Darras tome 22 p. 408
18. Le sous-diacre de l'église romaine Hubert avait été en effet chargé de cette délicate négociation, et d'après le témoignage de Lanfranc lui-même s'en était acquitté de son mieux. Mais ses efforts et ceux de l'illustre métropolitain de Cantorbéry avaient échoué devant la fougueuse résistance du Conquérant. Il dut rappeler à Guillaume les promesses spontanées que simple duc de Normandie, avant de traverser le détroit pour son expédition victorieuse, il avait faites au pape Alexandre II, lorsque, selon l'expression même des chroniqueurs « il requéroit licence de conquerre son droit en soy soumettant, si Dieu lui donnoit grâce d'y parvenir, de tenir le royaume d'Angleterre de Dieu et du saint père comme son vicaire, et non d'autre. » Comment concilier les engagements passés avec la prétention de n'admettre en Angleterre les lettres apostoliques et les rescrits pontificaux qu'après un contrôle du bon plaisir royal ? Le légat dut aussi faire remarquer une autre contradiction non moins étrange. Chaque année, depuis sa conversion au christianisme sous le pontificat de saint Grégoire le Grand, l'Angleterre envoyait à Rome sous le nom de denier de Saint-Pierre le tribut de sa piété filiale, et maintenant le roi prétendait interdire à tous les évêques de ses états le pèlerinage au tombeau des apôtres et la
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1. Lanfranc. Epist. ad Greg. VII; Pair. Lat, tom. CXLVIII, col. 735. 2. Chron. de Normandie, ep. D. Bouquet : Recueil des hist. franc., tom. XIII, p. 227.
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visite canonique au saint-siége. A ces représentations verbales Guillaume répondit par une lettre dont voici la teneur : «Au très-excellent pasteur de la sainte Eglise Grégoire, Guillaume par la grâce de Dieu glorieux roi des Anglais et duc des Normands salut et amitié. — Le légat Hubert envoyé par vous, religieux père, m'est venu trouver de votre part ; il m'a invité d'abord à rendre foi et hommage à vous et à vos successeurs, puis à me souvenir du tribut que mes prédécesseurs avaient coutume d'envoyer à l'église romaine. J'ai admis l'un de ces points, non l'autre. Je n'ai pas voulu et ne veux pas prêter serment de fidélité, parce que je ne l'ai point promis et que nulle part je ne trouve que mes prédécesseurs l'aient fait aux vôtres. Quant au tribut, la collecte en a été faite avec négligence pendant ces trois dernières années où les affaires m'ont retenu dans les Gaules. Maintenant que par la miséricorde divine je suis de retour dans mon royaume, je remets au légat Hubert les sommes déjà recueillies. Le surplus sera transmis dans l'occasion par les soins de l'archevêque Lanfranc notre féal. Priez pour nous et pour la stabilité de notre règne, car si nous avons aimé vos prédécesseurs, nous vous chérissons vous-même au-dessus de tous les autres et nous désirons sincèrement pouvoir vous montrer notre obéissance 1. »
19. Cette protestation finale contraste avec la dénégation plus hautaine que véridique opposée par Guillaume aux justes observations du légat. « Je ne l'ai point promis, » écrit le Conquérant. Ou sa mémoire lui faisait défaut, ou l'engagement lui semblait trop dur à exécuter ; car cet engagement il l'avait réellement pris, cette promesse il l'avait réellement faite quand il sollicitait du pape Alexandre II l'appui du siège apostolique pour sa périlleuse expédition. Mais dès cette époque avait-il l'intention, le cas échéant, de tenir sa parole ? Il y a lieu d'en douter. « En même temps qu'il feignait, dit judicieusement Gorini2, de donner au saint-siège la suzeraineté de son futur royaume, il l'offrait au roi de France
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1. Willelm. Epist. ad Greg. VII; Pair. Lai., tom. GXLVIII, col. 74S. 2. Gorini, Défense de l'Egl. contre tes err. hisi. contemp., tom. II, p. 4G5.
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Philippe I. « Vous êtes mon seigneur, lui disait-il ; s'il vous plaît de m'aider et que Dieu me fasse la grâce d'obtenir mon droit sur l'Angleterre, je promets de vous en faire hommage comme si je le tenais de vous1. » Cette double promesse nous fait soupçonner qu'il entendait bien ne reconnaître dans la suite aucun suzerain, pas plus à Rome qu'à Paris. En effet lorsque le roi de France réclama l'exécution de ce qui avait été promis, Guillaume s'en tira par le procédé employé à l'égard du saint-siége ; il nia l'engagement. Il répondit « que comme Philippe lui avoit aidé à conquerre Angleterre, ainsy le serviroit-il et non autrement, et que Angleterre n'entendoit tenir fors de Dieu et du pape a. » On le voit Guillaume savait à propos se rappeler qu'il était normand. Au roi de France, il déclarait que l'Angleterre étant déjà sous la suzeraineté du pape ne pouvait en reconnaître une seconde. Au pape, il répondait en niant sa promesse antérieure et en ajoutant que l'histoire des rois d'Angleterre auxquels il succédait n'offrait aucun précédent de ce genre. La bonne foi du Conquérant n'égalait pas son habileté.
20. Mais Grégoire VII attachait une médiocre importance à cette réclamation secondaire , qui ne figure même pas dans ses lettres officielles au roi anglais. Il tenait peu à recevoir de Guillaume un serment de foi et hommage; ce qu'il voulait, c'était délivrer l'église d'Angleterre du servage auquel le roi normand prétendait la soumettre. L'altière réponse de Guillaume n'était pas de nature à le satisfaire. Il écrivit sur-le-champ au légat Hubert la lettre suivante, datée du 27 septembre 1079 : « Je m'étonne qu'après l'insuccès de votre mission vous n'ayez point immédiatement quitté l'Angleterre. À moins que vous n'ayez été retenu par quelque maladie ou par quelque obstacle mis par malveillance à votre départ, cette conduite est inexplicable. Revenez donc; ne différez plus sous auchu prétexte. Vous savez combien je fais peu de cas de l'argent, l'honneur de la sainte Église est tout pour moi. Vous m'informez que Teuzo, se disant autorisé par moi, a tenu au roi
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1. Aug. Thierry, Hist. de la conq. (TAngl., liv. III, p. 238. 2. Chrcn. de Norm.. loc. cit.
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anglais un langage menaçant ; vous êtes témoin que vos instructions ne portaient rien de tel 1. Les griefs de l'église romaine contre Guillaume sont assez nombreux sans qu'il soit besoin de les amplifier. Jamais aucun roi, même parmi les païens, n'avait osé entreprendre ce qu'il n'a pas rougi de faire en interdisant aux évêques et archevêques de ses états la faculté d'accomplir le pèlerinage au tombeau des apôtres. Nous voulons donc que de notre part votre prudence l'avertisse de ne point refuser à l'église romaine un honneur qu'il s'indignerait de se voir refuser à lui-même par ses propres sujets. En nous rendant une grâce qui nous est due, qu'il travaille à obtenir la grâce du bienheureux Pierre. Plein du souvenir de notre ancienne amitié pour lui et imitant autant que Dieu nous le permet la mansuétude apostolique, nous avons jusqu'ici usé d'indulgence ; mais s'il ne met un terme à cet abus et à d'autres non moins graves faites-lui savoir qu'il attirera irrévocablement sur lui l'indignation du bienheureux Pierre. Nous vous enjoignons en outre d'inviter en vertu de l'autorité apostolique les évêques d'Angleterre et de Normandie à venir, au moins deux par chaque province métropolitaine, au synode romain qu'avec la grâce de Dieu nous célébrerons au prochain carême. S'ils venaient par hasard à faire entendre quelques murmures et déclaraient ne pouvoir s'y rendre pour cette date, qu'ils aient soin de se présenter au siège apostolique après les fêtes pascales 2. »
21. Cette lettre où l'on ne trouve rien des prétendues tergiversations reprochées à Grégoire VII par nos modernes critiques produisit l'effet qu'en attendait le grand pape. Malgré ses emportements et les ruses de sa politique, Guillaume était sincèrement pieux. Non-seulement il ne s'opposa point à ce que les
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1. Teuzo était un clerc de l'église romaine dont le nom se retrouve dans les chroniqueurs du temps. Il avait sans doute accompagné le sous-diacre Hubert dans sa légation. Peut-être fut-ce lui qui avait à l'audience du roi Guillaume accentué d'un ton trop véhément l'ancienne promesse du serment de foi et hommage auquel Grégoire VII lui-même, dans sa correspondance officielle, ne fait pas la moindre allusion.
2. S. Greg. VII, Epist. i, lib. VII ; col. 515.
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évêques d'Angleterre et de Normandie se rendissent à Rome pour le concile de l’an 1080, mais il envoya lui-même au souverain pontife une ambassade chargée de terminer le différend. Nous n'avons plus ni les lettres ni les instructions remises par le Conquérant à ses députés ; mais les trois rescrits pontificaux adressés en cette occasion par Grégoire VII au roi, à la reine Mathilde et à Robert leur flls aîné, celui qui est connu dans l'histoire sous le surnom de Courte-heuse 1, ne laissent aucun doute sur les bienveillantes dispositions manifestées par Guillaume. Moins heureux comme père que comme souverain, le roi anglais venait de voir son fils Robert lever contre lui l'étendard de la révolte. Le jeune prince s'était emparé de la Normandie dont il se fit proclamer duc (1079). Guillaume à la tête d'une flotte anglaise repassa le détroit et, nouveau David, fut contraint d'engager la bataille contre cet autre Absalom. Le combat eut lieu dans la plaine de Gerberoy. Au plus fort de la mêlée, Courte-heuse reconnut son père, s'élança sur lui et le blessa d'une main parricide. Cependant les troupes de Guillaume furent victorieuses et le fils dénaturé dut déposer les armes. Dans ces douloureuses circonstances Grégoire VII intervint directement et fit agir, comme nous le verrons bientôt, les plus saints personnages de cette époque pour ménager une réconciliation entre le père et le fils. Les lettres du grand pape adressées sur ce triste sujet au roi et à la reine d'Angleterre sont un modèle de délicatesse et de discrétion. Celle qu'il écrivit au prince rebelle est empreinte d'une fermeté vraiment apostolique. Avant de les reproduire, il convient de noter qu'elles sont toutes antérieures à la diète schismatique de Mayence tenue le 31 mai 1080 pour préparer l'intrusion de l'antipape Wibert2. Par conséquent les récents auteurs qui ont imaginé d'attribuer la réconciliation du grand pape avec le roi anglais à la terreur que l'usurpation de Wibert inspirait à Grégoire VII se sont constitués en flagrant délit de calomnie et
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1. Courte-heuse ou Courte-botte ; heuse du germain ou du saxon hosa,
d'où le vieux mot français houseau, calceamentum
2. Cf. u° 3 de ce présent chapitre.
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d'anachronisme. L'intrusion de Wibert concertée à Mayence le 31 mai 1080 ne fut définitivement consommée à Brixen que le 25 juillet suivant1. Or, voici la touchante lettre que dès le 24 avril précédent Grégoire adressait au conquérant de l'Angleterre.
22. « Vous savez, je crois, très-excellent fils, de quelle affection sincère je vous ai toujours aimé avant ma promotion au souverain pontificat, quel zèle efficace j'ai déployé alors pour vos intérêts, combien j'ai travaillé pour vous élever à la dignité royale. Il me fallut à cette occasion subir de la part de quelques-uns de mes frères les cardinaux des reproches infamants; ils allaient jusqu'à dire que j'avais vendu mon concours à une entreprise qui allait faire couler tant de sang. Mais Dieu qui lit au fond des consciences a vu la pureté de mes intentions. Considérant uniquement votre mérite et vos vertus, j'espérais qu'avec le secours divin plus vous croîtriez en puissance plus vous serviriez utilement Dieu et la sainte Eglise; et grâce au ciel, c'est ce qui arrive aujourd'hui. Maintenant donc que je puis vous ouvrir mon cœur comme à un fils très-cher, à un féal de saint Pierre et de nous, je veux, comme je le ferais dans un entretien familier, vous révéler toute ma pensée et vous tracer la ligne de conduite qu'il vous serait convenable de tenir vous-même. Quand il plut à Celui qui «exalte les humbles2» de me faire porter de force et malgré toutes mes résistances sur le siège apostolique par notre mère la sainte Eglise, je me vis contraint par le devoir de mon ministère de protester contre les maux abominables qu'elle souffre de ses enfants. Il m'est enjoint en effet, selon la parole du prophète, « d'élever la voix et de ne cesser point de crier 3. » D'ailleurs si j'eusse été tenté de garder un silence coupable, deux aiguillons, l'amour et la crainte, auraient réveillé ma faiblesse ; l'amour, parce que saint Pierre m'avait doucement nourri dans sa maison dès mon enfance, et parce que la charité du Seigneur notre Dieu abaissant un regard de complaisance sur mon
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1. Cf. ti° 6.
2.Luc. i, 52.
3. [s, lviii, 1.
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indignité m'avait élu pour vicaire du prince des apôtres ; la crainte, parce que le tonnerre de la loi divine faisait retentir à mes oreilles cette parole terrible : « Maudit soit le lâche qui craint d'ensanglanter son glaive 1! » c'est-à-dire qui déserte la lutte engagée au nom de la foi pour l'extermination de la vie charnelle. Aujourd'hui, fils très-cher et digne à jamais de nos embrassements dans le Christ, vous êtes témoin des cruelles persécutions de la sainte Eglise notre mère; nous avons un besoin urgent de secours. Je vous veux donc maintenant tel que je vous espérais autrefois ; je vous adjure pour votre gloire et votre salut, dans un sentiment de charité tendre et sincère, de garder au siège apostolique une complète obéissance. Déjà avec l'aide de Dieu vous avez mérité d'être la perle des princes, devenez pour tous les rois de la terre le type de la justice, le modèle d'une religieuse soumission. Ainsi, n'en doutez pas, vous aurez au ciel la gloire d'être le prince de tous les princes qui jusqu'à la consommation des siècles se sauveront en imitant votre exemple. Et non-seulement cette récompense vous attend dans la vie future, mais en ce monde même Dieu vous départira de plus en plus, à vous et à vos héritiers, la gloire, l'honneur, la majesté et la puissance. Prenez-vous comme exemple à vous-même. Si d'un de vos serfs très-pauvre et misérable vous aviez fait un roi très-puissant, vous exigeriez en toute justice qu'il vous rendît honneur. Il en est ainsi de vous. Serf du péché, misérable et pauvre, car c'est ce que tous nous sommes à notre naissance, Dieu vous a fait par grâce gratuite un très-puissant roi ; n'hésitez donc point à honorer qui vous a comblé d'honneurs, à servir votre tout-puissant protecteur et appui, le Seigneur Jésus. Ne vous laissez point détourne de ce devoir par la tourbe détestable des mauvais princes. La perversion est le propre des foules vulgaires, la vertu est le privilège des âmes d'élite. Le courage d'un chevalier éclate dans toute sa gloire, quand seul il tient ferme au milieu de la déroute générale. Plus les puissants de ce siècle dans l'aveuglement de l'orgueil et d'une impiété tyrannique se précipitent aux
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1. Jerem. xlviii, 10.
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abîmes, plus il vous convient à vous qui avez été au-dessus d'eux tous l'objet des prédilections divines, de croître en grandeur par une pieuse humilité, de vous élever par l'obéissance, vérifiant ainsi la parole de l'Ecriture : « Que l'impie poursuive sa voie d'impiété; que les cœurs déjà souillés se vautrent davantage dans la fange : mais que le juste ajoute encore à ses œuvres de justification 1. » J'aurais beaucoup d'autres recommandations à vous faire, mais les ambassadeurs dont vous avez fait accompagner notre fils le légat Hubert nous ont donné de votre loyauté, prudence et justice, de telles assurances que notre cœur déborde de joie et qu'il serait inutile d'insister davantage. Nous comptons sur vous comme sur le sage par excellence, dans l'espoir que le Dieu tout-puissant daignera pour sa gloire faire par vous plus encore que nous ne disons. Du reste vos députés à leur retour vous donneront de vive voix tous les détails qu'une lettre ne saurait comporter2. »
23. La joie causée au grand pontife par les assurances que les légat Hubert ambassadeurs de Guillaume venaient de lui transmettre ne laisse aucun doute sur la complète satisfaction donnée par le roi anglais3. Le légat Hubert retourna à la cour de Guillaume pour y continuer une nonciature dont les derniers succès avaient compensé les débuts si pénibles. A la date du 8 mai de l'an 1080, Grégoire VII lui remettait une nouvelle lettre pour le monarque et deux autres adressées à la reine Mathilde et au jeune prince Robert Courteheuse. Dans ces trois rescrits, le pontife annonçait en termes pleins d'une exquise délicatesse son intervention bienveillante dans les chagrins domestiques dont nous avons parlé plus haut. « Vous savez, disait-il au roi, que pour le gouvernement de ce monde le
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1. Apoc. xxiii, 11.
2. S. Greg. VII, Epist. xxiii, lib. VII, col. 565.
3. A ce propos nous croyons devoir signaler le procédé de quelques récents historiens lesquels, voulant de parti pris laisser croire aux lecteurs que Guillaume n'avait fait aucune concession et que le revirement de Grégoire VII tenait à des considérations politiques intéressées, suppriment de la lettre pontificale cet important paragraphe et le passent complètement sous silence. (Villemain, Histoire de Grég. VII, tom. II, p. 262. —Cours compl. d'hist. eçcl., tom. XIX, col. 1262.)
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Dieu tout-puissant a établi deux dignités d'une excellence prééminente, la royauté et le pontificat apostolique. De même que dans l'ordre physique il a disposé les deux grands foyers de lumière, le soleil et la lune, dont l'éclat radieux se partage le temps pour illuminer nos regards de chair, ainsi pour éclairer l’âme créée à son image et la soustraire aux dangers d'un aveuglement mortel il a voulu en confier le gouvernement à la direction du double pouvoir apostolique et royal, avec cette différence pourtant que, suivant l'économie de la religion chrétienne, la royauté se subordonne après Dieu à l'autorité et à la sollicitude de l'apostolat. En sorte que, d'après le témoignage des saintes Ecritures, la dignité apostolique et pontificale devra un jour présenter les rois chrétiens ainsi que les autres fidèles au tribunal du souverain juge et rendra compte à Dieu pour leurs fautes. Telle étant ma responsabilité formidable, vous ne sauriez douter du zèle que j'apporte et que je dois apporter à tout ce qui regarde votre salut, de même qu'en ce point vous avez l'obligation de me prêter vous-même obéissance. Servez Dieu, préférez sa gloire à la vôtre propre, aimez-le d'un coeur pur, de toutes vos forces, dans toute l'intégrité de votre âme, et je vous l'affirme, ce Dieu qui sait rendre amour pour amour étendra le bras de sa miséricorde sur vous et dans ce temps présent et dans la vie future, il dilatera votre cœur et comblera votre règne de prospérités1. »
24. À la reine Mathilde, mère affligée mais virilement chrétienne, le pape tient aussi le langage de la foi et de la piété. « Les lettres de votre excellence, lui dit-il, m'ont donné la mesure de votre soumission à la volonté de Dieu et de l'inviolable attachement que vous gardez pour vos fidèles amis. Je suis du nombre; j'ai reçu avec grande joie l'assurance que votre grandeur m'en donne, ajoutant qu'un seul désir exprimé de ma part serait exaucé aussitôt que connu de vous. Sachez donc, fille bien-aimée, quel est l'objet de nos vœux. Ce n'est ni l'or, ni les pierreries, ni les richesses de ce siècle que je demande de vous, mais la vertu, la
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1. S. Grec. VII, Epist. xxv, lib. VII, col. S63.
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simplicité, la charité envers les pauvres, l'amour de Dieu et du prochain. Tels sont les trésors que nous ambitionnons pour vous, afin que votre coeur les recherche de préférence, les garde avec soin et ne les perde jamais. Munissez de telles armes le roi votre illustre époux quand Dieu vous en donnera l'occasion, et ne vous laissez point décourager. Le reste que je ne veux pas confier à une lettre vous sera exposé de vive voix par notre fils le légat Hubert, notre commun et fidèle interprète1. » — Dans le rescrit adressé au prince Robert le grand pape est plus explicite et insiste davantage sur le point douloureux qui affligeait alors la royale famille. « Lorsque des témoignages authentiques nous apprenaient, dit-il, que votre adolescence se distinguait par la régularité des mœurs, la sagesse et la libéralité, notre joie était d'autant plus vive que nous avons pour vous et vos glorieux parents une affection plus dévouée et plus tendre. Quelle ne fut donc pas notre douleur quand à ces heureuses nouvelles succédèrent des bruits sinistres ! On disait que, vous laissant entraîner à des conseils perfides, vous prêtiez l'oreille aux pervers. Aujourd'hui nous sommes heureux d'apprendre par notre fils, le légat Hubert, que vous acquiescez aux avis de votre glorieux père et que vous avez écarté de votre entourage les conseillers dangereux. Nous vous en supplions, d'un cœur tout paternel, n'oubliez jamais de quelle vaillante main et avec quelle gloire votre père a arraché aux ennemis son royaume et ses domaines ; il savait alors que sa vie aurait un terme, mais l'espoir de transmettre son héritage à un fils digne de lui animait son courage et lui inspirait tant de nobles exploits. Désormais donc, fils bien-aimé, gardez-vous, en suivant de pernicieux conseils, d'offenser votre père et de contrister le cœur de votre mère. Gravez dans votre mémoire ces préceptes divins : « Honorez votre père et votre mère afin que votre vie soit longue ici-bas2.» « Celui qui aura maudit son père ou sa mère mourra de mort3. » Si Dieu
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1. Greg. VII, Epist. xxvi, lib. VII, col. 569.
2. Eïod. xs, 12.
3. Exod. xxi, 17.
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p417 CHAP. IV. — GREGOIRE VII ET SAINT SIMON DE CREPY.
prolonge les jours d'un enfant qui honore ses parents, vojez ce qu'il fera de vous si vous les déshonorez. Si l'Écriture fulmine un arrêt de mort contre un fils coupable seulement de malédictions, à plus forte raison, elle entend frapper ses révoltes. Enfin si, comme un membre du Christ votre chef, vous voulez vivre en ce monde et y être honoré, il faut rompre avec les méchants et faire en tout la volonté de votre père1. » Telle est cette correspondance vraiment apostolique de Grégoire VII avec le conquérant d'Angleterre et sa royale famille. Pour y trouver l'ombre d'un prétexte à une calomnie, pour en méconnaître l'élévation et en dénaturer le sublime caractère, il a fallu une étrange ignorance ou une insigne mauvaise foi.