Charles Martel 2

Darras tome 17 p. 14


   9. De Marseille, une nuée de Sarrasins remontant le Rhône et la Saône jusqu’à la rivière de l’Yonnesaccagea toutes les cités de la Provence et de la Burgondie, Avignon, Viviers, Valence, Vienne, Lyon, Màcon, Chalon-sur-Saône, Besançon, Autun. Dans cette dernière ville, une armée de bretons, sous la conduite de l'évêque de Nantes AEmilianus (saint Millan), attendait de pied ferme les envahisseurs. « Le bienheureux AEmilianus, disent les actes, avait appris, dans sa ville épiscopale, les désastres infligés au peuple chrétien par les hordes barbares qui se promettaient d'avaler la Gaule comme une bouchée de pain (deglutientes Galliam). Ce très-saint évêque, émule des apôtres et défenseur ardent de la foi, était lui-même un fils de la Bretagne ; son visage était admirable­ment beau, l'expression de sa physionomie pleine d'aménité, sa

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parole d'une angélique douceur; il était compatissant pour le peuple et aimable par-dessus tout, parce qu'en lui tout respirait la vertu. Il communiqua son ardeur à ceux qui l'entouraient, et finit par atteindre les plus éloignés. Au nom de la patrie menacée, il enflam­mait tous les courages. «Hommes forts sous les armes, disait-il, soyez-le davantage encore pour votre religion et votre pays. Prenez en main le bouclier de la foi, mettez la croix du Seigneur sur votre front, le casque du salut sur la tête, la cuirasse du Christ sur la poitrine. Allons, soldats de Jésus-Christ, aux armes contre des chiens venimeux ! Notre devise est celle de Judas Machabée : « Mieux vaut mourir dans la bataille que de voir les malheurs de notre patrie, l'opprobre des saints du Seigneur ! » —Tous les bretons, d'un cœur unanime, lui répondirent : Seigneur vénéré, notre pas­teur et notre père, ordonnez, commandez ; nous vous suivrons par­tout où vous nous conduirez. » — Au jour fixé pour le départ de la croisade sainte, la cité nantaise se trouva remplie d'une multi­tude de soldats, munis d'armes offensives et défensives. L'évêque, sans autre armure que son bâton pastoral, sans autre engin de guerre que sa foi, prit le commandement suprême. Il célébra au milieu des guerriers une messe solennelle, et les communia tous de sa main au corps et au sang du Seigneur. Quand la cérémonie lut terminée : «Enfants, dit-il, rendons grâces au Sauveur, Dieu du ciel et de la terre, qui nous a réunis en tel nombre et par sa grâce a réchauffé et fortifié nos cœurs. Prions-le dévotement d'accomplir par nous sa volonté pour le salut de la patrie. » Puis, disant adieu à tout ce qui leur était cher, lui et tous les com­battants, soutenus par l'espérance, fortifiés par les sacrements divins, soldats de Jésus-Christ, se mirent en route. Que de gémis­sements et de larmes éclatèrent parmi les citoyens éplorés, les veuves et les orphelins ! Passant à travers ce cortège sans se laisser attendrir, les Bretons marchèrent jour et nuit, dirigeant leur marche sur les frontières burgondes. Ils arrivèrent ainsi à la cité des Éduens (Autun), où ils furent accueillis par les habitants comme des libérateurs envoyés de Dieu. Or, deux bandes exterminatrices, l'une de six mille cavaliers sous la conduite de Nempheus, l'autre

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de vingt mille sous les ordres d'Eustrategeus, avec une multi­tude immense de fantassins, environnaient la cité. Les guerriers bretons, sans regarder au nombre, s'élancèrent, l'évêque à leur tête, et firent une trouée de leurs épées et de leurs lances dans les rangs des ennemis de Dieu. Eustrategeus s'enfuit ; cinq ou six mille des siens restèrent navrés; les Bretons poursuivirent le reste jusqu'à Luzia, non loin du burgum Anselmi(Bourbon-Lancy). En ce moment, dans la direction de Chalon-sur-Saône, Nempheus arrivait au secours des Sarrasins. Le bienheureux évêque le vit venir, et sonnant du cor (buccinavit), il rassembla autour de lui un gros de soldats : «Braves guerriers, dit-il, je vous félicite de votre vaillance. Vous êtes dignes d'être les soldats de la chrétienté. Mais l'heure est venue où la force n'est rien, Dieu seul peut nous donner la victoire. » Comme il parlait ainsi, un cavalier, bride abattue, vint dire : « Seigneur, hâtez-vous; les infidèles fondent sur nous de toutes parts. » AEmilianus, traçant alors le signe de la croix : « Seigneur, dit-il, je remets mon esprit entre vos mains, » et s'élançant au milieu des Bretons : « Cou­rage, mes enfants! criait-il. Dieu compte sur vous (in Deo confîditur de vobis). » Or, le chef sarrasin Nempheus, d'une force et d'une stature extraordinaires, se rencontra sur le chemin de l'évêque. En voyant le carnage fait par le barbare au milieu des rangs chrétiens, AEmilianus s'élança audacieusenient sur le chef ennemi, le saisit d'une main vigoureuse, et le renversa de cheval. Les païens, se ruant alors sur AEmilianus, le percèrent de mille coups. En expirant, ses dernières paroles furent un encouragement aux siens. «Bretons, dit-il, combattez jusqu'à la mort. La mort pour vous c'est la vie éternelle, où je vous précède. » Cependant Nempheus s'était relevé; d'un coup de cimeterre, il trancha la tête d'AEmilianus et la fit porter devant lui comme un trophée de victoire 1. »

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1 Bolland., Ad. 25 juuii. Nous ne saurions entrer dans l'examen des re­cherches d'érudition locale auxquelles l'expédition de saint AEmiliauus et des Bretons a donné lieu en ces derniers temps. Le lecteur pourra les étu­dier dans les ouvrages spéciaux, tels que :  Notice historique et critique sur

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  10. Triomphants pour le ciel mais vaincus sur la terre, les Bretons d'AEmilianus furent moissonnés par le glaive des Sarrasins. Leur glorieuse défaite inspira d'autres dévouements, que les histo­riens modernes affectent de passer sous silence. C'est une raison de plus pour nous de recueillir, à l'honneur de l'Église, les exploits que la foi chrétienne inspira aux évêques et aux fidèles des Gaules, durant cette terrible invasion. D'ailleurs, nous ne cesserons de le redire, le silence ou le dénigrement de parti-pris, vis-à-vis des grandes choses accomplies sur notre terre par nos aïeux très-chré­tiens, constitue une trahison véritable, en même temps qu'une insulte au patriotisme. Les domaines du passé sont inviolables; quiconque les parcourt, qu'il soit révolutionnaire, athée, matéria­liste, positiviste, doit respect à ce champ sacré de la mort : si l'on a la fantaisie de relever les inscriptions gravées sur les tombes, on ne peut rien y changer, rien en retrancher. Ou n'écrivez pas l'his­toire, ou résignez-vous à reproduire ses monuments tels qu'ils sont, et non tels que vous voudriez qu'ils fussent. Le VIIIe siècle fut un siècle de foi ; prétendre le transformer rétrospectivement en un siècle sceptique est un anachronisme et un sacrilège. Au berceau de ce siècle, la Gaule, qui devait lutter contre l'invasion arabe et la refouler victorieusement, venait de consacrer ses armes à l'archange saint Michel. En l'an 708, sur la côte de l'océan neustrien, au sommet d'un immense rocher que la marée haute ceint comme une île, et auquel de fréquents naufrages avaient valu le nom sinistre de Tumba-in-periculo-maris, l'archange saint Michel appa­rut, comme jadis en Italie sur le Gargano 1. Le vainqueur des

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saint Emilien, évêque de Nantes, mort à Autun au vuie siècle, par M. l'abbé Cahour, aumônier du Lycée de Nantes; Nantes, Mazeau, 1859; Nouvelles données sur saint Êmilien évêque de Nantes, extrait de la Revue de Bretagne et de Vendée, Nantes, Vincent Forest, 1861, in-S°; Saint Êmilien et les Sarra­sins en Bourgogne, par M. Le Maistre, numéros d'octobre et novembre 1869, de la revue provinciale La Bourgogne, Dijon, Rabutot, in-S»; Observations critique; sur le travail de M. Le Maistre intitulé saint Èmilien et les Sarrasins en Bourgogne, par M. Harold de Fontenay; même Revue, numéro d'août 1870-1871. < Cf. toro. XIII de cette Histoire, pag. 588.

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légions de Lucifer apportait à la Gaule chrétienne l'appui de sa flamboyante épée. « Défenseur du peuple de Dieu sous l'ancienne loi, disent nos chroniques nationales, Michel est devenu celui des chrétiens, depuis l'élection des gentils. Il a voulu se révéler aux mortels de notre âge, afin d'appeler le genre humain à la société des esprits célestes. Autpertus, le vénérable évêque d'Abrincum (Avranches), reçut le premier la visite de l'archange, qui lui or­donna d'élever en son honneur une église et un monastère au sommet du rocher de Tumba » (708). Craignant d'être le jouet d'un esprit de ténèbres, Autpertus resta sourd à un premier et a un second avertissement. Une troisième fois, la foule ayant été attirée sur le rocher désert par un hardi voleur qui y avait recelé un tau­reau dérobé dans les prairies voisines, l'évêque fut averti par l'ar­change de s'y transporter en personne. Il le fit, parvint non sans peine à la cime et s'assit sur une saillie de rocher. L'archange lui apparut encore, déclarant qu'il ne lui serait plus permis de se lever, s'il ne faisait enfin le vœu d'accomplir la mission jusque-là obstinément répudiée. « On montre encore, ajoute le chroniqueur, la pierre sur laquelle Autpertus était assis. » Comme pour une der­nière et décisive épreuve, l'évêque, sans faire la promesse que la vision exigeait de lui, essaya de se lever, mais une force invincible paralysait tous ses mouvements. Il crut enfin, et prononça le vœu solennel qu'il devait si magnifiquement accomplir. Descendu de la montagne sainte, il raconta à son peuple la triple apparition, avec toutes ses merveilleuses circonstances. Au chant des hymnes sacrés, une procession d'ouvriers courageux, une foule de pieux fidèles se dirigèrent sur le sommet du mont Tumba. Les construc­tions dont l'archange avait indiqué la forme, devaient rappeler celles du mont Gargano, c'est-à-dire affecter le plan d'une crypte en rotonde, voutée comme un dôme. Le site lui-même fut miracu­leusement désigné. L'archange avait dit que, comme pour la toi­son de Gédéon, la rosée deviendrait un signe. En effet, au matin, quand la procession arriva sur la cime, toute la montagne était couverte de rosée ; seul, l'emplacement prédestiné était complète­ment resté sec. Or, à cet endroit même, deux roches gigantesques

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obstruaient le terrain ; elles résistèrent aux efforts faits pour les enlever : les travailleurs y passèrent toute la journée sans aucun succès. La nuit suivante, l'archange apparut à un père de famille, nommé Baïno, lequel avec ses douze fils habitait la villa d'Iciacus (aujourd'hui le village d'Iluynes). La céleste vision lui ordonnait de se rendre le lendemain avec ses fils sur la montagne, et de prê­ter son concours aux travailleurs. Sitôt que Baïno et ses enfants eurent mis la main à l'œuvre, les deux roches cédèrent avec tant d'aisance qu'on eût dit qu'elles avaient perdu tout leur poids. Les constructions s'achevèrent. Douze religieux clercs furent établis par l'évêque sur la montagne, pour y servir à perpétuité le Sei­gneur et son archange saint Michel. Mais, à cette altitude, l'eau manquait, «l'eau sans laquelle, ajoute le chroniqueur, nul homme mortel ne saurait prolonger sa vie. » Le peuple et l'évêque deman­dèrent à l'archange d'ouvrir une source dans le rocher : encore une fois l'apparition céleste répondit à leurs vœux, et montra à Autpertus une grotte d'où jaillit, au premier coup de pioche, une source d'eau vive. Les pèlerins affluèrent en nombre immense au rocher miraculeux. L'eau guérissait toutes les maladies. Restait à consacrer pour jamais le saint lieu par une dédicace solennelle. Des reliques étaient nécessaires ; mais Autpertus, obéissant toujours à la vision céleste qui dirigeait seule l'entreprise, n'en voulait pas d'autres que celles qui pussent rappeler le souvenir de saint Michel. Il envoya au mont Gargano des religieux chargés de solliciter de cette abbaye une parcelle des pieux trésors qu'elle possédait en ce genre ; un fragment du marbre sur lequel l'ar­change était apparu en Italie, et un morceau du voile rouge qui recouvrait son autel. A leur retour, les envoyés furent processionnellement conduits sur la montagne, au chant des hymnes sacrés et au milieu d'un immense concours de fidèles. Comme on traversait un hameau appelé Asteriacus, une femme aveugle se fit porter près des saintes reliques, et recouvra immédiatement la vue. L'humble hameau changea de nom en souvenir du pro­dige : il s'appelle encore aujourd'hui Beauvoir. La dédicace du mont Sant-Michel-in-periculo-maris eut lieu le XVII des calendes

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de novembre (1G octobre 708). C'est ainsi qu'une protection céleste et toute-puissante venait se reposer sur la Gaule du VIIIe siècle, « parce que Dieu voulait, continue le chroniqueur, accorder son secours aux Francs par le ministère de l'archange : des mi­racles sans nombre ne cessent d'en fournir la preuve 1. » Aussi Charles Martel et plus tard Charlemagne n'hésitèrent point à faire bénir leur épée au sanctuaire de Saint-Michel-in-periculo-maris. Or, quoi qu'en puissent dire les modernes rationalistes, Charles Martel et Charlemagne s'entendaient mieux à repousser une invasion que les hommes du XIXe siècle. La bravoure chez un peuple est en raison directe de sa foi ; faites une nation d'athées, vous n'aurez plus un soldat.


   II. La France du VIIIe siècle enfanta par milliers des héros qui savaient mourir, comme les Bretons de saint AEmilianus, et léguer avec leur sang un gage de victoire à leurs vengeurs. Les chefs sarrasins dont le nom défiguré par les chroniqueurs s'est trans­formé en ceux de Nempheus et d'Eustrategeus, sans qu'il nous soit possible d'en rétablir, à une si lointaine distance, la véritable iden­tification, continuèrent leur course jusqu'à Sens. Là, ils rencontrè­rent un autre évêque, Ebbo (saint Ebbon), qui fut pour la cité des Senonais ce que jadis avaient été Lupus à Troyes, Anianus à Or­léans. « Ebbo, disent les actes, était né au castrum Ternodorum (Tonnerre), dont son père avait le commandement sous le titre de comte. Lui-même il en avait, par droit d'hérédité, exercé les fonc­tions, jusqu'à ce que, s'arrachant à l'amour du peuple et quittant tout pour Dieu, il fût venu déposer la cuirasse et l'épée au monas-

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1 Anonym. VIII sœeul., Apparit. S. Michael. arcliangel. in partilius occiduis in monte Tumba in Catlia; Pair, lai., tom. XCVI, col. 1389-1391. Le Mont-Saint-Michel, longtemps appelé la merveille de l'Occident, devint après la révolution de 1789 une maison centrale de détention. Ce fut le sort de la plupart des abbayes que la fureur révolutionnaire n'eut pas le temps de dé­molir. Les prisons se sont multipliées en France en proportion des monas­tères qu'on y a supprimés; ce qui n'empêche pas les libres penseurs de nous parler des merveilleux progrès dont ils croient avoir doté la civilisation. Aujourd'hui le Mont-Saint-Michel vient d'être rendu à sa destination pri­mitive, et c'est là un véritable progrès.

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tère de Saint-Pierre-le-Vif, et échanger les dignités du monde contre une cellule de religieux. A cette époque, le vénérable Guerric, oncle paternel d'Ebbo, gouvernait pieusement le diocèse de Sens ; la sainteté paraissait dans sa famille un héritage qui se transmettait de génération en génération. Les deux sœurs d'Ebbo, Leotheria et Mummia, se consacrèrent au Seigneur. Ebbo lui-même, ne trouvant pas encore son renoncement assez complet, ni sa solitude assez absolue, se retira dans un ermitage où il éleva deux oratoires, dédiés l'un à la sainte Vierge, l'autre à l'archange saint Michel. A la mort d'Aygilenus leur abbé, les moines de Saint-Pierre-le-Vif élurent unanimement Ebbo pour son successeur. L'évêque Guerric mourut à son tour, et cette fois la population sénonaise en masse supplia le roi Childebert III (711-715), ou plutôt Pépin d'Héristal qui gouvernait alors sous le nom de ce prince, de leur donner Ebbo pour évêque. Le maire du palais accueillit favorablement leur requête, mais Ebbo refusa énergiquement l'honneur qu'on lui offrait. Le peuple entier vint s'age­nouiller devant l'humble moine, le suppliant avec larmes de lui servir de père, et jurant qu'il n'en aurait jamais d'autre. Il fallut céder à des instances si touchantes, le sacre eut lieu parmi les accla­mations d'allégresse de la cité. « La pourpre des pontifes dont Ebbo fut revêtu, continue l'hagiographe, était moins brillante mille fois que les vertus qui le décoraient comme autant de pierres pré­cieuses, et dont l'éclat rayonnait à tous les regards. Il devint la consolation des affligés, la providence des pauvres, la lumière et le guide des âmes. Tout à tous, il ne s'appartenait plus, il était l'homme non pas seulement de la cité, mais des plus pauvres vil­lages de son diocèse. Pasteur au milieu de ses clercs, il ne cher­chait point à les dominer, mais à se faire comme l'un d'eux, ou plutôt à les rendre tous semblables à Jésus-Christ et à lui-même. Les miracles opérés par son intercession furent nombreux et éclatants. Les relations qui en furent écrites ont presque toutes disparu, à l'époque où une invasion vandalique de païens promena l'incendie sur toutes les campagnes de la Gaule 1. » Ces Vandales dont parle

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1 Bolland., Act., 27 angust., pag. 98, n°s 1-4.

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le chroniqueur, n'étaient autres que les Sarrasins, dont la nuée vint s'abattre sur la ville de Sens, après avoir écrasé les bretons d'AEmi-lianus sous les murs d'Autun 1. Cependant l'hagiographe ne con­naît ces ennemis du Christ ni sous le nom de Sarrasins ou d’Arabes, ni sous celui de mahométans. Ils sont toujours pour lui des Van­dales, absolument comme les soldats d'Attila pour l'auteur de la Passio de saint Nicaise de Reims. Tant avait été persévérant dans le centre de la Gaule le souvenir de l'invasion vandalique, la pre­mière de toutes en date, et dont les suivantes ne firent que renou­veler sans les dépasser peut-être les sanglantes horreurs2. «Donc, reprennent les actes, en ce temps la race des Vandales sortit de ses confins, se précipita d'un bond sur la Gaule, et avec une cruauté féroce sema partout le carnage. Les villes furent broyées, tout le butin enlevé, les forteresses rasées, les monastères anéan­tis, le territoire dévasté. Gorgé de sang et de rapines, l'ennemi parut devant la cité Sénonaise, l'entoura de son camp, plaça aux portes des sentinelles vigilantes pour fermer toutes les issues. Des engins de guerre, balistes, pierriers, catapultes, battaient les rem­parts. Cependant les citoyens munissaient les points faibles, éle­vaient des tours de défense, et lançaient des traits enflammés pour brûler les machines de l'ennemi. La fureur des assiégeants, dou­blée par l'énergie de la résistance, ne connut bientôt plus de bornes. Cette race barbare imagina un expédient épouvantable. De

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1 On lit dans les Annales veteres Francorum, sous la date évidemment erro­née de 725 au lieu de 732, la mention suivante : « Saraceni Auguslodunum civilolem destruxeruni lv feria xi calendas septembres (mercredi 22 août) thesau-rumgue civitatis illius capientes cum prada magna Spania redeunt. »

2. Nous prions le lecteur de se reporter ici à la dissertation sur la véritable date du martyre de saint Nicouse, tom. XV de cette Histoire, pag. 592 et suiv. L'Historia Francorum Senonensis qui nous a été eonservée par Hugues de Saiute-Marie, moine de l'abbaye de Fleury (Saint-Benoit-sur-Loire), porte également, sous la rubrique de l'année 732, la double mention suivante : Eo tempore gens impia IPandatorum Galtiam devastare cœpit... Ea tempestas gra-vissime per totam Calliam detouadat, Wandalis omnio flammis et ferro proteren-tibus. (Patr. lut., tom. CLX1II, col. 853.) Nous ne nous trompions donc pas en affirmant que, durant toute la première partie du moyen âge, la Gaule centrale donna aux diverses invasions accomplies sur son territoire le nom générique d'irruptio Wamdalica.

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toutes parts les forêts furent coupées, et quand le bois eut été amon­celé comme une montagne circulaire sur toute l'enceinte de la ville, on y mit le feu. La flamme s'éleva bientôt triomphante ; les citoyens consternés vinrent trouver l'évêque. L'homme de Dieu était age­nouillé, les yeux baignés de larmes. D'une voix entrecoupée de sanglots, il suppliait le Seigneur Jésus-Christ en faveur du peuple dont il lui avait confié le soin. Sa prière terminée, il se releva, et désormais sûr de la protection céleste, il bénit la foule. « Les gros bataillons ne font pas la victoire, s'écria-t-il ; une poignée de sol­dats conduits par le Seigneur suffira à nous sauver. Suivez-moi. » Se dirigeant alors vers l'une des portes qu'il fit ouvrir, il se pré­cipita avec les guerriers, à travers la fumée et les flammes, pour se jeter sur l'ennemi. Témoin de cette héroïque sortie, le reste de la population s'abandonnait au désespoir, mais l'homme de Dieu et ses compagnons ne doutèrent pas un instant du succès. Surpris à l'improvistc dans leurs campements, les barbares s'en­fuirent en désordre ; la panique fut telle qu'ils tournèrent leurs armes les uns contre les autres. Dans leur déroute, ils tombèrent par milliers, jonchant la plaine de cadavres. Après cette glo­rieuse journée, l'évêque et ses compagnons rentrèrent en triomphe dans la ville, sur les débris fumants des bûchers dont ils avaient éteint la flamme ; les tentes abandonnées par l'ennemi offrirent aux vainqueurs un butin immense 1. » Pour sa part, Ebbo n'ambi­tionna d'autre trésor que celui de son ancien ermitage, assez loin de la cité pour y trouver la solitude, assez près pour être à la portée de ses fils spirituels. Il alla donc retrouver l'oratoire de Saint-Michel, et remercier l'archange de la victoire accordée au peuple chrétien. « Chaque dimanche, il revenait à son siège épiscopal, célébrait à l'autel les saints mystères, prêchait la céleste doctrine et fortifiait son troupeau par sa bénédiction 2

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1. Bollanë.j Act., loc. cit., n° S.

2 Bollaud., Act., loc. cit., n° 6. L'ermitage de saint Ebbo est désigné dans les actes sous le nom d'Arcea. C'est le village d'Arces, dans la forêt d'Othe, canton de  Cerisiers (Yonne), à huit lieues de Sens.

 

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