Napoléon et Pie VII 9

Darras tome 40 p. 212


23. Cette puissance grandissante de Napoléon alarma les puissances. L'Europe se leva en armes et, de 1804 à 1815, l'empire ne fut qu'une longue guerre. En raconter ici le détail triste pour l'humanité et glorieux pour la France nous mènerait trop loin , nous nous contenterons de dresser, des principales campagnes, un tableau sommaire. Cette continuité de combats met en relief le génie militaire de l'Empereur : sur cinquante et quelques batailles livrées, Napoléon n'en perdit qu'une ou deux, les dernières : ce résultat manifestement inévitable accuse l'infirmité de sa politique. Si Napoléon avait voulu se contenter de donner à la France ce qu'on peut appeler ses frontières naturelles, il lui eût créé, en Europe, une situation prépondérante, qu'elle eût pu garder long-

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(1) HUt.de Pie VII, t. II, p. 282.

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temps, peut-être toujours. En poussant les choses à l'extrême, il la laissa plus petite qu'il ne l'avait trouvée, épuisée d'hommes et d'argent, obligée, pour se refaire, de donner carte blanche aux peuples vaincus.


En 1804, coalition formée par le ministre Pitt, avec le concours de la Suède, de la Prusse, de l'Autriche et de la Russie. Napoléon, avec la rapidité de l'aigle qu'il a pris pour emblème, parcourt la Bavière, descend dans le Tyrol, remonte vers le Nord, marque chaque jour d'un succès et couronne tous ses avantages partiels par la victoire légendaire d'Austerlitz. La paix est faite avec l'Autriche à Presbourg.


En 1806, l'empereur François se démet de l'empire et se contente de sa principauté sur l'Autriche-Hongrie. Napoléon ajoute à ses titres ceux de protecteur de la confédération germanique, médiateur de la confédération suisse, taille dans toute l'Allemagne des principautés pour ses frères, bat les Prussiens à Iéna et à Auërstadt, réduit la Prusse à rien et lui dicte la paix.


En 1807, guerre contre les Russes, batailles très meurtrières de Friedland et d'Eylau. Napoléon ordonne le blocus continental qui ferme l'Europe au commerce anglais et dicte à la Russie vaincue cette paix mémorable de Tilsitt, la plus glorieuse qu'ait jamais fait signer la France.


En 1807, 1808 et 1809, Junot chasse du Portugal la maison de Bragance ; l'Espagne, jusqu'ici alliée de Napoléon, est donnée à Joseph Bonaparte ; les armées françaises, aux prises avec un peuple mal gouverné, mais chrétien, livrent les plus sanglants combats et ne triomphent que pour se voir décimées par les guérillas.


En 1809, l'empereur d'Autriche viole la paix de Presbourg. Les victoires d'Eckmülh et de Wagram l'obligent à demander de nouveau la paix. Le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, en 1810, paraît promettre, à cette paix, quelque durée. En 1811, la naissance d'un prince impérial fait même espérer que les bénéfices de cette paix s'étendront aux autres puissances. Napoléon donne, à son fils, le titre malheureux de roi de Rome, vacant depuis Tarquin le Superbe.

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En 1812, l'empereur de Russie avait violé la paix de Tilsitt. Napoléon passe le Niémen avec sa grande armée, bat les Russes à Smolensk et à la Moskowa, prend Moscou, la vieille cité des csars, fait sauter le Kremlin, palladium de leur puissance. Rostopchine incendie Moscou occupé par les Français ; les Russes se retirent et mettent le désert entre eux et le vainqueur. Napoléon se décide à la retraite. Les éléments guerroient contre lui, un froid intense fait tomber les armes des mains de ses soldats. Cette retraite, de lugubre mémoire, dont le passage de la Bérésina n'est qu'un épisode, anéantit la grande armée.


Au printemps de 1813, Napoléon se voit encore à la tête de trois cent mille hommes. Suivant sa tactique ordinaire, il marche à l'ennemi ; le bat à Liitzen, Bautzen, Dresde ; perd, malgré de grands avantages, la bataille de Leipsick, par la trahison de l'armée saxonne ; se relève à Hanau par l'artillerie, et se voit bientôt débordé de toutes parts. L'année 1814, restée dans la mémoire effrayée de nos populations, voit l'ennemi, après vingt ans de guerre, entrer sur le territoire de France. Napoléon, grandi par le malheur, déploie un génie militaire qui étonne, même dans un si grand guerrier. Chaque combat est une victoire. Avec sa petite armée, qu'il manie comme la foudre, frappant tour à tour Blucher et Schwartzemberg, il anéantirait encore l'ennemi de la France, si la trahison, dit le peuple, ne lui arrachait le fruit de ses victoires. Enfin le génie cède à la force. Marmont livre Paris aux troupes étrangères. Le vainqueur de la Rothière, deBrienne, de Saint-Dizier, de Champaubert, de Montmirail, d'Arcis, de Méry-sur-Seine, abdique à Fontainebleau le 11 avril 1814, pendant que les chevaux des cosaques vont s'abreuver aux bassins de marbre des Tuileries.


24. Mais pourquoi Dieu déchaîne-t-il pendant quinze ans sur l'Europe cet orage de fer et de feu? Napoléon, si mal équilibré, si disproportionné comme homme, doit être considéré surtout comme un instrument de la Providence. C'est moins un guerrier dont le sens ordinaire du mot, que la formidable et mystérieuse figure de la guerre :


« Dans le milieu de la dernière moitié du XVIIIe   siècle , dit

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Louis Veuillot, l'Europe tout entière n'offrait qu'un spectacle de scandale. Jamais, depuis que la société chrétienne avait une existence politique, la souveraineté ne s'était signalée par un pareil et plus unanime oubli de ses devoirs. Les noms des rois de cette époque sont autant de souvenirs de débauche, de frivolité, d'irréligion, de despotisme. Sous un vernis général de philosophie et de littérature, c'était partout le mépris de Dieu et le mépris de l'âme humaine poussé aussi loin qu'il peut aller.


« Il y avait quelque part un berceau qui contenait la vengeance de Dieu.


« Sur les grèves d'une île sans gloire, il y avait un enfant, non pas de race royale, non pas même de race illustre ; un enfant pauvre, presque un enfant du peuple, le fils d'un pauvre gentilhomme, le neveu d'un pauvre prêtre. Cet enfant, Dieu le gardait là pour châtier de son épée la félonie des rois, pour châtier de son bon sens l'orgueil des lettrés et des philosophes ; pour livrer les uns à ses soldats, les autres à sa police ; pour relever par un acte de sa volonté l'Église qu'ils s'étaient flattés d'avoir abattue.


« C'était en 1769, le jour de l'Assomption, que naissait à Ajaccio, et naissait Français, cet enfant dont je viens de parler, cet enfant qui fut Napoléon Bonaparte I


« Dés que Napoléon Bonaparte est né, dès que l'histoire a prononcé ce nom, toute la face des choses prend un autre aspect. La Révolution, si habilement préparée, si follement voulue, éclatera ; elle remplira sa mission de colère. Mais pour le spectateur, le bras de Dieu est présent. On sait ce qui devra périr et ce qui sera sauvé.


« Bonaparte est perdu dans la foule ; tout le monde l'attend et personne ne le voit ; il s'ignore lui-même ; il fait obscurément, comme mille autres, son métier militaire. Enfin Dieu l'appelle : il parait l'un des plus jeunes soldats de ces armées immenses, bientôt leur plus illustre général. Dieu le conduit partout où le soleil de la victoire jette de plus éblouissants rayons. Entre tant d'hommes de guerre, il n'est question que de lui ; entre tant de politiques, et lorsque toute cette race royale pour qui la Vendée a combattu

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est encore vivante et jeune, la France n'espère qu'en lui. Il revient d'Egypte seul, plus triomphant que s'il ramenait son armée. Une acclamation unanime le salue. Tout fut dit, tout fut fait ce jour-là. Toutes les férocités, toutes les rancunes, toutes les ambitions, tous les services, tous les droits, font place à l'Empereur. Il relève l'autorité, il impose la règle, il restaure la discipline, il rétablit le culte, il ramène le sentiment de la durée. On sent qu'il existe une tutelle sociale, on a un avenir. Dans les débris de l'ancienne société, Bonaparte trouve des courtisans ; la Vendée lui donne des soldats.


« Sans doute, l'Empire n'est qu'un camp ; il ne pouvait être autre chose. Mais dans ce camp, la science, les lettres, l'étude, ont leur quartier plein de privilèges. Il ne dépendait pas du maître tout seul d'y introduire et d'y faire régner la raison, et ce n'est pas uniquement sa faute si les lettres ont manqué à la vérité. « Tout homme qui peut espérer quelques lecteurs, disait alors Chateaubriand , rend un service à la société en tâchant de rallier les esprits à la cause religieuse; et dût-il perdre sa réputation comme écrivain, il est obligé en conscience de joindre sa force, toute petite qu'elle est, à celle de cet homme puissant qui nous a retirés de l'abîme. »


« La Révolution avait compté avec Bonaparte ; les monarchies comptent à leur tour. Un ouragan de fer et de feu se promène quinze ans à travers l'Europe. Dans cet écroulement des trônes, dans ces longs abaissements de toute l'aristocratie européenne décimée tant de fois, dans ces antiques fortunes ou radicalement anéanties ou terriblement humiliées, dans cette domesticité de vieux rois remplissant les antichambres du roi de la Révolution, vainqueur de la Révolution, aveugle qui ne veut pas voir la vengeance de Dieu ! Oui, ce sont des choses douloureuses et sanglantes ! Jamais Dieu n'avait ainsi traité la souveraineté, depuis que la Croix surmontait les couronnes. Mais pourquoi ces monarques avaient-ils abjuré la Croix? Pourquoi avaient-ils permis et trouvé bon qu'un ramas de scribes entreprissent de rendre méprisable l'emblème sacré qui est le double gage des peuples et des rois,

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p217 CHAP.   XI.   — LA LUTTE DU  SACERDOCE ET  DE L'EMPIRE


garant à ceux-ci de leur puissance, à ceux-là de leur dignité ? Ces rois qui formaient la cour de Napoléon, qui venaient chercher ses ordres, qui loin de lui tremblaient devant ses ambassadeurs, ils avaient soudoyé les blasphèmes des disciples de Voltaire ; leurs pères ou eux-mêmes avaient refusé au vicaire de Jésus-Christ, non seulement leur obéissance en matière spirituelle, mais jusqu'aux égards extérieurs qu'on se doit entre souverains. Le Pape n'avait été pour eux qu'un prêtre, un homme de rien, un intrus qui déparait la famille des majestés humaines. Les voilà inclinés devant ce soldat de fortune qui ôte et donne les couronnes à qui lui plaît. Intelligite, reges! Vous avez si bien fait que le Pape n'est plus grand'chose sur la terre ; mais Dieu est au ciel ce qu'il a toujours été, et vous n'avez dans sa main que votre poids. Intelligite, comprenez, souvenez-vous, ne diminuez pas le nombre de ceux qui prient pour vous ! » (1) 

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