L’homme est fait par et pour Dieu

L’homme est fait par et pour Dieu

 

L’homme est fait par et pour Dieu. Cela explicite bel et bien l’orientation téléologique de l’existence humaine. La vie humaine a un sens, l’homme aspire à une fin heureuse. Depuis la lecture de l’Hortensius, saint Augustin était tourmenté par le problème de sa destinée. Il cherchait la vérité dont il conservait toutefois au plus profond de son cœur la douloureuse nostalgie afin de mieux atteindre sa fin ultime qu’est jouir de cette Vérité. Cette recherche a continuellement animé le saint docteur de telle sorte qu’il lui ait devenu nécessaire de renoncer aux affaires de ce monde sensible pour se tourner vers Dieu d’où procèdent toutes choses et vers lequel elles aspirent à retourner. Dieu étant « cette Vérité suprême qui est source de toute vérité créée » que notre philosophe quêtait avec tant d’ardeur, lui était immanent d’où son attention au mystère de Dieu qui se cache dans le moi. Il ne faut pas avoir les yeux d’aigle pour reconnaître qu’il est aussitôt transcendant pour tout homme d’où la nécessité de l’auto-transcendance métaphysique. Rencontrer ce Dieu qui habite notre intérieur est une chose extraordinaire, sans précédent, et qui reste à jamais, pour ainsi dire, une « apogée » spirituelle.

Assurément, dans cette vie changeante et passagère l’homme peut se tenir uni à Dieu par la vertu, dans la connaissance de Dieu unie à la connaissance de soi et spécialement dans une extase mystique. Force est de se rendre compte que cette union béatifiante ne constitue la fin ultime de l’homme mais plutôt les délices de son itinéraire vers Dieu en qui l’inquiétude du cœur humain prendra fin une fois pour toutes. Quand cela sera réalisé, il n’y aura plus rien à espérer parce qu’il n’y aura plus rien à chercher. La vérité ici-bas cherchée sera enfin possédée et plenièrement contemplée dans l’immensité et l’éternité de Dieu. Il s’agit bel et bien du véritable bonheur que tout le monde veut au plus intime de son être et cherche dans le brouillard et le soleil. Jouir de cette Vérité subsistante voire éternelle, voilà le bonheur. La fruition de Dieu qui est cette Vérité béatifiante, voilà le paroxysme de l’auto-transcendance métaphysique.

 

Pour ne citer que les premiers champions de cet idéal augustinien, le véritable bonheur dont jouissent actuellement au ciel saint Alypius son ami et son disciple le plus intime voire saint Possidius son premier biographe qui a vécu quarante ans dans son amitié nous témoigne la possibilité de cette doctrine augustinienne dans ce monde sensible où, nous considérant comme faisant partie du monde intelligible, nous devons agir de manière à nous rendre dignes d’être heureux. En ce qui concerne sa nécessité et son actualité, la vie et l’œuvre de Benoît XVI qui s’inspire largement de cet « homme de très grand esprit et d’une singulière doctrine, non seulement en matière de théologie, mais aussi en ce qui concerne l’humaine philosophie » explicitent magnifiquement leur constance. De notre part, nous n’avons pas besoin d’évoquer combien notre cheminement en compagnie de saint Augustin d’Hippone nous a enrichi au cours de ce modeste travail qui n’est pas une simple exposition de sa pensée, mais un dialogue avec lui au sujet de l’auto-transcendance métaphysique. Mais nous ne saurions passer sous silence comment cette sagesse augustinienne peut éclairer la vie de l’homme postmoderne et exhorter notre lecteur à faire un discernement authentique dans le temps présent. Il suffit de se rendre compte de ce que l’on vit afin de reconnaître si c’est vraiment digne d’un être humain créé tendu vers Dieu, capable à la fois de sonder la moralité de notre agir et de lui dispenser un bonheur lui correspondant.

Tant de nos contemporains semblent avoir perdu l'espérance de pouvoir parvenir, parmi les nombreuses idéologies opposées, à la Vérité qui habite cet « homme intérieur » où les attend Celui qui, seul, peut donner la paix à notre cœur tourmenté. Se voulant totalement libre, l’homme postmoderne s’est éloigné de Dieu comme s’il était le principe fondateur voire le maitre absolu de son existence. Cependant, c’est en vain que l’homme en tant qu’un être actuel ab alio (qui existe par un autre) cherche à exister par soi-même et à être, comme Dieu, ce seul Être qui subsiste éternellement par soi, Esse ipsum subsistens. C’est la vanité de tout homme emporté par une force centrifuge qui l’éloigne de celui-là dont son être, dans ses profondeurs, dépend nécessairement. Cette prétention de prendre la place de Dieu au sein de sa vie voire au centre de l’univers mène l’homme à l’autodestruction. Au lieu de démontrer sa gloire, elle met en pleine lumière sa vanité.

Benoît XVI fortement touché par ce rejet de Dieu dans la postmodernité, à l’occasion des cinquante ans des Traités de Rome qui sont à l’origine de l’Union européenne, il déplore que cette forme singulière d’apostasie renferme l’homme dans les illusions naïves et cyniques ainsi que dans le désespoir de trouver le véritable bonheur que tout le monde veut. Elle s’accompagne d’une sorte de peur d’affronter l’avenir et la fuite de la réalité. Comme le note saint Jean Paul II dans son Ecclesia in Europa, l’image du lendemain qui est cultivée s’avère souvent pâle voire incertaine. Face à l’avenir, on éprouve tant de peur que d’espoir. Dès lors, il n’est pas superflu d’affirmer qu’en s’éloignant de Dieu, l’homme d’aujourd’hui est, de fait, en train de perdre confiance dans son avenir jusqu’à se trouver même dans un chaos où il n’y a rien à espérer. Quels maux, quelles calamités, quels orages qui assaillent l’homme dans ce néant. Inutile de vous dire combien nous avons toutes les peines du monde à évoquer le triste tableau de tant de périls et le poids énorme de tempêtes qui obscurcissent l’avenir de l’humanité malgré le progrès scientifique, technique et économique qui prétend résoudre tous les problèmes de tout homme et de tout l’homme sans Dieu. Quelles cruelles inquiétudes que nous inspire ce monde dans lequel Dieu n’a plus de place excepté chez certains hommes de bonne volonté qui restent conscients d’avoir la tâche de contribuer à édifier un monde centré sur Dieu qui, seul, nous accorde de respirer après une si grande crainte au milieu des tribulations extrêmes qui nous accablent!

À n’en pas douter, l’expérience tragique du XXe siècle et bien d’autres de nos jours, avec leurs innombrables victimes humaines et leurs conséquences continuelles, dévoilent la décadence de toute auto-transcendance sans Dieu. Ainsi l’homme postmoderne est-il un homme déçu. Après avoir abandonné Dieu, il se trouve dans le néant qui est en d’autres termes un vide sans Dieu. C’est un vide existentiel obscurci par les épreuves angoissantes et oppressantes, mais c’est un vide pour Dieu qui, seul, peut nous donner l’espoir d’affronter l’avenir. À notre avis, voilà pourquoi depuis le jour où le fardeau de notre existence spatio-temporelle s’est imposé à notre faiblesse humaine, si nous prenons conscience de cet état, nous devons nous convertir et revenir par voie d’intelligence et de volonté à Dieu qui, lui seul, peut nous sauver comme l’a dit un jour Martin Heidegger. Il faut dès lors une conversion. Plus facile à dire qu’à réaliser bien sûr, mais, encore une fois, il s’agit d’un retour, d’un travail de l’homme invité à se tourner vers l’essentiel, et mieux encore, vers le nécessaire. Long chemin, solitaire, mais qui exprime la tendance essentielle, tragique peut-être, de l’être humain vers sa fin ultime. On le sent, cette exhortation est à la fois simple et exigeante. Mais ce n’est pas la mer à boire. Rien de plus évident, en effet, que de comprendre la nécessité de cette conversion surtout pour tous ceux qui s’interrogent sur le sens de leur vie, ou qui se sentent éparpillés dans le multiple, et ceux qui ressentent leur vie comme une odyssée ou une aventure susceptible de direction.

À ce propos, il est important de souligner que pour abandonner Dieu, s’éloigner de Dieu, l’homme n’a qu’à le vouloir, mais il ne lui suffit de vouloir se convertir pour le pouvoir. C’est pourquoi il doit acquérir humblement la grâce. On ne saurait passer sous silence que cette conversion exige nécessairement les attitudes d’adhésion et d’amour envers l’Absolu Transcendant qui nous a fait pour lui, et voici que notre cœur reste tourmenté par l’agitation perpétuelle de notre existence jusqu’à ce que nous reposerons en lui. Dès lors, puisque saint Augustin explicite bel et bien cette orientation téléologique de l’existence humaine, n’est-il pas nécessaire rendre hommage à sa doctrine « bien-aimée » avec laquelle on s’est brouillé, mais à laquelle on retournera toujours ? Le contraire serait étonnant. En nous incitant à regarder toujours plus haut, la pensée augustinienne cherche avant tout à nous détourner de ce monde cynique qui s’organise comme si Dieu n’existait pas afin de tendre parfaitement vers cette patrie heureuse où est le Summum bonum qui nous y donnera le véritable bonheur que tout homme veut au plus intime de son être.

 

Comme il est facile de s’aventurer loin de Dieu, comme il est facile de se considérer comme créateur absolu de sa propre existence, tôt ou tard, l’on se rend compte que la misérable condition de l’homme postmoderne dévoile son insuffisance du point de vue de l’être et de l’agir, dont la claire conscience peut seule lui rendre le sentiment de son impuissance et raviver en lui le besoin salutaire de Dieu. En lisant les œuvres de saint Augustin où cette affirmation s’exprime, il est bien difficile, sinon impossible, de ne pas en sentir la puissante vitalité. Mais s’il est vrai que ce travail l’explicite bel et bien, dans ce temps qu’atteignant son terme il tient compte de son contenu et même des lacunes qu’il manifeste ici ou là, il se sent vain. La raison en est que, à notre avis, l’essentiel n’est pas faire comprendre ce qu’il faut faire comme nous l’avons fait dans l’insuffisance du temps qui s’est imposé à notre faiblesse, c’en est bien plutôt donner le pouvoir que personne n’acquiert qu’en le demandant le Tout-Puissant par l’humilité, en le recevant de la grâce et en l’exerçant convenablement par la volonté que cette grâce libère jusqu’à ce que l’homme entrera en la possession et la jouissance du bien suprême qu’il connait et veut ipso facto tant qu’il y aspire. Que nous le veillions ou non, notre destinée dépend de cela, si bien que l’itinéraire nous soit imposé, c’est dans cette perspective que nous devenons ce que nous voulons devenir c’est-à-dire les êtres heureux.

 

 Abbé Gratien KWIHANGANA

 

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