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CHAPITRE XXIII
Des maux intérieurs qui troublèrent la République,
après le prodige qui consistait dans la rage de tous
les animaux au service de l’homme.
Mais notons enfin le plus brièvement possible ces maux d'autant plus affreux qu'ils furent plus intérieurs: discordes civiles ou plutôt inciviles, ce ne sont pas des séditions, mais de véritables guerres au sein de la ville, le sang coule à flots, les partis se heurtent non plus à coups de langue, et par des altercations, mais avec des armes. Guerres sociales, guerres des esclaves, guerres civiles; que de sang romain elles font couler! Quelle dévastation, quel vide dans l'Italie! Avant que le Latium son allié se soulève contre Rome, tous les animaux domestiques, chiens, chevaux, ânes, bœufs, et tous les
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autres animaux au service de l'homme, oubliant leur douceur habituelle, s'effarouchent tout à coup, désertent les étables, courent en liberté; redoutables à approcher, même pour leurs maîtres, on ne saurait les chasser sans s'exposer à la mort, ou au plus grand danger. (OROSE, liv.V.) Présage, quelles grandes calamités n'annonçait pas ce phénomène, puisque par lui‑même sans rien présager, c'était déjà un si terrible mal? Si un tel fléau fût arrivé de nos jours, la rage des païens ne serait‑elle pas plus violente contre nous, que ne le fut alors contre eux celle de ces animaux?
CHAPITRE XXIV.
Discordes civiles excitées par les séditions des Gracques.
Les séditions des Gracques allumées par les lois agraires commencent les guerres civiles. Ces tribuns voulaient partager au peuple les terres que la noblesse possédait injustement. Mais oser détruire une usurpation aussi ancienne, c'était l'entreprise la plus dangereuse et même la plus pernicieuse, comme l'événement l'a démontré. Que de trépas, lors du massacre du premier des Gracques ! et ensuite, quand, peu de temps après, son frère fut également mis à mort ! Ni les lois, ni les représentants de l'autorité n'ont de force; patriciens et plébéiens sont enveloppés dans un même massacre par les armes de ces factieux en désordre. Après le meurtre du plus jeune des Gracques, le consul Lucius Opimius, qui avait pris les armes contre lui, au sein même de la ville, avait fait un immense carnage des citoyens, pour pouvoir le massacrer avec ses amis; et quand il fit poursuivre le reste du parti par des enquêtes judiciaires, on dit que trois mille hommes perdirent la vie. On peut supposer le nombre des victimes qui dut tomber dans le tumulte et la fureur du combat, puisque les tribunaux en firent tant périr de sang froid. Le meurtrier de Gracchus vendit la tête au consul au poids de l'or. Le marché était conclu avant le massacre (PLUTARCH, in Gracchis), dans lequel périrent également le consulaire Marcus Fulvius et ses enfants.
CHAPITRE XXV.
Temple de la Concorde élevé par ordre du sénat aux lieux mêmes de la sédition et du massacre.
Un décret du sénat, certes bien avisé, fait élever un temple à la Concorde, aux lieux mêmes où cette funeste sédition a éclaté, et fait couler le sang de tant de citoyens de tout
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ordre, afin que ce monument frappe les yeux des orateurs et leur rappelle le meurtre des Gracques (1). Mais qu'est‑ce autre chose, sinon se moquer des dieux? Quoi ! élever un temple à une déesse qui, si elle eût été présente dans la ville, l'aurait préservée des déchirements causés par de pareilles dissensions ! A moins, toutefois, que la Concorde, coupable de ce forfait pour avoir abandonné les cœurs des citoyens, ne mérite d'être enfermée dans ce temple comme dans une prison. Pourquoi, en effet, si l'on voulait avoir un monument en rapport avec les événements, ne l'avoir pas plutôt consacré à la Discorde? Est‑il une raison pour que la Concorde soit une déesse, et que la Discorde soit privée de cet honneur? Alors, selon le classement de Lahéon, l'une serait une divinité bonne, l'autre une divinité mauvaise; il semble que ce savant n'ait été porté à faire cette distinction, que parce qu'il voyait la Fièvre comme la Santé avoir des temples à Rome. D'après le même principe, non-seulement la Concorde, mais la Discorde aussi, devait avoir son sanctuaire. Et c'était un grand danger pour les Romains de vouloir vivre sans se préoccuper de la colère d'une si méchante déesse, et d'oublier que c'était son courroux qui avait autrefois causé la ruine de Troie. N'ayant pas été invitée parmi les dieux, elle suscite avec une pomme d'or la querelle des trois déesses; de là, guerre parmi les divinités, victoire de Vénus, rapt d'Hélène, destruction de Troie. Si, indignée peut‑être de ne pas voir, comme les autres dieux, son temple s'élever dans la ville, elle la remplissait déjà de troubles aussi sanglants, combien plus atroce ne dut pas être sa fureur, en voyant à l'endroit du massacre, sur le théâtre même de ses horribles exploits, un temple consacré à sa rivale ! Quand nous nous moquons de ces divinités ridicules, ces savants et ces sages s'irritent contre nous; néanmoins, adorateurs des bonnes et mauvaises divinités, il leur est impossible de se tirer de cette question sur la Concorde et la Discorde, soit qu'ils aient abandonné le culte de ces déesses, et leur aient préféré la Fièvre et la Guerre, auxquelles étaient consacrés d'anciens temples, soit qu'ils les aient honorées; le fait est que la Concorde les a tellement abandonnés à la fureur de la Discorde, que celle‑ci les a poussés jusqu'aux guerres civiles.
CHAPITRE XXVI.
Différentes guerres qui suivirent l'érection du temple de la Concorde.
Voilà l'admirable barrière contre les séditions, ce temple de la Concorde, témoignage du
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(1) Laplace où fut guillotiné Louis XVI s'appelle aussi: “ place de la Concorde; ” singulière rencontre de drôles inspirés par les mêmes Esprits!
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meurtre et du supplice des Gracques, qu'ils crurent devoir mettre en face des orateurs factieux. Quels fruits en devaient‑ils retirer? Les maux plus terribles encore qui suivirent le firent connaître. Depuis, en effet, bien loin d'éviter l'exemple des Gracques, les orateurs font tous leurs efforts pour les surpasser. Lucius Saturninus, tribun du peuple, Caïus Servilius, préteur, et plus tard Marcus Drusus, causent par leurs séditions, d'abord les massacres les plus horribles, et bientôt après les guerres sociales. L'Italie en est violemment affligée, une dévastation épouvantable la change en désert (1). Vient ensuite la guerre des esclaves, puis les guerres civiles; mais que de combats livrés, que de sang versé ! Presque toutes les nations de l'Italie qui donnaient à l'empire romain sa principale vigueur, étaient tombées sous le joug de la barbarie. Depuis, une poignée de gladiateurs, soixante‑dix à peine, allument la guerre des esclaves. Ce que fut cette guerre, la multitude des esclaves soulevés, leur ardeur, leur férocité, le nombre des généraux vaincus, les villes, les provinces dévastées, la manière dont elles le furent, c'est ce que les historiens ont eu peine à décrire. Ce ne fut pas la seule guerre des esclaves; auparavant déjà, les esclaves avaient ravagé la Macédoine (2), depuis, ils ruinèrent la Sicile et les côtes. Qui dira les nombreux et horribles brigandages, puis les guerres formidables des pirates? (TITE‑LiVE, 1. XCIX.) Qui donnera à son récit une grandeur en rapport avec ces événements?
CHAPITRE XXVII.
Guerre civile entre Marius et Sylla.
Marius couvert du sang des citoyens, vaincu lui‑même après le massacre d'un grand nombre de ses ennemis, est obligé de fuir; la ville respire quelques instants à peine, pour me servir des paroles de Cicéron (IIIe Catilinaire), puis Cinna rentre vainqueur avec Marius. Alors, il verse le sang des plus illustres citoyens, et éteint les lumières de la république. Sylla venge la cruaute de cette victoire; inutile de dire au prix de combien de sang romain et de quelles calamites pour l'empire. Cette vengeance, bien plus funeste que si les crimes qu'elle voulait punir étaient restés sans châtiment, fit dire à Lucain (1. 11) :
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(1) Eutrope, parlant de la guerre sociale (Liv. V), dit qu'elle coûta la vie à plus de cent cinquante mille hommes, parmi lesquels vingt-quatre consulaires, sept préteurs et trois cents sénateurs. Velléius fait monter le nombre des victimes à un chiffre beaucoup plus élevé.
(2) Tite‑Live parle (Liv. LVI) d'une guerre des esclaves qui avait précédé la guerre sociale; puis (Livre XCV) il raconte celle qui eut pour généraux Chrysus et Spartacus, et qui causa tant de désastres dans l'Italie.
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« Le remède dépasse toute mesure; la main du médecin poursuit le mal trop loin; les coupables périssent, mais c'est lorsqu'il n'y a plus que des coupables qu'on donne aux haines toute liberté, qu'on laisse la vengeance se précipiter dégagée du frein des lois. ” Cette guerre de Marius et de Sylla, outre ceux qui jonchèrent les champs de batailles, remplit de cadavres la ville elle‑même, ses rues, ses places, ses marchés, ses théâtres, ses temples ; aussi est‑il difficile de savoir à quel moment les vainqueurs firent couler plus de sang, est‑ce avant pour vaincre, est‑ce après pour avoir vaincu ? À la première victoire de Marius, quand il revient de l'exil, ce sont des massacres de toutes parts; la tête du consul Octavius est exposée aux rostres; César et Fimbria sont égorgés dans leurs maisons; les deux Crassus, le père et le fils sont immolés en présence l'un de l'autre. Bébius et Numitor traînés, par un crochet, expirent en laissant leurs entrailles éparses çà et là; Catulus se soustrait par le poison aux mains de ses ennemis; Mérula, flamine de Jupiter, se coupe les veines et fait au dieu une libation de son propre sang. Sous les yeux même de Marius on frappait tous ceux auxquels il ne tendait pas la main en réponse à leur salut. (Voy.TITE‑LiVE, I. LXXX; APPIEN, 1. 1, et PLUTARQ., sur MARIUS et Sylla.)
CHAPITRE XXVIII.
Comment Sylla venge la cruauté de Marius.
Sylla vengeur de tant de cruautés, revient ensuite victorieux. Sa victoire qui a coûté le sang de tant de citoyens, termine la guerre; mais les inimitiés survivent, et le vainqueur sévit encore avec plus de cruauté pendant la paix. Les massacres anciens et nouveaux du premier Marius, sont suivis des massacres plus affreux de Marius le Jeune et de Carbon, chefs du même parti. Le retour de Sylla est imminent, désespérant de la victoire et même de leur salut, ils égorgent partout partisans et ennemis. Ils ont répandu le carnage par toute la ville; ce n'est pas assez, ils assiègent le sénat, et de la curie comme d'une prison, ils tirent les sénateurs pour les livrer au tranchant du glaive. Le pontife Mucius Scévola, ne voyant pas dans Rome d'asile plus sacré que le sanctuaire de Vesta s'y réfugie; il est massacré pendant qu'il embrasse l'autel, et son sang faillit éteindre ce feu perpétuel, qu'entretenait la vigilance des vierges. Voici maintenant Sylla qui rentre vainqueur dans Rome ; déjà, il a, non par un combat, mais par un ordre,
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fait égorger dans une ferme publique sept mille hommes qui s'étaient rendus, et qui, par conséquent, étaient sans armes. Dans la ville, tout partisan de Sylla frappe qui il veut, le nombre des morts est incalculable. On suggère enfin à Sylla qu'il serait bon de laisser vivre quelques citoyens, pour que les vainqueurs aient à qui commander. Alors est refrénée cette fureur du carnage qui courait çà et là. A la satisfaction générale, on expose cette table qui proscrit et dévoue à la mort deux mille chevaliers et sénateurs. Ce nombre afflige, mais la fin du massacre console, et la douleur que cause la mort de tant de victimes, n'égale pas la joie de n'avoir plus rien à craindre. Ce contentement égoïste ne laisse cependant pas que de gémir sur la barbarie raffinée, avec laquelle on fait mourir plusieurs proscrits. L'un d'eux fut déchiré, non par le glaive, mais par les ongles de ceux qui s'étaient faits ses bourreaux (1); des hommes mettent en pièces un homme vivant, avec plus de férocité que des bêtes un vil cadavre ! Un autre a les yeux arrachés, les membres coupés un à un, et dans ces atroces souffrances on le contraint de vivre ou plutôt de mourir lentement. Il est des villes illustres qui sont vendues à l'encan comme des fermes. Une d'elles voit tous ses habitants égorgés comme on égorge un criminel (2). C'est là ce qui se passe en temps de paix, après la guerre, non pour hâter la victoire incertaine, mais pour faire respecter la victoire acquise. La paix rivalise de cruauté avec la guerre, et elle l'emporte. Celle-ci, en effet, s'attaque aux hommes armés, celle-là les tue sans défense. Pendant la guerre, on pouvait rendre blessure pour blessure; pendant cette paix, celui qui a échappé au fer ne peut conserver sa vie; au contraire, il lui faut mourir sans résistance.
CHAPITRE XXIX.
Comparaison de l'invasion des Goths avec les malheurs que les Romains éprouvèrent, soit dans l'irruption des Gaulois, soit dans les guerres civiles.
Quelle rage des nations étrangères, quelle férocité des barbares peut être comparée à cette victoire de citoyens sur citoyens? Qu'est‑ce que Rome a souffert de plus funeste, de plus atroce, de plus déchirant? Est‑ce l'ancienne irruption des Gaulois, la récente invasion des Goths, ou
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(1) Florus appelle Bébius cet homme qui fut si cruellement déchiré (Liv. 111.)
(2) Il s'agit ici de la ville de Sulmone. Voici ce qu'on lit à ce sujet dans Florus (Liv. Ill) Des villes très‑riches d'Italie furent vendues à l'encan, Spolete, Interamnis, Preneste Fluentia. Pour Sulmone, ses habitants furent comme des otages condamnés par le droit de la guerre à périr. Sylla ordonna de détruire cette ville ainsi condamnée. »
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bien cette férocité de Marius, de Sylla, et des autres chefs de leurs partis, hommes illustres et distingués qui s'acharnèrent sur les membres mêmes de leur ordre ? Les Gaulois, il est vrai, massacrèrent tous les sénateurs qui étaient dans la ville, à l'exception de ceux qui avaient trouvé au Capitole le seul refuge protégé, n'importe comment, contre l'ennemi. Ils permirent même
à ceux‑ci de racheter à prix d'or une vie qui, hors des atteintes du glaive, pouvait cependant être détruite par la longueur d'un siège. Quant aux Goths, ils épargnèrent tant de sénateurs que c'est chose inouïe qu'ils en aient tué quelques-uns. Sylla, au contraire, du vivant de Marius, siège en vainqueur, pour décréter les massacres, au Capitole respecté par les Gaulois. Après la fuite de Marius, qui devait être suivie d'un retour plus horrible et plus sanglant, il fait ratifier au Capitole par le sénat ses décrets de mort et de confiscation. Mais Sylla est absent à son tour: est‑il alors quelque chose d'assez sacré pour les partisans de Marius, quand Mucius Scévola, citoyen, sénateur, pontife, embrassant l'autel même sur lequel reposaient, croyait‑on, les destinées de Rome, ne peut trouver grâce devant eux ? Enfin, pour passer sous silence des massacres innombrables, la dernière table de proscription (1) dressée par Sylla fait immoler plus de sénateurs que les Goths n'en purent même dépouiller.
CHAPITRE XXX.
Suite des guerres nombreuses et désastreuses qui ont précédé la venue du Christ.
Quel front, quelle audace, quelle impudence, quelle sottise, ou plutôt quelle folie des païens de ne pas imputer ces maux à leurs dieux, et de reprocher ceux que nous souffrons maintenant à notre Christ! Ces cruelles guerres civiles, de l'aveu même de leurs écrivains, plus désastreuses que toutes les guerres étrangères, qui, non‑seulement ébranlent, mais renversent la république, n'ont‑elles pas sévi longtemps avant l'avénement de Jésus‑Christ? Voyez par quel enchaînement de causes funestes, les guerres de Marius et de Sylla se relient à celles de Sertorius et de Catilina, l'un proscrit, l'autre formé par Sylla; puis à la sanglante lutte de Lépidus et de Catulius, le premier voulant abolir, le second défendre les institutions de Sylla. (TITE‑LiVE, 1. XC.) C'est ensuite la rivalité de César et de Pompée; Pompée, partisan de Sylla, qu'il égale en puissance s'il ne le surpasse (Ibid., 1. CIX et CX); César qui ne peut supporter cette puissance, uniquement parce qu'elle est supérieure
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(1) Plutarque (in Sylla) raconte qu'en peu de jours, ce dictateur donna trois tables de proscription.
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à la sienne, qu'il élève bien plus haut, cependant, après la défaite et la mort de son rival. Enfin, ces guerres civiles se continuent sous le second César, appelé depuis Auguste, et dont le règne vit naître le Christ. Car Auguste lui-même entreprend plusieurs guerres civiles, nombre d'hommes illustres y périssent; entre autres, Cicéron lui‑même, cet éloquent orateur politique. (TITE‑LIVE, 1. CXX.) Le vainqueur de Pompée, Caïus César, avait usé de sa victoire avec clémence et laissé jouir ses adversaires de la vie et des dignités; mais il paraît aspirer à la royauté; aussitôt quelques nobles sénateurs conjurés le poignardent dans la salle même du sénat, prétendant sauver la liberté de la république. (Ibid., 1. CXVI.) Bientôt sa puissance est convoitée par Antoine, de mœurs bien inférieures, souillé et gangrené par tous les vices. Cicéron lui résiste hardiment en faveur de cette même liberté de la patrie. Alors surgit l'autre César, jeune homme d'un caractère surprenant, fils adoptif de Caïus César et depuis appelé Auguste, comme je l'ai dit. Cicéron favorise la puissance de ce jeune prince contre celle d'Antoine, espérant qu'après avoir chassé et détruit la tyrannie de ce rival, il rétablira la liberté républicaine. Pousser jusque‑là l'aveuglement et l'imprévoyance de l'avenir! Ce jeune homme, dont il a tant à coeur l'élévation et la puissance, livre à Antoine, comme gage de leur alliance, la tête de ce même Cicéron, et s'empare de cette liberté de la république, pour laquelle Cicéron a tant réclamé.
CHAPITRE XXXI.
Avec combien d'impudence reprochent au Christ les malheurs présents, ceux qui ne cessent pas d'adorer les dieux; puisqu'au moment où florissait leur culte on éprouva de si grands désastres.
Qu'ils accusent leurs dieux de ces maux si terribles, ceux qui ne veulent pas rendre grâce à notre Christ de si grands bienfaits ! Et certes, quand ces calamités sévissaient, le feu brûlait sur les autels des dieux, l'encens d'Arabie, des guirlandes de fleurs nouvelles y répandaient leurs parfums; les prêtres étaient magnifiquement vêtus, les temples splendidement ornés. C'étaient dans ces enceintes sacrées, des sacrifices, des jeux, des fureurs fanatiques. Et, cependant, le sang des citoyens versé à flots par la guerre civile ne coulait‑il pas de tous côtés, et jusque sur les autels des dieux? Cicéron ne cherche pas un asile dans un temple, hélas ! Mucius s'y était vainement réfugié ! Au contraire, ceux‑mêmes qui insultent avec plus d'indignité notre époque chrétienne, se sont réfugiés dans les temples du Christ. Il y a plus, les barbares les y ont conduits pour les sauver. Oui,
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j'affirme, et tout homme sans parti pris jugera comme moi et reconnaîtra facilement que, si le genre humain avait reçu la doctrine chrétienne avant les guerres puniques, pour ne pas parler d'autres calamités, et qu'il fût survenu d'aussi grands désastres que ceux dont ces guerres accablèrent l'Europe et l'Asie, il n'est personne de nos adversaires qui ne les eût attribués à la religion chrétienne. Qu'il serait plus difficile encore de supporter leurs récriminations, si, pour m'en tenir aux maux particuliers à Rome, la connaissance et la propagation du christianisme avaient précédé l'invasion des Gaulois, le débordement du Tibre, les ravages des incendies, et par‑dessus tout les guerres civiles ! Et tous ces autres maux tellement incroyables qu'on les regarde comme des prodiges, s'ils étaient arrivés de nos jours, à qui en feraient‑ils un crime? N'est-ce pas aux chrétiens? Je ne parle pas de ces faits plus étonnants que nuisibles, des bœufs qui parlent, des enfants qui font entendre quelques mots dans le sein de leur mère, des serpents qui volent, des poules, des femmes qui changent de sexe, et beaucoup d'autres semblables rapportés, non pas dans leurs fables, mais dans leurs histoires (TITE‑LIVE, 1. XXIV, XXVII, XXVIII); vrais ou faux, ils ne sont que surprenants et nullement pernicieux. Mais, quand il plut de la terre, quand il plut de la craie, quand il plut des pierres, non pas ce qu'on a coutume d'appeler de la grêle, mais de véritables pierres, certes, ces phénomènes purent causer les plus grands ravages. Nous lisons aussi dans leurs historiens que les feux de l'Etna, lancés jusqu'au rivage de la mer, l'avaient rendue tellement brûlante qu'elle calcinait les rochers et faisait fondre la poix des navires. Ce fait, quoique d'un merveilleux incroyable, causa de grands désastres. Une autre éruption, est‑il rapporté, couvrit la Sicile d'une telle quantité de cendres, que les maisons de Catane disparurent et s'écroulèrent sous cette masse. Touchés de ce malheur, les Romains par pitié exemptèrent cette ville du tribut cette année‑là. L'histoire dit encore qu'une multitude prodigieuse de sauterelles s'abattit sur l'Afrique, déjà province romaine. Après avoir dévoré les fruits et les feuilles des arbres, cette immense nuée fut se précipiter dans la mer; le flot les rejeta mortes sur le rivage; l'air se corrompit et amena une peste si maligne que, dans le seul royaume de Massinissa, il périt huit cent mille hommes, et bien plus encore près des côtes. A Utique, de trente mille jeunes soldats qui étaient en garnison, dix mille seulement survécurent. Quelle est celle de ces calamités que cette sotte vanité, qui nous at-
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p559 LIVRE IV. ‑ CHAPITRE 1.
taque et nous force à répondre, n'aurait pas attribuée au christianisme, si elles fussent arrivées depuis l'ère chrétienne? Et cependant, bien loin de les imputer à leurs dieux, dans la crainte de souffrir de moindres maux, ils réclament le culte de ceux qui n'ont pu protéger leurs pères de maux incomparablement plus grands.
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LIVRE QUATRIEME
Le saint docteur prouve que la grandeur et la durée de l'Empire Romain doivent être attribuées, non à Jupiter, ni aux dieux du paganisme, à chacun desquels la croyance vulgaire osait à peine confier certains offices de détail et des moins importants, mais qu'on doit les rapporter au Dieu unique et véritable, seul auteur de toute félicité, qui, par sa puissance et sa sagesse, établit et conserve les royaumes de la terre.
CHAPITRE PREMIER.
Des sujets traités dans le premier livre.
Ayant entrepris de parler de la Cité de Dieu, j'ai cru devoir répondre tout d'abord à ceux de ces adversaires qui, attentifs seulement à poursuivre les joies de la terre, n'ayant d'ardeur que pour les biens passagers, s'en prennent à la religion chrétienne, la seule vraie et salutaire, de tout ce qu'ils éprouvent de pénible, bien que cela leur arrive plutôt comme un avertissement de la miséricorde de Dieu, que comme une punition sévère de sa justice. Il y a un vulgaire ignorant, dont la haine contre nous s'exalte par l'appui qu'elle paraît trouver dans l'autorité de gens plus habiles. Il s'imagine que les malheurs de ce temps ont été inconnus aux siècles passés; et cette opinion se trouve confirmée par le silence de ceux qui, en connaissant parfaitement la fausseté, dissimulent ce qu'ils en savent, afin de fortifier les murmures qui s'élèvent contre nous. C'est pourquoi j'ai dû faire voir, par les livres où leurs écrivains ont consigné l'histoire des faits anciens, qu'il en est tout autrement. J'ai dû montrer aussi que les faux dieux adorés publiquement alors, ou secrètement aujourd'hui, n'é-
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(1) Ecrit en 415. Saint Augustin parle de ce livre et du cinquième, lettre CLXIX adressée à Evode.
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p560 DE LA CITÉ DE DIEU.
taient que des esprits impurs, des démons remplis de méchanceté et de fourberie; au point qu'ils se complaisent en leurs crimes vrais ou supposés, mais bien à eux cependant; puisqu'ils ont voulu qu'on les célébrât dans leurs fêtes, afin que l'infirmité humaine ne pût s'arracher à ces abominations, s'y trouvant provoquée par l'exemple même des dieux. Nos arguments ne se sont point appuyés sur de simples conjectures, mais sur des souvenirs personnels quelquefois, puisque nous avons vu une partie des infamies célébrées dans ce culte pervers, souvenirs empruntés aussi aux livres de ceux qui nous ont laissé le récit des orgies accomplies, non comme une insulte, mais comme un honneur religieux à la divinité. En effet, Varron, cet homme si instruit et d'une si grande autorité chez les païens, traitant séparément des choses divines et des choses humaines, et les classant chacune selon leur importance, place les représentations du théâtre, non parmi les choses humaines, mais bien parmi les divines, tandis qu'elles ne devraient pas même figurer parmi les choses humaines, dans une cité qui ne compterait que des citoyens vertueux et honnêtes; et il ne l'a point fait de son autorité privée, mais, né et élevé à Rome, il les y avait trouvées classées de cette manière. Ayant, au premier livre, indiqué sommairement ce que je devais traiter, ayant ensuite touché quelques‑uns de ces points dans les deux livres suivants, je dois maintenant sur le reste satisfaire l'attente du lecteur.