Louis XIV 15

Darras tome 37 p. 520

 

Déjà précédemment, Louis XIV avait assez témoigné sa réserve et laissé voir son improbation. L'assemblée lui avait demandé de faire supprimer, dans le serment que prêtaient les bacheliers de Sorbonne, la promesse de défendre tous les actes émanés du Saint-Siège, ou tout au moins d'y ajouter celte restriction : acceptés par l'Église. Le roi ne le voulut point, malgré le vœu de l'assemblée et le texte du troisième article, érigé pourtant en loi du royaume.

 

Le roi ne voulut pas également que la Déclaration fût insérée dans les actes authentiques et inscrite dans les procès-verbaux des assemblées du clergé de France. L'original en fut confié à la garde

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de Harlay, archevêque de Paris, après la mort duquel il passa entre les mains de Le Tellier, archevêque de Reims. Cette pièce ne fut imprimée et publiée que plus tard, assez longtemps après la mort de Louis XIV.

 

Quant Innocent XI eut cassé les actes de l'assemblée, l'assemblée mécontente, irritée même, chargea Bossuet de répondre indirecte­ment au bref pontifical, par une lettre aux évéques absents de Pa­ris. Cette lettre était peu fondée, peu respectueuse, presque imper­tinente. Avant de l'envoyer, on la soumit à Louis XIV, et Louis XIV décida qu'elle resterait dans les cartons du rédacteur.

 

Dans l'intervalle qui s'était écoulé de 1682 à 1693, Bossuet avait reçu ordre du roi de composer une défense de la Déclaration, mais à condition qu'il ne la ferait pas publier sans la permission du monarque. Le roi n'en parla plus à l'évêque de Meaux, et, après la mort de ce dernier, on n'osa plus présenter le manuscrit à Louis XIV. La Déclaration ne vit le jour qu'au moment où les jansénistes commençaient à gagner des prosélytes dans l'épiscopat.

 

En 1713, à propos de la thèse de Saint-Aignan, sur les quatre articles, en présence des réclamations du Saint-Siège, Louis XIV répondit qu'il s'était engagé à ne pas ordonner d'enseigner la Décla­ration, mais qu'il ne s'était pas engagé à en interdire la libre pro­fession. Cette subtilité, insinuée par Pontchartrain, convenait peu à la dignité royale ; mais enfin elle confirme la rétractation de l'édit.

 

Enfin, en 1715, en présence de la mort, Louis XIV envoya à Clé­ment XI la rétractation des quatre articles et s'engagea à les faire rétracter par les évêques de son royaume. Nous en avons pour garantie d'Alembert, Benoît XIV, Pie VII, Portalis, Napoléon et l'abbé de Pradt, six témoins dont l'accord ne laisse aucun doute.

 

En présence de ces actes réitérés, on ne comprend guère com­ment le Manuel-Dupin a pu dire, sans blesser la vérité ou la loyauté, que les évêques de France n'ont point répudié leur ouvrage et que Louis XIV n'a rien écrit qui ait pu porter atteinte aux principes de la Déclaration. Ailleurs, le procureur général Dupin, avec son patriotisme ordinaire, ajoute que Louis XIV a consenti à ne point

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presser l'exécution de son édit, mais que le Parlement n'a point accepté cette restriction. En ce qui concerne les évêques, nous ne voyons pas l'honneur qu'on leur fait en disant qu'ils ont écrit une lettre diplomatique, pleine d'équivoques, où ils auraient manqué de franchise et de sincérité. En ce qui regarde Louis XIV, il est constant qu'il a suspendu son édit et finalement rétracté les quatre articles, pour se préparer, par là, au jugement de Dieu. Que le Parlement n'ait rien négligé pour empêcher les effets de la volonté royale, c'est possible, et cela prouve seulement qu'il a manqué une formalité légale à la rétractation du roi. Mais ces choses-là ne se font pas ordinairement avec tant de solennité, et quand la volonté de Louis XIV est constatée sur pièce authentique, ce n'est pas un acte de mauvais vouloir du Parlement qui peut porter atteinte à sa puissance.

 

Ainsi la Déclaration, nulle sur tous les rapports, a été cassée par l'Église (1), rétractée par les évêques, abandonnée par Louis XIV. On peut dire, au pied de la lettre, qu'il n'en reste rien, que le sou­venir lointain d'un acte d'orgueil et de faiblesse, bientôt réparé par le plus noble désaveu.

 

   41 bis. Ce qui assure, malgré tout, à la Déclaration, un certain prestige près de plusieurs, qui jugent des choses sans les examiner, c'est le grand nom de l'évêque de Meaux. « Bossuet, dit-on, a été l'inspirateur des quatre articles, le rédacteur de la Déclaration ; le défenseur de l'assemblée de 1682 : nous sommes de la religion de Bossuet, nous voulons entendre, comme ce grand génie, l'é­conomie de la religion et la constitution de l'Eglise. »

 

   Nous professons, pour Bossuet, l'admiration la plus vive, mais nous croyons qu'ici on lui fait tort, et, pour les torts qu'il s'est donnés lui-même, nous ne croyons pas qu'il y ait lieu de les admi­rer.

 

   Au moment où éclatèrent les divisions à propos de la régale, Bossuet ne voulait point d'une assemblée pour régler l'affaire. Bos­suet haïssait d'instinct les assemblées où il n'était pas sûr d'exercer la dictature de son génie ; il trouvait même qu'un concile était sus-

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(1) De l'Église gallicane, 198.

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ceptible de toutes les impressions et d'une foule d'intérêts difficiles à manier.  Son caractère prudent, observateur et mesuré, l'incli­nait d'ailleurs à penser que les affaires litigieuses s'enveniment plutôt qu'elles ne se tranchent dans les assemblées. Ce qui l'ef­frayait par-dessus tout, c'était l'idée de mettre en problème l'auto­rité du Pape dans les comices d'une Église catholique, de traiter dans ces comices particuliers des points de doctrine qui ne peuvent être agités que par l'Église universelle, et de les soulever sans le moindre motif légitime, lorsque personne ne se plaignait, lorsqu'il n'y avait pas le moindre danger, la moindre incertitude, et cela dans la vue unique de contrister le Pape. Bossuet s'en explique dans ses lettres et l'on ne peut garder, sur ces répugnances profon­des, le moindre doute.

 

Bossuet vint à l'assemblée non pas pour en être le boute-en-train, — ce rôle ne convenait pas à son caractère, mais pour en être le modérateur. Dès son discours d'ouverture, on le voit prêcher, avec une adresse infinie, les tempéraments. Le sermon sur l'unité de l'Église est un chef-d'œuvre assurément ; toutefois, au point de vue théologique, il prête à plus d'une réserve ; mais comme œuvre d'a­paisement, comme antidote, il offre des traits d'une habileté par­faite. On voit que l'orateur se sait aux prises avec un emportement qui peut enfanter quelque résolution folle ou hétérodoxe : il n'ou­blie rien de ce qui peut calmer les esprits.

 

Dans les réunions préparatoires, quand de jeunes évêques osaient dire : « Le Pape nous a poussés, il s'en repentira, » Bossuet faisait avorter une rédaction schismatique de Choiseul. Alors l'assemblée le pria d'en proposer une autre, et s'il consentit, comme pis-aller, à être le rédacteur des quatre articles, il n'en fut pas le promoteur.

 

Reste à savoir comment les quatre articles ont pu tomber de la plume de Bossuet. Fort heureusement, le plus grand homme de France ne pouvait faire rien de mieux, ni le scribe le plus vulgaire, rien de pire.

 

Sur l'ordre du roi, Bossuet en entreprit la défense : ce fut, pour lui, le plus grand des malheurs ; depuis cette fâcheuse détermina­tion, il n'y eut plus, pour le vénérable vieillard, aucun repos. « On

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ne saurait, dit le comte de Maîstre, se défendre d'une respectueuse compassion, en le voyant entreprendre cet ouvrage, l'interrompre, le reprendre encore, et l'abandonner de nouveau ; changer le titre, faire du livre la préface et de la préface le livre ; supprimer des parties entières, les rétablir ; refaire enfin ou remanier jusqu'à six fois son ouvrage, dans les vingt ans qui s'écoulèrent de 1682 à 1702 (1). »

 

On peut croire, en effet, que la composition de cet opuscule fut, pour l'évêque de Meaux, un vrai supplice. Lui qui avait l'esprit si net, la conception si vive, la plume si prompte, être condamné à piétiner, à suer, à sasser et ressasser des faits d'histoire ou des textes de la tradition, les trois quarts du temps pour n'en rien tirer : quel sort pour son génie ! Après l’ Histoire des variations, après le Discours sur l'Histoire universelle, après les éloges funè­bres, se débattre dans cet affreux traquenard ! On comprend que, de guerre las, il s'écrie à la fin : Abeat quo libuerit ! tout en regret­tant qu'il ne l'ait pas envoyé promener dès le début.

 

Bossuet donna deux titres à son ouvrage: d'abord il l'appelait La France orthodoxe (2), ensuite il l'intitulait : Défense de la Déclara­tion. Défense ! Il sentait donc que la Déclaration avait fait scandale et qu'il était besoin de le lever. La France orthodoxe ! On avait donc soupçonné son orthodoxie, et Bossuet, pour la justifier, est contraint, non pas de prétendre qu'elle est orthodoxe, mais seule­ment qu'elle n'est pas hétérodoxe.

 

Bossuet ne publia point son ouvrage, soit qu'il ne le jugeât point digne de l'impression, soit qu'il ne le crût point encore à terme. On peut donc dire, dans un sens très vrai, que la défense n'appartient pas à Bossuet et ne doit point être mise au nombre de ses ouvrages. Un auteur n'avoue pas tout ce qu'il écrit. Tous les jours nous écri­vons tous des choses que nous ne publions point et que nous condamnons même quelquefois. Mais on tient à ce que l'on a fait et l'on

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(1)On avait annoncé récemment la publication du travail de Bossuet sous ce titre : l'ouvrage n'a pas justifié l'annonce, et l'on peut croire que ce premier jet n'existe plus.

(2)Fénelon, Édit. de Versailles, t. XXII, p. 586-87.

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se détermine difficilement à détruire, surtout si l'ouvrage est consi­dérable et s'il contient des gages utiles dont on se réserve de tirer parti. Cependant la mort arrive, toujours inopinée. Le manuscrit tombe entre les mains d'héritiers avides ou de sectaires ambitieux qui l'exploitent. C'est un malheur, parfois un délit. De là cette règle de critique : Tous les ouvrages posthumes sont suspects et l'on n'y peut ajouter foi que sous bénéfice d'inventaire.

 

Nous n'avons, ici, que trop de motifs pour ne nous point départir de ces règles. La Défense n'existe pas en manuscrit autographe. La seule partie qui soit de la main de l'auteur c'est la Dissertation préliminaire, encore y manque-t-il quelque chose. Tout le reste des papiers qui ont rapport à l'ouvrage ne sont que des copies plus ou moins fidèles. Les bénédictins des Blancs-Manteaux, premiers édi­teurs de Bossuet, se sont permis sur ses œuvres toutes sortes d'at­tentats. Nous ne parlons pas ici des sermons, édités d'abord avec une grossière inintelligence ; nous parlons d'œuvres déjà connues, qui furent odieusement traitées. Ainsi, pour complaire aux jansé­nistes , on supprima le panégyrique de S. Ignace et un travail considérable sur le formulaire d'Alexandre VII ; ensuite on publia, sans cartons, les Réflexions morales de Quesnel, avec un avertisse­ment de Bossuet, qui était censé les approuver, tandis qu'il n'avait écrit son avertissement que pour une édition corrigée. Les mêmes faussaires, pour éditer la Défense, devaient la compléter puisqu'elle n'était pas prête pour l'impression; et, pour complaire aux galli­cans, ils ont parfaitement pu l'interpoler. Nous croyons que ces interpolations sont visibles encore aujourd'hui, du moins pour tout lecteur désintéressé. Nous pourrions citer vingt passages qui ne sont certainement pas de Bossuet, uniquement parce qu'ils ne peuvent pas en être, à moins que Bossuet ne fût tombé, sur ses vieux jours, dans les plus cruelles contradictions.

 

A défaut du manuscrit de Bossuet, qui n'a point paru, une copie fut remise, après beaucoup d'instances à Louis XIV, mais elle fut retrouvée à sa mort, en l'état où elle était au moment de la remise. Une autre copie, tirée par l'abbé Fleury et léguée par lui à d'Aguesseau, ne fut point recueillie par le légataire et passa à la bibliothè-

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que du roi où il était défendu d'en donner communication pour la transcrire. Enfin, cet ouvrage qui aurait dû sortir des presses du Louvre, dédié au roi et revêtu des plus brillantes approbations, pa­rut à Luxembourg en 1730, et à Amsterdam en 1745.

 

  Je ne vois rien d'aussi nul que cet ouvrage, et, en le regardant comme tel, on rend à la mémoire de Bossuet tout l'honneur qu'elle mérite.

 

   Au surplus, si Bossuet a entrepris la Défense des quatre articles, il en a écrit aussi la réfutation.

 

   Le chancelier de France avait fait défendre à Anisson, éditeur de Bossuet, d'imprimer ses œuvres avant qu'elles aient été soumises à la censure. Il faut entendre, sur ces exigences tyranniques, les plaintes amères de Bossuet. Bossuet écrit contre Pontchartrain, cinq mémoires et plusieurs lettres au roi, à madame de Maintenon, au cardinal de Noailles. Dans la discussion, il rappelle ses services, il invoque son caractère d'évêque, il parle d'y mettre sa tête, il se montre grand... et petit, car il descend aussi à de singulières rai­sons et même à des humiliations incroyables dans un si grand homme. Terrible justice de Dieu! La Déclaration produisait ses pre­miers fruits pour celui qui lui avait prêté sa plume. On s'était élevé contre le Pape et, pour suivre jusqu'au bout la logique de la révolte, on voulait enchaîner les évêques. Bossuet à la censure, les conciles supprimés, le chancelier devenu primat : tel était l'aboutissement du système. On dit que le roi, touché des raisons de l'évêque, donna satisfaction à Bossuet. Oui, mais le branle était donné pour les empiétements de la puissance civile sur l'autorité ecclésiastique, et pendant un siècle, la charte des soi-disant libertés, sera le code authentique de la plus dure servitude.

 

   Ni la conduite ni les œuvres de Bossuet ne sont donc, en somme, favorables au gallicanisme. (1)

 

   42. Le côté terrible et vraiment triste de la Déclaration, ce sont les conséquences qu'elle entraîna, le trouble qu'elle jeta dans toutes les sphères de la vie publique. Pour découvrir la portée de ce schisme poltron, nous ne citerons plus ni les théologiens, ni les bul-

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(1) Nous rédigeons ce chapitre et quelques parties du précédent d'après nos précédentes études, insérées dans l'Histoire apologique de la papauté, t. VI.

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les des souverains pontifes. Il est plus curieux d'entendre des théolo­giens laïques, comme le comte de Maistre, Louis Blanc et Robes­pierre. Insubordination vis-à-vis du Saint-Siège, servilisme vis-à-vis du pouvoir temporel, despotisme envers les inférieurs: voilà ce qu'est à leurs yeux cette formule du césarisme ecclésiastique. « Les fameuses libertés gallicanes, dit J. de Maistre, ne sont qu'un accord fatal signé par l'Église de France, en vertu duquel elle se soumettait à recevoir les outrages du Parlement, à charge d'être déclarée libre de les rendre au souverain pontife. (1) » Dès lors, en effet, les églises de France ne furent plus guère que d'opulentes esclaves du pouvoir civil et des filles, habituellement peu respectueuses de l'Église-mère. Précédemment le comte de Maistre avait dit, avec sa profondeur ordinaire : «Aveugles corrupteurs du pouvoir, ils rendaient un singulier service au genre humain, en donnant à Louis XIV des leçons d'autorité arbitraire, en lui déclarant que les plus grands excès du pouvoir temporel n'ont rien à craindre d'une autre autorité, et que le souverain est roi dans l'Église comme dans l'État ! Et ce qu'il y a d'étrange, c'est que tout en consacrant de la manière la plus solennelle ces maximes qui, vraies ou fausses, ne devraient jamais être proclamées, les députés posaient en même temps toutes les bases de la démagogie moderne ; ils déclaraient expressément que, dans une association quelconque, une section peut s'assembler, délibérer contre le tout et lui donner des lois. En décidant que le concile est au-dessus du Pape, ils déclaraient encore, non moins expressément, quoi qu'en d'autres termes, qu'une assemblée natio­nale quelconque est au-dessus du souverain, et même qu'il peut y avoir plusieurs assemblées nationales divisant légalement l'État ; car si la légitimité de l'assemblée ne dépend pas du chef qui la préside, nulle force ne peut l'empêcher de se diviser, et nulle section n'est en état de prouver sa légitimité à l'exclusion des autres. (2) »

 

En niant la suprême direction des papes, on ne devait pas fonder le règne éternel de la paix. Il n'y a, en ce monde, que trois supré-

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(1)De VÉglise gallicane, p. 294.

(2)De l'Église gallicane, p. 149.

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maties possibles : il faut opter entre la suprématie des papes, la suprématie des rois, ou la suprématie des peuples. Vous rejettez la suprématie sociale et politique des pontifes romains, qui, pen­dant mille ans, préservèrent le monde de la tyrannie et l’élevèrent, par des efforts continus, jusqu'aux splendeurs de la civilisation chrétienne ; vous aurez, en place, ou la suprématie des rois sans contrôle religieux, qui, dans l'antiquité, s'appela tour à tour Tibère, Néron, Caligula, Héliogabale, et dans les temps modernes, Henri VIII, Elisabeth, Iwan, Nicolas ; ou la suprématie furieuse du peuple qui sera la Convention, la Terreur, la Commune, le socialisme. Au lieu des décisions du Vatican, comme dernière raison du droit, vous aurez la théologie de l'absolutisme et de l'insurrection ; au lieu des excommunications pontificales, vous aurez successivement, et quelquefois tout ensemble, les canons des rois, les barricades du peuple et le poignard des assassins.

 

« La portée politique de la Déclaration de 1682, dit Louis Blanc, était immense. En élevant les rois au-dessus de toute juridiction ecclésiastique, en dérobant aux peuples la garantie que leur promet­tait le droit accordé au souverain pontife de surveiller les maîtres temporels de la terre, cette déclaration semblait placer les trônes dans une région inaccessible aux orages. Louis XIV y fut trompé... en cela son erreur fut profonde et fait pitié. — Le pouvoir absolu, dans le vrai sens du mot, est chimérique, il est impossible. Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais, grâce au ciel, de despotisme irres­ponsable. A quelque degré de violence que la tyrannie s'emporte, le droit de contrôle existe toujours contre elle, ici sous une forme, là sous une autre. La Déclaration de 1682 ne changeait rien à la nécessité de ce contrôle. Donc elle ne faisait que le déplacer en l'enlevant au Pape ; et elle le déplaçait pour le transporter au Par­lement d'abord, puis à la multitude. «Le moment vint en France ou la nation s'aperçut que l'indépendance des rois, c'était la servitude des peuples. La nation alors se leva indignée et l'excommunication fut remplacée par un arrêt de mort. » (1)

 

Chose digne de mémoire ! dans le procès de Louis XVI, toute

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(1) Hist. de la révolution française, t. I, p, 252.

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l'argumentation régicide de Robespierre est fondée sur le premier article de la Déclaration de 1682. Rejetant, comme Bossuet, la suprématie sociale des pontifes romains, et d'autre part, niant avec raison l'existence d'un pouvoir irresponsable, il conclut logi­quement que la nation a le droit de juger et de condamner Louis XVI. « Il n'y a point de procès à faire, dit-il ; Louis n'est point un accusé, vous n'êtes point des juges; vous êtes, vous ne pouvez être que des hommes d'État, des représentants de la nation. Vous n'avez pas une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence natio­nale à exercer... Louis doit périr parce qu'il faut que la nation vive. » (1)— Le raisonnement de Robespierre s'applique, au surplus à toutes les choses temporelles, dès que la foi et la conscience reli­gieuse ne les couvre plus de sa protection. S'il n'y a d'autre obli­gation que celle de la loi et si l'ordre de foi n'est rien pour la conscience, toute la morale publique se réduit à l'axiome grossier : «Pas vu, pas pris. » Tout ce qu'on peut faire contre la loi sans se faire prendre et sans se laisser voir, est licite, si la foi en ce cas, n'a rien à prescrire à la conscience. Le vol d'un couvert d'argent et l'ablation d'une tête innocente se trouvent passer par la même porte.

 

La même conséquence apparaît dans la sphère plus élevée des relations internationales. Si vous ôtez Dieu, représenté par les pon­tifes romains et l'ordre hiérarchique, tous les peuples sont sans garantie morale, les faibles contre le despotisme des forts, les forts contre la révolte des faibles. « Pour remplacer le grand régulateur que le Fils de Dieu avait donné aux sociétés chrétiennes, dit Gaume, il a fallu recourir à la politique d'équilibre. Au dehors, quel est le but de tous les efforts de la diplomatie européenne, des congrès et des alliances? Équilibrer les forces afin de rendre la guerre sinon impossible, au moins de plus en plus difficile. Au dedans, quel a été le travail constant des rois et des peuples ? Stipuler des conditions entre les gouvernants et les gouvernés ; faire et défaire des chartes constitutionnelles, mais qui, en réalité, ne constituent rien, ou ne

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(1) Moniteur du 3 décembre 1792.

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constituent qu'un ordre matériel et éphémère, car elles laissent sans solution la question fondamentale du contrôle du pouvoir. Aussi, malgré les serments réciproques, on reste de part et d'autre sur la défensive, jusqu'à ce qu'un nouveau conflit fasse intervenir l'ultima ratio du Césarisme. (1) »

 

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