiste à égorger de sa main l'hôte qui est venu se reposer sous votre toit. La Phrygie croit rendre aux dieux le culte le plus méritoire en mutilant des hommes, en abusant pour le crime de l'enfance et de la jeunesse. Lequel de ces héllénismes est le vôtre, parmi cette multiplicité d'horreurs non pas sacrées mais sacrilèges? C'est la langue, c'est l'idiome paternel que j'entends revendiquer, me dites-vous. Mais cette langue, moi aussi je l'ai reçue de mes aïeux. Si elle est vôtre, elle est mienne au même titre et par le même droit. Vous prétendez la réserver cette langue uniquement au service du paganisme; comme si parler grec signifiait professer une religion quelconque ! Ne voyez-vous pas que la langue est un instrument parfaitement indépendant de l'usage auquel on peut l'employer? En vérité, je vous le demande, fanatique admirateur de la littérature grecque, comment vous y prendrez-vous pour nous empêcher de parler une langue commune à toute l'Asie? Est-ce l'élégance du beau langage que vous voulez nous interdire? Mais si nous sommes assez heureux pour surprendre le secret de cette brillante élocution, quel moyen de nous le ravir? Et si l'hellénisme embrasse tout l'ensemble de l'idiome usuel et vulgaire, comment nous faire oublier ce qui est la racine même de notre être? Allons plus loin, et pénétrons dans ces mystères ridicules où votre graviié n'a pas honte de se compromettre. Vous dites qu'il y a certaines paroles qui ont la vertu de mettre l'homme en rapport avec les Jieux, par la simple énonciation, soit en frappant l'air par une seule émission vocale, soit même par la conception mentale en les formulant dans un acte de pensée intime. Vous attribuez cette efficacité aux termes bizarres de Molu (Moly) Éantos; (Xanthe) Kalkis (Chalcis). Nous empêcherez-vous, si nous le voulons, de prononcer ces divers assemblages de syllabes? Dès que vous y attachez
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ridiculement un sens idolâtrique, nous vous les abandonnons bien volontiers. Mais quant au droit intrinsèque, comment nous empêcher de les formuler si nous le voulons? Inventez toutes les subtibilités de législation possibles, imaginez toutes les entraves, toutes les restrictions, tous les subterfuges. La langue humaine c'est le concert universel dont le Verbe divin a doté l'humanité tout entière. Pour l'anéantir, il faudrait faire disparaître l'espèce humaine. Vous dites : L'hellénisme m'appartient. — Et moi je vous réponds : L'alphabet à qui est-il? aux Phéniciens, aux Égyptiens, ou aux Hébreux? Le grec serait votre propriété ! Quoi donc! Le calcul, !a numération, les poids, les mesures, les mathématiques, à qui sont-ils? Les insulaires de l'Eubée prétendent qu'un de leurs compatriotes, Palamède, en fut l'inventeur. Eh bien ! que feriez-vous si les Phéniciens, les Egyptiens, les Hébreux, vous interdisaient l'usage de l'alphabet, ou si les insulaires de l'Eubée vous interdisaient celui des mathématiques? Geai dépouillé de vos plumes d'emprunt, que leur répondrez-vous? La poésie grecque m'appartient, dites-vous. Vraiment! Et qu'eussiez-vous fait à cette vieille qu'un jeune étourdi heurtait à l'épaule et qui se mit à improviser un dithyrambe dont elle créa sur-le-champ le rhythme aujourd'hui classique? Enfin de quelle invention humaine pouvez-vous revendiquer le monopole? Les armes dont vous êtes si fiers, vous reconnaissez les devoir aux Cyclopes qui les premiers ont assoupli le fer. La pourpre qui décore vos épaules est une importation tyrienne. Le chien d'un berger rencontra le précieux coquillage qui la fournit ; sa gueule empourprée apprit aux hommes le secret d'une teinture dont votre tyrannie se pare avec tant d'orgueil. Faudra-t-il que l'univers reste inculte, parce que l'agriculture est un art inventé par Triptolème ; ou que les flottes cessent de sillonner les mers, parce que la navigation fut, dit-on, inventée à Athènes? Les sacrifices sanglants qui ont la fortune de vous tourner la tête, les initiations théurgiques, l'idolâtrie enfin, ne sont pas d'origine grecque. La Chaldée en fut le berceau. La magie, qui vous plaît tant, est originaire de la Perse : l'astrologie a pris naissance dans les campagnes de Babylone. L'oneirocritie est l'art
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des Telmesses; les Phrygiens furent les premiers à consulter pour la divination le mouvement et le vol des oiseaux. Cependant vous pratiquez la théurgie, la magie, l'astrologie, l'interprétation des songes, des augures et des aruspices, toutes choses qui dans votre système ne sont pas plus vôtres que ne le sont pour nous les lettres et les sciences. —Mais ce ne fut pas à cette odieuse tyrannie que Ju lien borna ses efforts sacrilèges, ajoute saint Grégoire. IL entreprit la tâche impossible de transporter au sein de l'idolâtrie elle-même les institutions qui font la gloire de notre religion sainte, et qui ne sau- raient prospérer sans elle. Dans ce but il ouvrit en chaque cité des écoles, des oratoires, des chaires où l'on enseignait la morale et le mysticisme païen, où l'on développait le sens caché des initiations et des pratiques de la théurgie, comme un moyen de perfection inté- rieure et de purification des âmes. Le chant des psaumes qu'il avait entendu dans nos basiliques lui donna ridée d'obliger, sous peine d'emprisonnement ou d'amende, les multitudes à chanter à deux chœurs des hymnes en l'honneur des dieux. En même temps il faisait élever à grands frais des hospices pour recueillir les voyageurs pauvres, des hôpitaux pour les malades. II crut pouvoir par décret instituer des monastères païens et des collèges de vierges. Il prêchait, dans toutes ses lettres, la charité, l'amour des pauvres, vertus qu'il avait tant de fois admirées chez nous, quand il voyait nos collectes traverser les mers pour aller secourir les malheureux dans les régions les plus lointaines. Ces institutions étaient bien réellement à nous ; elles nous appartenaient. Cependant il ne se faisait nullement scrupule de se les approprier, lui qui prétendait nous dépouiller de la littérature et des sciences, sous prétexte que nous n'avions inventé ni l'alphabet, ni les mathématiques 1 ! »