tome 24 p. 306
CHAPITRE VI.
Quel est le langage dont Dieu se sert pour, parler aux anges.
1. On pourrait croire aussi que pour la création de l'homme, Dieu se soit adressé aux anges, puisqu'il ne dit pas : Je ferai, mais « faisons l'homme; » (Gen. 1, 9‑6) toutefois, ce qui suit : « à notre image, » ne permet pas de penser que l'homme ait été fait à l'image des anges, ou que l'image de Dieu et des anges soit la même; aussi voyons‑nous avec raison dans ces paroles la Trinité des personnes divines. Mais comme la Trinité n'est qu'un seul Dieu, après avoir dit : « Faisons, » l'Écriture ajoute : « Et Dieu fit l'homme à l'image de Dieu ; » (Ibid. ‑27.) elle ne dit pas : les dieux firent, ou à l'image des dieux. De même ici, on pourrait s’imaginer qu'il s'agit de la Trinité, et croire que le Père aurait dit au Fils et au Saint-Esprit : « Venez et descendons pour confondre leur langage, » si on avait quelque raison d'exclure ici les anges. Mais c'est à eux précisément qu'il convient de s'approcher de Dieu par de saints mouvements, c'est‑à‑dire par de pieuses pensées, et de consulter l'immuable Vérité, comme la loi éternelle qui les régit dans leurs célestes demeures. En effet, ils ne sont pas la vérité; mais, participant de la Vérité créatrice, ils s'en approchent comme de la source de la vie, pour recevoir d'elle ce qu'ils n'ont pas en eux‑mêmes. Et le mouvement qui les rapproche, est stable, puisqu'ils ne s'éloignent jamais. Et Dieu ne parle pas aux anges comme nous
=================================
p307 I,IVBE XVI. ‑ CHAPITRE Vl
nous parlons, ou bien comme nous parlons à Dieu, aux anges; ou même comme les anges nous parlent en Dieu par leur entremise; non, il leur parle d'une manière ineffable, et son langage nous est transmis par des moyens qui sont à notre portée. Car la parole de Dieu, qui est au‑dessus de ses ceuvres, est la raison immuable de ses oeuvres; ce n'est pas un son retentissant et passager, c'est une puissance dont la durée est éternelle et dont laction se manifeste dans le temps. Par ce langage il s'entretient avec les saints anges; mais à nous, qui sommes placés si loin de lui, il parle autrement. Si cependant nos oreilles intérieures peuvent percevoir quelques sons d'une telle langue, alors nous nous rapprochons des anges. Il ne sera donc plus nécessaire dans cet ouvrage, d'expliquer sans cesse les différentes manières de parler de Dieu, en effet, la Vérité immuable parle, ou par elle‑même et d'une manière ineffable à la créature douée de raison, ou par la créature muable, soit à notre esprit par des images spirituelles, soit à notre corps par des sons qui frappent. les sens.
2. Quant à cette parole : « Et maintenant ils ne s'arrêteront pas jusqu'à ce qu'ils aient accompli ce qu'ils s'efforcent de faire; »elle n'exprime pas une assurance du fait, elle est plutôt dite par forme d'interrogation , selon l'usage de ceux qui font une menace. Ainsi s'exprime le poète (VIRG. Enéid. iv.) : Ils ne prépareront point leurs armes, et ma ville tout entière ne s'élancera pas à leur poursuite? C'est le sens qu'il faut donner à cette parole, comme si Dieu eût dit : Est‑ce qu'ils ne s'arrêteront pas dans ce qu'ils s'efforcent de faire? El puisque le texte tel qu'il est, ne renferme pas l'expression de menace, alors pour les esprits un peu lents, nous avons ajouté la particule négative, c'est‑àdire Nonne, en effet il est impossible d'écrire les inflexions de voix nécessaires à la prononciation des mots. De ces trois hommes, fils de Noé, sortirent donc soixante‑treize, ou plutôt, comme nous le montrerons, soixante‑douze nations, qui eurent chacune leur langue propre et qui commencèrent à se répandre par toute la terre; ces nations, en se multipliant, peuplèrent même les îles. Mais le nombre des nations fut beaucoup plus grand que celui des langues. Car nous savons que, même en Afrique, il y a plusieurs nations barbares qui n'ont qu'une seule langue; et quant aux îles, le genre humain s'étant multiplié, qui douterait que les hommes, à l'aide de vaisseaux, ne s'y soient transportés pour les habiter?
=================================
p308 CHAPITRE VII. DE LA CITE DE DIEU.
Si les animaux de toute espèce qui peuplent les ïles les plus éloignées de la terre, sont sortis de l'arche où ils auraient été préservés du déluge.
Au sujet de toutes ces espèces d'animaux qui ne sont point confiés aux soins de l'homme, ni qui ne naissent point de la terre, comme les grenouilles, mais qui se propagent par l'union du mâle et de la femelle, tels que les loups et autres animaux semblables, il s'agirait maintenant de savoir comment, après le déluge qui détruisit tout ce qui n'était pas dans l'arche, ces espèces purent se trouver même dans les îles, supposé qu'elles n'aient été reproduites que par les couples réservés dans l'arche. On peut croire, à la vérité, que ces espèces gagnèrent en nageant, les îles les plus rapprochées de la terre. Mais il y a d'autres îles si éloignées du continent, qu'il ne paraît pas possible qu'aucun de ces animaux y soit passé à la nage. Au reste, que des hommes en aient pris et amené avec eux, pour peupler de cette façon les lieux qu'ils voulaient habiter, la passion de la chasse rend cette conjecture fort probable; on ne saurait nier d'ailleurs que, sur l'ordre de Dieu, ou par sa permission, les anges aient pu transporter là ces espèces d'animaux. Enfin, si elles sont sorties de la terre, comme à l'origine, quand Dieu dit : « Que la terre produise des animaux vivants; » (Gen. 1, 24) c'est une preuve plus évidente encore que cette multitude d'animaux de tout genre a été renfermée dans l'arche, moins pour en conserver l'espèce, que pour figurer la réunion mystique de tant de nations dans le sein de l'Église.
CHAPITRE VIII.
Si certaines races d’hommes monstrueuses appartiennent à la postérité d'Adam ou des fils de Noé.
1. On demande encore s'il est croyable que, des enfants de Noé, ou plutôt du premier homme, d'où ils descendent eux‑mêmes, soient issues certaines races d'hommes monstrueuses, dont parle l'histoire profane. Ainsi, on rapporte que certains hommes n'ont qu'un œil au milieu du front; que d'autres ont la plante des pieds tournée derrière les jambes; que la nature a donné à ceux‑ci les deux sexes, qu'ils ont la mamelle droite d'un homme, la mamelle
=================================
p309 LIVRE XVI. ‑ CHAPITRE VIII.
gauche d'une femme et que, dans l'acte de la génération, tantôt ils engendrent, tantôt, au contraire, ils enfantent; que ceux‑là n'ont point de bouche et qu'ils ne vivent qu'en respirant par les narines; qu'il y en a encore dont la taille n'excède pas une coudée, ce sont ceux que les Grecs appellent pygmées, mot qui signifie coudée; qu'ailleurs les femmes conçoivent à cinq ans et ne vivent que huit ans. On dit aussi qu'il y a des nations où les hommes n'ont qu'une jambe sur deux pieds, ils ne plient pas le jarret et sont d'une agilité merveilleuse; on les appelle Sciopodes, parce que, pendant l'été, ils se couchent sur le dos et se défendent du soleil par l'ombre de leurs pieds; il y aurait, dit-on encore, des hommes sans tête, ayant les yeux entre les épaules, et beaucoup d'autres monstres qui ont à peine l'apparence humaine, que l'on voit peints en mosaïque dans le port de Carthage d'après des livres qui les citent comme des phénomènes. Que dirais‑je des Cynocéphales que leur tête de chien et surtout leur aboiement feraient passer plutôt pour des bêtes que pour des hommes? Mais rien ne nous oblige de croire à l'existence de toutes les races d'hommes, dont ont parlé les auteurs. Ce qui est hors de doute pour tout fidèle, c'est que n'importe où et n'importe comment naisse un homme, c'est‑à‑dire un animal raisonnable et mortel, bien que la forme de son corps, sa couleur, ses mouvements, le son de sa voix nous paraissent extraordinaires quelles que soient d'ailleurs la force, les fonctions, les propriétés de sa nature, cet homme tire son origine de celui qui a été créé seul et le premier de sa race. Toutefois, ce qui est conforme à la nature se reconnaît par le nombre, et la rareté elle-même désigne ce qui est étrange.
2. Mais la raison que l'on peut donner des enfantements monstrueux produits parmi nous, peut servir à expliquer le fait de certaines races monstrueuses. Dieu, créateur de toutes choses, sait bien lui seul où et quand une chose doit être créée, parce qu'il sait ce qui convient à la beauté de l'univers et il coordonne à cet effet les rapports et les contrastes des différentes parties qui le composent. Mais celui qui ne peut embrasser tout l'ensemble, se choque de ce qui lui paraît une difformité, parce qu'il ignore les convenances et les rapports de la partie avec le tout. Nous savons que des hommes naissent avec plus de cinq doigts aux mains et aux pieds; et cette différence est certainement la moindre de toutes; loin de nous cependant la folle pensée de croire que le Créateur se soit trompé dans le nombre des doigts de l'homme, bien que nous ne sachions pas la raison de ce fait. Et quand même la différence serait plus
=================================
p310 DE LA CITÉ DE DIEU.
grande, celui, dont les œuvres ne sauraient être critiquées qu'injustement, sait bien pourquoi il agit ainsi : Il y a à Hippone Diarrythe (1), un homme qui a la plante des pieds en forme de lune, avec deux doigts seulement, il en est de même des mains. S'il en était ainsi d'une nation entière, on en joindrait le nom à cette curieuse histoire. Serait‑ce une raison pour dire que cet homme ne descend pas de celui qui a été créé le premier? Les androgynes, qu'on appelle aussi hermaphrodites, sont fort rares, cependant il en parait de temps à autre, et en eux les deux sexes sont tellement confondus qu'on ne sait duquel ils doivent recevoir leur nom, bien que l'usage ait fait prévaloir le plus noble, c'est‑à‑dire le sexe masculin. Jamais, en effet, on n'a dit au féminin une Androgyne ou une Hermaphrodite. Il y a quelques années, nous nous en souvenons bien, naquit en Orient un homme double, quant à la partie supérieure du corps et simple quant à la partie inférieure. Il avait en effet, deux têtes, deux poitrines, quatre mains, mais un seul ventre et deux pieds, comme un seul homme et il vécut assez longtemps, pour que la renommée attirât la foule autour de sa personne. Mais qui pourrait énumérer toutes ces productions humaines si différentes des pères et mères, qui certainement leur ont donné le jour? Et comme on ne peut nier que ces individus ne tirent leur origine du premier homme; ainsi, supposé que cette définition : animaux raisonnables et mortels, les concerne, il faut convenir que ces nations que l’on nous signale comme en dehors, par leur différence d'organisation, des lois ordinaires de la nature, sous lesquelles vivent presque toutes les autres, sortent de la même famille et sont issues du premier homme, le père de tous; je veux bien supposer ici que ce qu'on rapporte de ces variétés et de ces différences soit vrai. Car, si nous ne savions que les guenons, les singes à longue queue et les sphinxs, sont des brutes et non des hommes. Ces historiens, faisant parade de leurs vaines découvertes, pourraient impunément nous donner le change, et nous porter à croire que ces animaux font partie des races humaines. Mais si ceux dont on rapporte ces conformations prodigieuses sont des hommes, pourquoi Dieu n'aurait‑il pas jugé à propos de créer quelques peuples dans les mêmes conditions, afin de ne pas nous laisser penser que, dans la producticn de ces monstres issus certainement de l'homme, parmi nous, sa sagesse, créatrice de la nature humaine, se soit trompée, comme celle de l'artisan
-------
(1) Il y avait en Afrique deux villes ayant le nom d'Hippone : Hippone royale, surnommée Bone, et Hippone Diarrythe, que quelques‑uns pensent être Biserte. Ce n'est pas de celle‑ci, comme l'a cru Louis Vivès, mais d'Hippone royale, que saint Augustin fut évêque.
=================================
p311 LIVRE XVI. – CHAPITRE IX.
vulgaire d'un ouvrage moins parfait? Et comme il y a dans chaque peuple certains hommes monstrueux, il ne doit pas nous paraitre absurde qu'il y ait aussi, dans le genre humain tout entier, quelques peuples monstrueux. Aussi, pour conclure avec toute la prudence que demande une pareille question : ou ce que l’on rapporte de ces peuples est absolument faux; ou si ce que l'on dit est vrai, les êtres qui en font partie ne sont pas des êtres humains; ou enfin, si ce sont des hommes, ils descendent d'Adam.
CHAPITRE IX.
S'il faut croire qu'à la partie de la terre opposée à la nôtre, il y a des antipodes.
Quant à la fabuleuse invention des antipodes (1), c'est‑à‑dire d'hommes qui, ayant les pieds opposés aux nôtres, habitent cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous, il n'y a aucune raison d'y croire. Car cette opinion n'est fondée sur aucune notion historique, mais sur des raisonnements appuyés sur des conjectures. La terre, dit‑on, est suspendue sous la voûte des cieux et le centre du monde est en même temps la partie inférieure; d'où il suit que l'autre partie de la terre qui est sous nos pieds, ne peut manquer d'être habitée par des hommes. Mais, quand même il serait suffisamment, démontré que la terre est rande et en forme de globe, il ne s'ensuivrait pas que cette partie inférieure fût complètement dégagéee des eaux, et supposé qu'elle le fût, il ne s’ensuivrait pas non plus nécessairement qu'il y eût là des hommes. D'ailleurs, l'Écriture qui n'en parle pas, ne saurait nous tromper, dès lors qu'elle autorise notre foi à ses récits du passé, en accomplissant ses prédictions; et il serait trop absurde de dire qu'après avoir parcouru sur des vaisseaux l'immensité de l'Océan, quelques hommes aient pu passer, de cette partie du monde dans l’autre, pour y établir aussi des descendants du premier homme. Mais, parmi ces peuples qui furent divisés en soixante‑douze nations et autant de langues, cherchons si nous pouvons trouver cette
Cité de Dieu, voyageuse en ce monde, et qui, traversant les eaux du déluge au moyen de l'arche, nous apparaît pour continuer sa mar-
-------
(1) La question des Antipodes é été, au rapport de Pline, liv. il, chap. LXV, le sujet d'un grand débat entre les savants et le vulgaire, qui n'avait sans doute pas d'autres motifs pour en nier l'existence, que ceux de Lactance, liv. 111, chap. xiv.« Il est ridicule, dit‑il, de croire à des hommes qui auraient les pieds en l'air, et à des pays où les fruits et les arbres croitraient renversés. » Il ajoute que cette opinion erronée a pour premiers auteurs les philosophes, qui s'appuyaient, pour lui donner créance, sur la rotondité de la terre. Saint Augustin pensait aussi qu'on ne devait pas croire à l'existence des Antipodes, non à cause des raisons de Lactance, mais pour ne pas être forcé d'admettre l'existence d'hommes qui ne descendraient pas d'Adam ; ce qui serait en désaccord avec l'Écriture. Mais on sait aujourd'hui comment l'Amérique a pu être peuplée, et les traditions les plus anciennes des nations du Nonveau‑Monde démontrent avec évidence leur communauté d'origine avec les peuples de l'Ancien Continent.
=================================
p312 DE LA CITÉ DE DIEU.
che, au milieu des bénédictions, dans la personne des enfants de Noé et surtout de l'ainé appelé Sem; car la bénédiction de Japhet est la même, puisqu'il doit habiter les demeures de son frère.
CHAPITRE X.
Généalogie de Sem; la Cité de Dieu se continue dans sa race jusqu'à Abraham.
1. Suivons donc la série des générations depuis Sem, pour y voir la Cité de Dieu après le déluge, comme la série des générations depuis Seth nous la signalait auparavant. C'est pour cela du reste, que l'Écriture‑ Sainte, après nous avoir montré la Cité de la terre dans Babylone, c'est‑à‑dire dans la confusion, remonte au patriarche Sem, et recommence par lui l'ordre des générations jusqu'à Abraham, faisant aussi mention de l'âge de chacun au jour où il a engendré le fils, qui continue la série privilégiée, et le nombre total des années qu'il a vécu. Mais il faut d'abord que je m'acquitte de ce que j'ai promis précédemment, afin que l'on voie clairement la raison de cette parole de l'Écriture, au sujet d'un des fils d'Héber : « Il fut nommé Phalech, parce que, de son temps, la terre fut divisée. » (Gen. x, 15.) Que doit‑on entendre par cette division de la terre, si ce n'est la diversité des langues? Laissant donc de côté les autres enfants de Sem, qui n'ont point de rapport à son but, l'Écriture, dans l'ordre des générations, s'attache à celles qui la conduisent à Abraham, comme avant le déluge, elle s'attachait à celles qui, descendant de ce fils d'Adam, appelé Seth, la conduisaient à Noé. Voici donc comme elle commence cette généalogie: « Telles sont les générations de Sem : Sem, fils de Noé, avait cent ans lorsqu'il engendra Arphaxat, la seconde année après le déluge. Et, après avoir engendré Arphaxat , Sem vécut encore cinq cents ans, et il engendra des fils et des filles et il mourut. » (Gen. xi, 10.) L'Écriture continue de même pour les autres, notant à quelle année de sa vie chacun a engendré le fils, qui appartient à cet ordre de générations allant tout droit à Abraham, et combien d'années il a vécu depuis, avec la déclaration générale d'autres enfants, afin de nous faire entendre d'où pouvait provenir l'accroissement des peuples; elles craignait que, surpris du petit nombre d'hommes dont elle fait mention, nous fussions réduits à
=================================
p313 LIVRE XVI. ‑ CHAPITRE X.
nous demander, avec une naïveté enfantine, comment la postérité de Sem aurait pu peupler tant de contrées et de royaumes, et surtout fonder cet empire des Assyriens, que Ninus, le dominateur des peuples orientaux, gouverna dans une prospérité profonde étendant au loin ses limites, et léguant à ses enfants des états très vastes, et un trône affermi pour de longues années.
2. Mais, pour ne pas nous retarder inutilement, sans parler du nombre des années de chacun de ceux qui font partie de cette généalogie, nous relaterons seulement à quelle année de la vie a été engendré le fils qui continue la série dont nous nous occupons, afin de supputer le nombre d'années écoulées depuis le déluge jusqu'à Abraham; et après ces détails où nous devons nécessairement nous arrêter, nous ne ferons qu'effleurer rapidement les autres faits. Donc, la seconde année après le déluge, Sem, alors âgé de cent ans, engendra Arphaxat, Arphaxat, à l'âge de cent trente‑cinq ans, engendra Caïnan, qui, à l'âge de cent trente ans, engendra Sala. Sala avait le même âge, quand il engendra Héber. Héber avait cent trente‑quatre ans, quand il engendra Phalech, c'est pendant la vie de celui‑ci que la terre fut divisée. Le même Phalech vécut cent trente ans et engendra Ragau; Ragau cent trente‑deux ans et il engendra Seruch; Seruch cent trente ans et il engendra Nachor ; Nachor, soixante‑dix‑neuf ans et il engendra Tharé; Tharé soixante‑dix ans et il engendra Abram (Gen. xvii, 5), dont plus tard Dieu modifia le nom pour l'appeler Abraham. Il y eut donc, depuis le déluge jusqu'à Abraham, mille soixante‑douze ans, selon la Vulgate, c'est‑à‑dire selon la version des Septante. D'après le texte Hébreu, il y en aurait beaucoup moins; cette différence ne s'appuie sur aucune raison, ou du moins les raisons qu'on en donne sont fort obscures.
3. Lors donc que nous cherchons parmi ces soixante‑douze nations la Cité de Dieu, nous ne saurions assurer qu'en ce temps où il n'y avait qu'une même langue et une même parole, le genre humain eût déjà abandonné le culte du vrai Dieu, à l'exception des seuls descendants de la postérité de Sem par Arphaxat et jusqu'à Abraham, où se conservait la vraie piété; mais, l'ostentation de cette tour qui s'élève orgueilleusement jusqu'au ciel et qui figure l'impiété triomphante, maniteste la Cité ou la société des
=================================
p314 DE LA CITÉ DE DIEU.
méchants. Serait‑ce donc que cette société n'existait pas auparavant, ou qu'elle restait dans l'ombre? ou plutôt les deux sociétés subsistèrent‑elles en même temps, celle des justes dans la personne des deux fils de Noé, bénis avec leur postérité, et celle des impies dans la personne du fils maudit avec toute sa race, d'où est sorti le géant, chasseur contre le Seigneur ? C'est là une question difficile à résoudre. Peut‑être même et c'est l'opinion la plus admissible, qu'avant la fondation de Babylone, il y eût des contempteurs de Dieu, parmi les descendants des deux fils bénis, et de vrais adorateurs parmi les descendants de Cham. Toutefois, devons‑nous croire que ces deux races d'hommes n'ont jamais fait défaut sur terre. Car, dans les deux psaumes où se trouvent ces paroles : « Tous ont abandonné le droit chemin et sont devenus inutiles; il n'en est pas un qui fasse le bien, non, il n'en est pas un seul. » (Ps. xiii, 3; LII, 4.) On lit encore : « N'auront‑ils jamais la connaissance, tous ceux qui commettent l'iniquité et qui dévorent mon peuple comme un morceau de pain ? » Le peuple de Dieu existait donc même alors; d'où il suit que ces paroles : « Il n'en est pas un qui fasse le bien, non, il n'en est pas un seul, » doivent s'entendre des enfants des hommes et non des enfants de Dieu. Car, il avait été dit auparavant: « Dieu, du haut du ciel, a jeté son regard sur les enfants des hommes, pour voir s'il en trouvera un qui le connaisse ou qui le cherche; » et les paroles qui suivent, prouvent que tous les enfants des hommes, c'est‑à‑dire tous ceux qui appartiennent à la Cité vivant selon l'homme, et non selon Dieu, sont réprouvés.
CHAPITRE XI.
La langue primitive à l'usage de l'homme, langue appelée ensuite Hébraïque, du nom d’Héber, se conserva dans sa postérité, même après la division des langues.
1. Comme lorsqu'il n'y avait qu'une même langue, les enfants de corruption ne firent pas défaut; car avant le déluge il n'y avait qu'une seule langue et cependant, à l'exception de la famille du juste Noé, tous les hommes méritèrent de périr dans le déluge ; ainsi, quand un orgueil impie attira sur les peuples le double châtiment de la diversité des langues et de la dispersion; quand la Cité des méchants reçut le nom de confusion de Babylone, la famille d'Héber demeura pour conserver la langue primitive. De là vient, comme je l'ai signalé plus haut, que,
=================================
p315 LIVIIE XVI. ‑ CHAPITRE XI.
pour commencer le dénombrement des enfants de Sem, dont chacun d'eux fut le père d'une nation particulière, l'Écriture nomme d'abord Héber, bien qu'il soit l'arrière‑petit‑fils ou le cinquième descendant de Sem. Lors donc, que les nations furent divisées en autant de langues, cette langue, que l'on regarde avec raison comme la langue primitive du genre humain, s'étant conservée dans la famille d'Héber (voir livre XVIII, chap. xxxix), fut appelée depuis Hébraïque. Car alors il fallait bien la distinguer par un nom propre des autres langues, qui avaient aussi chacune leur nom particulier. Quand elle était seule, on ne l'appelait pas autrement que la langue humaine ou le langage humain, le seul en usage dans tout le genre humain.
2. Mais dira‑t‑on: si du temps de Phalech, fils d’Héber, la terre fut divisée selon les différentes langues, c'est‑à‑dire entre les hommes qui vivaient alors sur la terre; c'est plutôt de Phalech que cette langue primitive et commune devait prendre le nom. Je répondrai qu'Héber ne donna à sonfils le nom de Phalech, c'est‑à-dire division, que parce que ce fils naquit précisément au moment de la division de la terre, et c'est ce que l'Écriture entend par ces paroles : « De son temps la terre fut divisée. » (Gen. x, 25.) Et si Héber n'eut encore été vivant quand les langues furent multipliées, il n'eut pas donné son nom à la langue qui put rester à sa postérité. Aussi devons‑nous croire que cette langue fut la langue primitive et commune, car le changement et la multiplication des langues est une punition, dont le peuple de Dieu dût être exempt. Et ce n'est pas sans raison que cette langue a été celle d'Abraham et qu'il ne put la transmettre à tous ses enfants, mais seulement à ceux qui, issus de Jacob, ont formé avec plus d'évidence et de gloire le peuple de Dieu, ont eu entre leurs mains les deux testaments et ont vu naître le Christ parmi eux. Héber lui‑même n'a pas fait passer cette langue à toute sa postérité, mais seulement à la branche dont la généalogie conduit à Abraham. Ainsi, bien que l'Écriture ne dise pas expressément qu'il y avait une race d'hommes justes, au moment où Babylone était fondée par les impies, cette obscurité n'a pas pour but de cacher la vérité à celui qui la cherche, mais plutôt d'exciter son attention. En effet, quand d'un côté, on lit qu'il y eût d'abord pour tous, une seule el même langue; quand il est fait mention d'Héber avant tous les autres enfants de Sem, bien qu'il soit seulement le cinquième de ses descendants; quand on appelle Hébraïque cette langue dont les Patriarches et les Prophètes ont conservé précieusement l'usage , non‑seulement dans
=================================
p316 DE LA CITÉ DE DIEU.
leurs entretiens particuliers, mais mêmes dans les Saintes ‑Écritures; et que, d'un autre côté, on se demande où la langue primitive et commune a pu se conserver, après la division des langues; comme il est hors de doute qu'elle s'est conservée là où il n'y avait pas lieu d'appliquer la peine du changement des langues, peut‑il se présenter autre chose à l'esprit, sinon qu'elle est demeurée dans la race de celui dont elle a pris le nom? Et ce n’est pas une petite preuve de la justice de cette race, d'avoir été affranchie d'un tel châtiment, quand toutes les autres ont dû subir le changement de leurs langues.
3. Mais voici une autre difficulté : comment Héber et son fils Phalech ont‑ils pu former chacun un peuple particulier, s'ils n'ont eu tous deux qu'une seule langue? Car il est certain que le peuple Hébreu ne forma qu'une nation issue d'Héber, et se propageant jusqu'à Abraham et ensuite par Abraham, jusqu'à ce que le peuple d'Israël devint un grand peuple. Comment donc tous les enfants des trois fils de Noé, dont l'Écriture fait mention, ont‑ils pu fonder chacun une nation particulière, si Héber et Phalech n'ont pu en fonder chacun une? Il est très‑probable, que le géant Nébroth a aussi fondé la sienne, mais à cause de sa force et de la grandeur de son empire, il est nommé à part, comme un personnage de distinction, en sorte que le nombre de soixante‑douze nations et langues demeure quand même. Pour Phalech, l'Écriture le nomme, non à cause d'une nation qu'il aurait fondé, car il fait partie du peuple Hébreu et il avait la même langue, mais parce que, de son temps, arriva le fait mémorable de la division de la terre. Et nous ne devons pas nous étonner de ce que le géant Nébroth ait vécu jusqu'à l'époque de la fondation de Babylone et de la confusion des langues qui amena la dispersion des peuples divisés entre eux. En effet, bien qu'Héber soit le sixième descendant de Noé et Nébroth le quatrième, il ne s'ensuit pas qu'ils n'aient pu vivre ensemble jusqu'à ce temps. Car il arrivait alors que les hommes vivaient plus longtemps, quand les générations n'étaient pas multipliées et moins longtemps, quand elles étaient nombreuses; ou bien, selon le nombre des générations, les naissances étaient plus tardives ou plus précoces. Il faut donc bien comprendre qu'à l'époque de la division, non‑seulement tous les enfants des fils de Noé que l'Écriture signale comme les fondateurs des peuples, étaient déjà nés, mais
=================================
p317 LIVRE XVI. ‑ CHAPITRE XII.
encore qu'ils étaient assez avancés en âge, pour avoir des familles nombreuses et dignes de porter le nom de nations. Et ne nous imaginons pas qu'ils soient nés dans l'ordre où l'Écriture les fait figurer. Autrement, comment les douze fils de Jectan, autre fils d'Héber et frère de Phalech, auraient‑ils pu déjà former des nations, si Jectan était né après son frère, comme il est cité après lui, puisqu'aux jours de la naissance de Phalech, la terre fut divisée? A la vérité Phalech est nommé le premier, mais il naquit longtemps après son frère Jectan, dont les douze fils avaient déjà de si nombreuses familles, qu'elles pouvaient être divisées chacune en leur langue particulière. Ainsi, l'Écriture a pu mentionner le premier celui qui était le dernier par l'âge, comme dans la généalogie des enfants de Noé, elle nomme d'abord les enfants de Japhet qui était le plus jeune, ensuite les enfants de Cham, le cadet, et enfin ceux de Sem, le premier et l'aîné. Or, les noms de ces peuples sont conservés en partie et encore aujourd'hui on peut voir clairement d'où ils sont dérivés; ainsi les Assyriens, d'Assur; les Hébreux, d'Héber; et en partie, le temps leur a fait subir une telle altération, que les hommes les plus savants, habitués à faire des recherches dans l'antiquité, pourraient à peine découvrir les origines, je ne dirai pas de toutes ces nations, mais de quelques‑unes d'entre elles. Ainsi, certains prétendent que les Égyptiens sont sortis d'un fils de Cham, appelé Mesraïm; on ne voit vraiment ici aucun rapport d'origine ; il en est de même des Ethiopiens qui, dit‑on, remontent à un fils de Cham, appelé Clius. Et tout bien considéré, il y a évidemment plus de noms altérés, que de noms conservés.