Grégoire VII 34

Darras tome 22 p. 81

 

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§ I. Concile romain de l'an 1076.

 

   1. « Que le ciel entende et frémisse, que la terre comprenne et tremble ! » Telle est l'exclamation par laquelle Hugues de Flavi- gny résume l'impression d'étonnement, d'horreur, d'effroi, qui accueillit dans le monde catholique la nouvelle de l'attentat de Worms. « Jamais depuis que la religion chrétienne est fondée, dit-il, rien de pareil ne s'est vu. Qu'on fasse connaître les canons, les décrets, les exemples, les précédents qui autoriseraient ce sacrilège. A-t-on jamais sous le ciel entendu dire, a-t-on jamais lu nulle part qu'un homme quelconque ait le droit de déposer un pape, quand aucune puissance humaine ne saurait même le mettre en jugement 1 ? » Le chroniqueur cite alors avec une verve indignée et une exactitude qui font autant d'honneur à son érudition qu'à son amour pour le saint siège, tous les textes des conciles, des pères, des écrivains ecclésiastiques attestant l'inviolabilité du privilège divin accordé en la personne de saint Pierre aux papes ses successeurs, chargés comme lui d'être les pasteurs des brebis et des agneaux, de confirmer leurs frères, sans avoir au-dessus d'eux d'autre juge que le prince des pasteurs Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a prié son Père pour que leur foi fût infaillible. Henri IV se mettait peu en peine de tous ces arguments. Il avait la puissance, il avait la force, il avait la jeunesse, vingt-cinq ans, l'âge de Néron, suivant la remarque des contemporains qui l'appellent le Néron du onzième siècle. Que lui importaient les privilèges sacrés de la chaire de saint Pierre ? il trouvait des évêques césariens prêts à les fouler aux pieds. Le génie, la vertu, la sainteté siégeaient sur la chaire apostolique en la personne de Grégoire VII, mais les simoniaques avec la tourbe ignoble des clérogames se rangaient sous les drapeaux du roi pour renverser un pape qui renouvelait l'anathème de saint Pierre contre tant d'au-

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1.Hugo Flaviniao  Chronic., lib. II, Patr. Lat., tom. CLIV, col. 301 et se(y
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tres Simons, et maintenait énergiquement la loi du célibat ecclésiastique. Henri IV ne doutait point de la victoire. Les armes que le conciliabule de Worms avait mises entre ses mains n'eurent pas le temps de s'y rouiller. Il fit partir immédiatement pour l'Italie une ambassade chargée de notifier partout la déposition de Grégoire VII.

 

2. Le chef de cette mission fut le comte Ebérard de Nellembourg « grand artisan de mensonges, hameçon du diable, » comme l'appelle un chroniqueur1. Les deux évêques Hozemann de Spire et Burchard de Bâle, signataires de la lettre synodale de Worms, lui furent adjoints. Ils avaient ordre de voyager jour et nuit pour arriver avant la réunion du concile romain fixé au 22 février 1076. La haine leur donna des ailes; en moins d'un mois ils franchirent les Alpes, parcoururent la marche d'Ancône où ils se mirent en rapport avec Wibert de Ravenne, et réunirent à Plaisance et à Pavie les évêques simoniaques qui jurèrent sur les saints évangiles de ne plus reconnaître l'obédience de Grégoire VII. Le vétéran du schisme, l'ancien chancelier et diplomate de Cadaloüs, Benzo d'Albe, retrouva en cette circonstance toute la vigueur de la jeunesse pour accabler d'injures le grand pape. Il dut s'enorgueillir du succès de ses diatribes, car le roi de Germanie lui faisait l'honneur d'emprunter, dans la lettre officielle, son expression favorite de ce « faux-moine » appliquée à Hildebrand. L'intrus simoniaque Thédald qui venait, grâce à l'investiture royale, d'usurper le siège de saint Ambroise, et qu'un monitoire sévère de Grégoire VII avait cité au prochain concile de Rome, considéra comme un moyen de salut inespéré l'acte du conciliabule de Worms. Les autres simoniaques de Lombardie, ces indignes évêques désignés par Bonizo sous le nom de cervicosi Lombardorum episcopi, signèrent avec enthousiasme. Denys de Plaisance deux fois excommunié donna l'exemple ; tous après lui jurèrent de ne plus jamais reconnaître l'obédience du pape. De nobles protestations s'élevèrent pourtant à côté de ces scènes d'ignominie. L'histoire doit conserver le souvenir

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1. Vit. S. Anselm. Luc; Pair. Lat., tom. CXLVIII, col. 913.

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et le nom de Dominique patriarche de Grade, qui prit avec saint Anselme de Lucques l'initiative de la résistance 1. Les schismati-ques eux-mêmes n'étaient qu'à demi rassurés et craignaient de se compromettre prématurément. «Dans leur assemblée la plus nombreuse, celle de Plaisance, dit Berthold, après avoir par acclamation adopté l'acte de Worms et l'avoir revêtu de leurs signatures, ils entamèrent une longue et sérieuse délibération2. »« Ils exigèrent des députés royaux, dit Paul de Bernried, qu'on tînt la chose secrète et que rien ne transpirât dans le public avant que le décret de Worms et les lettres de Henri IV n'eussent été officiellement notifiés au concile de Rome. On leur donna cette satisfaction. » Par une dernière lâcheté qui couronnait dignement cette œuvre de parjure et de ténèbres, ni le comte Ebérard ni ses deux collègues d'ambassade, les évêques de Spire et de Bâle, ne voulurent risquer le voyage de Rome et affronter l'indignation du concile qui allait s'y réunir. Un chanoine de Parme nommé Roland, et un personnage plus obscur encore, désigné par le chroniqueur sous le titre de servum quemdam régis 3, se chargèrent à leurs risques et périls d'une mission que tous les autres récusaient. Porteurs de la lettre synodale de Worms et des rescrits de Henri IV, ils partirent pour Rome où ils arrivèrent la veille de l'ouverture du concile (21 février 1076.)

 

3. Le lendemain, cent dix évêques, un grand nombre d'abbés, de seigneurs et de princes, parmi lesquels on remarquait l'impératrice Agnès, la duchesse Béatrix de Toscane et la comtesse Mathilde, prirent séance dans la basilique constantinienne du Sauveur au Latran4. « Après le chant de l'hymne (probablement le

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1. Cf. S. Grég. VII. Epist. xvr, lib. III, col. 444 ; Héfélé, Hist. des Concilia, tom. VI, p. 524, note 1, trad. Delarc.

2.  Berthold. Constant. Annal. Patr. Lat., tom. CXLVII, col. 368.

3. ld.,ibid.

4. « Un incident curieux et sans doute préparé, dit M. Villemain, occupait les esprits. On avait apporté dans la salle et l'on se montrait comme un signe miraculeux, un œuf de poule trouvé, dit-on, près de l'église de Saint-Pierre, et dont la coquille offrait en relief l'image d'un bouclier, au-dessous duquel était

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Veni Creator), comme le pape assis sur son trône allait prendre la parole, soudain Roland, vrai précurseur de l'antechrist, l'interpella en ces termes 1: « Le roi Henri, notre seigneur, par le conseil de ses évêques et princes, nous envoie pour notifier les décisions irrévocables qu'il vient de prendre par rapport au gouvernement de l'Eglise, et nous a donné plein pouvoir pour les faire exécuter. Nous te disons donc, au nom et en vertu de l'autorité royale, à toi Grégoire: Descends sur l'heure du siège apostolique, et si tu tiens à la vie, ne te mêle plus jamais de papauté 2. Quant à vous, évêques et cardinaux, nous vous enjoignons, en vertu de la même autorité, de vous rendre pour la prochaine fête de la Pentecôte près du roi, afin de recevoir un pape de sa main, car celui-ci, comme chacun sait, n'est point un pape mais un loup ravisseur. » A peine achevait-il ces paroles que le cardinal Jean évêque de Porto, aussi célèbre par sa vertu que par son dévouement à l'Eglise, se leva plein d'indignation et d'une voix qui remplit toute la basilique

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figuré un serpent qui baissait la tête et roulait les plis de sa queue. On se passait de main en main ce prétendu prodige. » (Hist. de Grég. VII, tom. II, p. 70.) L'incident que l'écrivain rationaliste voudrait faire passer pour une mise en scène puérile n'eut rien de préparé, et il était assez étrange pour attirer l'attention. Voici en quels termes il est raconté par le contemporain Paul de Bernried : Per idem tempus prodigium, ad illius iniquiialis indicium et confirma-Ëonem future rei in Urbejuxtû beati Pétri cectesiam ortum est, quod omnium corda nimium in stuporem converterat : ncmo enim aliquam signifîcationem super ipsum dare et proferre digne convenienterque poterat. Siquidem gallina ovum mirifice cœlatum opère peperit, in quo dua mira insignita fuerant: serpentis sci-licet et scuti similitudo nimio horrore tenebrosa. Serpens vero qui in triplicem tx eodem ovi cortice se sinuationem erexerat, vertice se sursum erigere velle a/* tummitatem ovi conabatur ; caudam vero in partem tenebrarum illius extenderat. Sed dum ad ovi dignitatem tenderet, quodam ictu repercussus, ventre tenus collum reflexerat. Scupea (peau couverte d'écaillés) vero ejus non depicte, se-l extra corticis ordincm posita, manu deprehendi et tractari velut alia materialis res poternt. (Paul Bernried. Vit. Greg. VII, col. 70.)

1. Poitquam vero finito hymno, facturas sermones exhortationis omnibus, papa tonsederat, ille prsecursor Antechristi sic papam alloquitur. (Paul Bernried. Vit. Greg. VII, col. 70.)

2.Nous empruntons ce texte au Codex archivii Vaticani publié par Watterich (tom. I, p. 321). Les paroles de Roland y sont comme vibrantes; elles durent être recueillies aussitôt après la séance par l'un des auditeurs.

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s'écria : « Qu'on saisisse ce blasphémateur ! » À l'instant, le préfet de Rome, les juges, les chevaliers, les nobles romains tirant l'épée malgré la sainteté du lieu et la présence du pape se précipitèrent sur les deux étrangers, et les entraînèrent hors de la basilique. Les citoyens romains, les fidèles de l'église, justement indignés de l'outrage qui venait d'être fait à la majesté du saint siège, saisirent les deux misérables et voulaient les lapider. Mais le très-miséricordieux pontife s'élança parmi les rangs pressés de la multitude : au péril de sa vie, il réussit à sauver ceux qui venaient de l'insulter si grossièrement. « C'est au concile qu'il appartient de juger la faction schismatique à laquelle ces hommes obéissent, dit-il. Remettez-les entre mes mains pour que le concile puisse les entendre et prononcer en connaissance de cause. » La voix du grand pape fut respectée, les deux étrangers se prosternèrent à ses genoux, lui rendant grâces de les avoir arrachés à la fureur populaire, et le concile fut ajourné au lendemain pour reprendre les délibérations tragiquement interrompues1.

 

4. La population romaine tout entière se porta, dès l'aube du jour, à la basilique de Latran. L'agitation était extrême; seul conservant un calme et une sérénité inexprimables, le pape ne témoignait pas la moindre émotion. Dès l'ouverture de la séance, il demanda aux envoyés les lettres dont ils étaient porteurs et en donna lui-même publiquement lecture. La première était conçue en ces termes : « Henri roi par la grâce de Dieu, au clergé et au peuple de la sainte et catholique église romaine, grâce, salut et abondance de prospérités. On reconnaît les caractères d'une fidélité ferme et inébranlable à celle qui se montre toujours la même, soit en la présence soit en l'absence du prince, sans s'affaiblir par l'éloignement ni se décourager par l'ennui d'une trop longue attente. Telle est celle que vous nous avez gardée, nous le savons

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1. Cf. Paul. Bernried. Vit. S. Greg. VII, col. 71; Bernold. De damnation* tchùmaticor., epist. II, Patr. Lat., tom. CXLVIII, col. 1172; Lambert. Hersf. Annal. Patr. Lat., tom. CXLVI, col. 1212; Boniz. Ad amie, Ubr VII, Pair. Lat., tom. CL, col. 842 ; Codex Vatican., ap. Watterich, loe. cit.

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et vous en rendons sincèrement grâces, en vous priant de persévérer encore et de vous montrer comme toujours les amis de nos amis, les ennemis de nos ennemis. Parmi ces derniers nous signalons le moine Hildebrand et le dénonçons à votre vengeance comme l'usurpateur et le tyran de l'Eglise, l'oppresseur de la république romaine, le perturbateur de notre royaume. Voici la lettre que nous lui avons adressée et qui lui fera connaître ses crimes : « Henri roi par la grâce de Dieu à Hildebrand. J'attendais de toi l'appui qu'un fils peut attendre d'un père ; en toute circonstance, et à la grande indignation de mes fidèles sujets, je prenais tes conseils et les suivais ponctuellement. Pour toute récompense j'ai éprouvé de ta part ce qu'à peine j'aurais pu craindre du plus cruel ennemi de mon trône et de ma vie. Après m'avoir, par un  insolent orgueil, dépouillé de toutes les prérogatives héréditaires auxquelles j'avais droit près du saint siège, poussant plus loin la haine, tu as mis en œuvre les plus détestables artifices pour détacher de moi le royaume d'Italie. Tu n'as pas rougi de porter  la main sur les plus vénérables évêques qui me restaient attachés, « comme de très-doux membres à leur chef ; tu les as poursuivis de tes vengeances implacables ; contre tout droit divin et humain, ils se virent accablés d'affronts, d'injures et d'outrages. « Leurs plaintes arrivaient sans cesse à mes oreilles et je conti-nuais par une mansuétude sans bornes à tout supporter en silence. Prenant alors ma patience pour de la lâcheté, tu as comblé la mesure en osant t'attaquer au chef lui-même. Tu m'as écrit, il t'en souvient et je répète ici tes propres paroles, que « dût-il t'en coûter la tête, tu m'arracherais le trône et la vie. » «Cette fois, je jugeai qu'il fallait répondre à une telle frénésie « autrement que par des paroles; j'ai tenu une assemblée générale de tous les primats du royaume. Là tout ce qui par modération et réserve avait été si longtemps tenu secret fut produit au grand jour. Unanimement, comme tu le verras par leur lettre, les évêques déclarèrent qu'il est impossible de te souffrir davantage sur le siège apostolique. Devant Dieu et les hommes, cette décision a paru juste et légitime, j'y adhère; en conséquence je te

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« dénie la juridiction pontificale que tu semblais avoir. En vertu du patriciat qui m'appartient par le don de Dieu, par l'aveu et le serment des Romains , je t'enjoins de descendre du siège de Rome. » Telle est la teneur de notre lettre au moine Hildebrand. Nous vous la transmettons afin que notre volonté vous soit pleinement connue, et que votre dévouement sache ce qu'il doit faire en cette circonstance pour soutenir notre cause ou plutôt celle de Dieu lui-même. Levez-vous donc contre Hildebrand, vous tous mes sujets très-fidèles ; que les premiers en fidélité soient les premiers à condamner l'usurpateur. Nous ne vous commandons point de verser son sang, car après sa déchéance la vie lui sera un châtiment plus dur que la mort; seulement arrachez-le du siège apostolique s'il s'obstinait à ne vouloir pas en descendre et recevez comme pape celui que, de l'avis commun des évêques et avec votre propre conseil, nous élirons pour guérir les blessures que celui-ci a faites à l'Eglise1. »

 

5. La seconde missive plus insolente encore s'exprimait ainsi: « Henri roi non par un titre usurpé mais par l'ordre de Dieu, à Hildebrand non plus apostolique mais faux moine. — Telle est l'ignominieuse salutation que tu mérites, toi qui n'as laissé dans l'Eglise aucun ordre hiérarchique sans le couvrir d'injures et de malédictions. Les plus vénérables pasteurs, archevêques, évêques, prêtres, tous ces ministres saints, les christs du Seigneur auxquels il n'est pas permis de toucher, tu les as traités comme des esclaves qui ne connaîtraient point la loi de leur maître, tu les as foulés aux pieds. Les applaudissements des multitudes aveuglées ont salué tes violences. Dans l'enivrement de cette ignoble popularité, tu as déclaré que les évêques ne savaient rien, que toi seul tu possédais toute science ; et cette prétendue science tu l'as employée non pour l'édification mais pour la destruction universelle. Il semble que le bienheureux pape Grégoire dont tu as usurpé le nom ait eu le pressentiment prophétique de tes attentats lorsqu'il dit : « Souvent le nombre des sujets exalte l'orgueil de celui qui les

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1.         Henric. IV. Epist. ad Roman., ap. "Watterich, tom. I, p. 377.

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« commande ; il croit en savoir plus que les autres parce qu'il a plus de puissance qu'eux.» Par respect pour le siège apostolique dont l'honneur nous est si cher, nous avons tout supporté en silence ; mais attribuant sans doute à un sentiment de crainte cet acte de pieuse humilité, tu n'as pas craint de t'insurger contre la royale puissance que Dieu lui-même nous a donnée. Tu oses nous menacer de nous ravir la couronne comme si nous la tenions de toi, comme si le royaume et l'empire étaient en ta main et non dans celle de Dieu. Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a appelé au trône, mais il ne t'a point appelé au sacerdoce. Les moyens par lesquels tu as envahi le pontificat ne sont plus un mystère ; on connaît tes brigues astucieuses si profondément incompatibles avec la profession monastique, l'argent semé à pleines mains pour acheter la faveur du peuple; la faveur du peuple servant à armer des milliers de bras à l'aide desquels, usurpant le siège de la paix et le transformant en un foyer de troubles et de guerres, tu as soulevé les sujets contre leurs rois. C'est ainsi qu'intrus tu prêches la révolte contre nos évêques appelés de Dieu, tu leur retires leur autorité sur les prêtres pour la confier à des laïques qui s'arrogent maintenant le droit de condamner ou de déposer ceux que Dieu lui-même, par l'imposition des mains épiscopales, leur avait donnés pour pasteurs. Moi-même enfin, moi qui malgré mon indignité ai reçu parmi les christs l'onction royale, tu viens de me toucher de ta main sacrilège, quand d'après la tradition des saints pères en ma qualité de roi, je ne saurais être jugé que par Dieu seul et ne pourrais être déposé pour un crime quelconque, à moins que, ce qu'à Dieu ne plaise, je vinsse à m'écarter de l'orbite de la foi, nec pro aliquo crimine nisi a fide, quod absit, exorbitaverim, deponendum asseruit1, encore les saints pères, dans leur prudence, n'osèrent-ils procéder au jugement et à la déposition de Julien l'Apostat, ils commirent ce soin à la providence de Dieu. Ce fut un vrai pape que

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1 L'aveu de Henri IV qui reconnaît lui-même le crime d'hérésie ou d'apostasie comme motif légitime de déposition est remarquable. On peut le rapprocher de l'exposition de principes faite précédemment dans sa lettre de soumission à saint Grégoire VII. (Cf. tom. XXI, chap. v, n° 38.)

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le bienheureux apôtre Pierre; or, il a dit: «Craignez Dieu, honorez le roi. » Mais toi qui ne crains pas Dieu, tu outrages en ma personne le roi constitué de Dieu. Quand le bienheureux apôtre Paul prononçait l'anathème même contre un ange du ciel prêchant une autre doctrine que celle des apôtres, comment t'accueillerait-il sur la terre, toi qui renverses l'enseignement apostolique? Frappé par cet anathème, condamné par notre jugement et celui de tous nos évêques, descends, quitte la chaire apostolique profanée par ton usurpation. Qu'un autre monte au siège du bienheureux Pierre, non pour couvrir du manteau de la religion une détestable tyrannie, mais pour enseigner la sainte doctrine du prince des apôtres. Moi Henri roi par la grâce de Dieu, et tous nos évêques réunis, nous te disons : Descends, descends, maudit dans les siècles des siècles1! »

 

6. La lettre synodale de Worms termina cette série de diatribes officielles où la férocité le dispute à la démence. Le césarisme s'étalait dans toute son horreur ; le servilisme des évêques allemands acheva de soulever l'indignation du concile. Lorsque la lecture fut achevée, les pères s'adressant à Grégoire VII lui dirent: « C'est à vous, très saint père, qu'il appartient de lancer l'anathème contre un tyran blasphémateur et apostat. Notre devoir est de vous seconder dans cette entreprise, aucun de nous n'y faillira; nous sommes prêts à mourir pour la loi de nos pères. Tirez le glaive spirituel que Dieu a mis entre vos mains ; fulminez la sentence ; tous les justes de la terre applaudiront à la punition du pécheur 2» Le pontife résista à leurs instances; il se contenta de rappeler en termes touchants et avec une paternelle tendresse tous les efforts tentés par lui dans le but de ramener Henri IV à des sentiments et à une conduite plus dignes d'un roi chrétien. «Nous ne saurions, disait-il, oublier la parole de Notre-Seigneur : « Voici que je vous envoie comme des agneaux parmi les loups ; soyez donc prudents comme le serpent et simples comme la colombe. »

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1. Watterich, loc. cit., col. 378.

2. Paul. Bernried. Vit.- S. Greg. Vil, Pair. Lat, tom. CXLVIII, col. 71.

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Bien que le précurseur de l'antéchrist vienne de se lever contre nous au sein même de l'Église, notre devoir est de suivre la doctrine du Sauveur et l'exemple des saints pères en opposant la mansuétude sans fiel de la colombe à la rage des ennemis de Dieu. Non pas qu'il nous faille renoncer à la prudence conseillée par l'évangile, mais par un sage tempérament ménager avec discrétion son emploi, de telle sorte que nous ne cédions à aucun sentiment de haine personnelle et que nous supportions avec patience des attentats commis par imprudence et infatuation1 » Le grand pape conservait donc son âme dans une sérénité inaltérable ; ce n'est pas qu'il se fît illusion sur les véritables sentiments de Henri. « La lutte satanique se déclare à ciel ouvert, dit-il encore ; elle rejette tous les déguisements dont elle se couvrait jusqu'alors. Soldats de Jésus-Christ, il nous faudra donc lever nos mains doctes au combat. La foi chrétienne outragée et abandonnée dans le monde entier n'a point, après Dieu, d'autres défenseurs que nous. Or le Christ est notre vie, et mourir pour lui serait un gain. Le temps des persécutions sanglantes était passé, et l'Église vivait dans une paix relative. Si Dieu veut encore arroser du sang des martyrs sa moisson desséchée, c'est pour lui rendre son antique vigueur2.» Grégoire VII avait prouvé dans la tour de Cencius que le martyre n'effrayait pas son courage ; il prévoyait sans aucun doute le dénouement terrible du duel engagé au nom de la justice et de la vérité dont il était le représentant contre un tyran aussi fourbe que sanguinaire. Mais il voulait épuiser toutes les industries de la miséricorde avant de frapper l'ennemi de l'Église et de Dieu. On n'a point relevé ce fait qui méritait cependant d'être connu. Le Codex du Vatican et Bonizo de Sutri s'accordent à dire que le pape résista à toutes les prières faites par les évêques et refusa de se prononcer contre Henri. Il persista dans cette attitude jusqu'au dernier jour du synode. « Alors seulement, disent-ils, comme l'assemblée était sur le point de se séparer, cédant enfin aux ins-

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1.Paul. Bernried., loc. cit., col. 2. ' M., col. 72.

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tances unanimes des cent dix évêques, il vengea l'honneur de la sainte église romaine, la cause des brebis du Christ, en excommuniant et en séparant du royaume de Dieu le prince rebelle et apostat1. »

 

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