Hagiographie des Gaules 8

Darras tome 15 p. 340


III. Hagiographie des Gaules.

 

8. Les églises des Gaules étaient alors florissantes, grâce à la concorde maintenue entre le sacerdoce et l'état par Clotaire II. Sous l'influence de la reine Bertrude 1, digne héritière des Clotilde et des Radegonde, le roi franc prenait à tâche de faire prévaloir les idées évangéliques du droit et de la justice. « II était, dit Frédégaire, patient et miséricordieux, instruit dans les lettres, craignant le Seigneur, généreux envers les églises et les évêques, aumônier pour les pauvres, pieux et bienveillant pour tous. Le seul reproche qu'on eût à lui faire était un goût trop vif pour la chasse et pour les plaisirs 2. » Les relations qu'il avait entretenues avec saint Colomban l'inclinèrent à se mon­trer plein d'affection et de dévouement pour le monastère de Luxeuil, lequel devint bientôt une véritable pépinière d'évêques et de saints. Eustasius (saint Eustaise) dirigeait cette abbaye, et la maintenait dans sa première ferveur. Toutes les églises tenaient à honneur d'être gouvernées par ses disciples. Besançon lui emprun­tait Donatus (saint Donat), Noyon saint Achaire, Laon Cagnoald (saint Cagnou), Verdun Hermenfred (Hermenfroy). « Ce dernier était fils d'un des principaux seigneurs d'Alsace. D'abord soldat, puis lieutenant du roi Thierry II, il fut touché de la grâce au milieu d'un combat, renonça aux armes et alla se jeter aux pieds de saint Colomban, le suppliant de l'admettre parmi ses disciples (605). On le tira de Luxeuil pour le faire évêque de Verdun, en 609. Persécuté, comme son maître spirituel, par Brunehaut, et depuis

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1. Le tombeau de la reine Bertrude, qui existait autrefois à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, portait cette inscription : Bertrudis regina UXOR CHLOTARIl   SECONDI  REGIS.

s Fredegar., Chronic., cap. XLH; Pair, lat., tom. LXXI,col. 683 C. — Brunehaut avait établi en Austrasie un droit de tonlieu, ou de péage, aux portes des villes, sur les ponts et les routes qu'elle faisait d'ailleurs fort bien entre­tenir, et qui prirent depuis le nom vulgaire de Chaussées de Brunehaut, bien qu'elles fussent en réalité de construction romaine. Clotaire II supprima un grand nombre de ces impôts vexatoires et réduisit les autres au taux où ils étaient « sous les rois de bonne mémoire, Contran, Chilpéric et Sigebert. »

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associé à tous les maux de son diocèse ravagé par des guerres in­cessantes, il mourut de douleur en 021, à l'a vue des calamités de son peuple 1. »

 

  9. Dans la lettre d'adieux que saint Colomban avait adressée Nantes à sa chère famille monastique de Luxeuil, il disait :  « S'il se trouve parmi vous quelqu'un qui n’ait pas le même sentiment que les autres, chassez-le 5. » L'occasion d'appliquer cette règle ne tarda point à se présenter. Un gallo-romain, nommé Agrestinus, qui avait exercé près du roi Thierry II les fonctions de secrétaire, était venu demander l'habit religieux à saint Eustaise. Dans les premiers temps de son noviciat, il manifestait une ferveur extraor­dinaire. Admis à prononcer ses vœux, il sollicita la faveur d'être envoyé comme missionnaire chez les païens des provinces rhé­nanes. Ce beau zèle tenait plus à un mouvement d'inquiétude na­turelle qu'à une charité véritable et sincère. Eustaise ratifia ce­pendant la demande, mais sans fonder de grandes espérances sur le résultat. Agrestinus échoua en effet dans son apostolat de la Bavière : il se mit alors à parcourir l'Istrie et la Lombardie. Durant un assez long séjour à Aquilée, il s'engagea dans le schisme des Trois chapitres, et fier de cet exploit, il courut au monastère de Bobbio, dans l'espoir d'engager l'abbé Attale, successeur de Co­lomban, à suivre avec ses religieux la voie déplorable où il entrait lui-même. Honteusement chassé, il se vengea par une épître pleine d'invectives et de calomnies, reprit le chemin de Luxeuil, et essaya de corrompre ses anciens confrères. Saint Eustaise l'exclut solennellement de l'ordre, et l'expulsa de Luxeuil. « Ce fut alors, dit l'annaliste contemporain, que le schismatique se mit à aboyer contre la règle de saint Colomban, déchirant d'une dent veni­meuse le saint institut qui l'avait nourri. L'évêque de Genabum (Genève) Appellinus, son proche parent, lui vint en aide dans cette guerre sacrilège. Ensemble ils recrutèrent un certain nombre d'a­dhérents, qui semaient partout leurs calomnies. Appellinus porta

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1 M. de ilontalembert. Moines d'Occident, tom. Il, p. 544, not. i. '■ Columban., Epist. IV; Patr. lat., tom. LXXX, col. 270 B, 271 D.

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ses accusations au roi Glotaire, et mit tout en œuvre pour attirer ce prince dans le parti. Clotaire II avait connu personnellement la sainteté de Colomban : il était témoin chaque jour du zèle, de la ferveur, de la foi intègre des moines de Luxeuil. Loin donc de se laisser séduire par les schismatiques, il essaya de les ramener à la vérité et à la justice; mais ne pouvant y parvenir, il remit la cause à l'examen d'un synode provincial, certain d'avance que l'autorité et la prudence du vénérable Eustaise confondraient dans cette assemblée les adversaires de la sainte règle. Un édit royal convo­qua tous les évêques de la Burgondie à Matisco (Mâcon) 1. »

 

10. « Le jour même de l'ouverture du concile, continue l'anna­liste, un des chefs schismatiques, Varnachaire, qui se promettait de parler avec véhémence contre l'abbé de Luxeuil, et d'enlever par son éloquence le triomphe d'Agrestinus, fut frappé d'une apoplexie foudroyante. Cette catastrophe ne découragea point ses partisans ; ils insistèrent pour que le concile entendît Agrestinus développer les griefs qu'il avait à produire contre la règle de Colomban et contre la direction donnée au monastère par saint Eustaise. Le malheureux, poussé par les sectaires, parut tout tremblant, balbutia quelques paroles improvisées, et finit par articuler deux ou trois misérables accusations, relatives à des détails sans importance, qu'il trou­vait cependant contraires à l'intégrité des règles canoniques. Ainsi, il reprochait aux moines de Luxeuil de tracer le signe de la croix sur la cuillère dont ils se servaient pour le repas, de demander la bénédiction avant d'entrer dans une cellule et d'en sortir, ou quand ils se rencontraient dans les cloîtres. De plus, ajoutait-il, les rites prescrits par Colomban s'écartent de la liturgie ordinaire : les oraisons et les collectes de la messe sont démesurément longues et multipliées. Quand il eut exposé ces objections, le bienheureux Eustaise se leva et s'adressant aux pères : Vous êtes, dit-il, la fleur du sacerdoce; c'est à vous qu'il appartient d'éprouver et de discerner ce qui, dans l'Église, est conforme à la vérité et à la justice, ou ce qui porterait atteinte à

1. Jouas. Vita S. Eustas., n«» 9 et 10; Patr. lat., tom. LXXXVII, col. 1050.

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l'intégrité de la foi, à la majesté de la religion. Or, je le demande, est-il contraire à l'esprit de notre religion sainte de bénir par le signe de la croix la cuillère, le vase, l'instrument dont un chré­tien va se servir? Est-ce que le signe de la croix n'est pas l'arme surnaturelle du Christ triomphant, pour mettre en fuite l'ennemi de nos âmes ? Quand nous entrons dans la cellule d'un frère, quand nous en sortons, quand nous nous rencontrons les uns les autres dans les galeries du monastère, nous nous donnons la bénédic­tion en nous saluant par ces paroles du Psalmiste : « Que le Sei­gneur te garde de tout mal, que le Seigneur garde ton âme ; qu'il protège ton entrée et ta sortie maintenant et à jamais 1. » Et quel est donc le chrétien qui pourrait regarder comme un crime de s'armer du signe de la croix, de se fortifier dans toutes ses dé­marches par la bénédiction de son frère? En multipliant les orai­sons dans la célébration des saints mystères, nous croyons être utiles à toutes les églises. Plus on cherche le Seigneur, plus on le trouve ; plus on frappe à la porte, plus on est sûr d'être entendu. Je ne connais, pour ma part, rien de plus utile, rien de plus salu­taire que la multiplicité des invocations et l'assiduité dans la prière. — Agrestinus, confondu par la noblesse d'un tel langage, se rejeta sur la forme singulière, et inusitée dans les Gaules, de la tonsure que portaient les moines de Luxeuil. Eustaise écouta ses sarcasmes avec une admirable patience. Puis, prenant à son tour la parole, sans  daigner répondre à ces frivolités, d'une  voix grave et solennelle, il dit : En présence des vénérables évêques qui nous entourent, moi, disciple et successeur du bienheureux Colomban dont tu calomnies l'institut et la règle, je te cite à com­paraître, d'ici à un an, au tribunal du souverain juge, afin d'y ap­prendre la sainteté de celui que tu outrages en ce moment. — Cette déclaration jeta la terreur parmi les sectaires ; les évêques eux-mêmes pressèrent Agrestinus de solliciter le pardon du saint abbé, et conjurèrent celui-ci de recevoir dans le baiser de paix le moine repentant. Je ne demande pas mieux, répondit Eustaise,

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1 Psalm. cxx, 7,8.

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pourvu que ce cœur endurci s'ouvre enfin à la grâce, rejette le poison de l'erreur et revienne sincèrement à résipiscence 1. — Agrestinus se jeta dans les bras de l'homme de Dieu, mais ce n'é­tait qu'une feinte. Quelques mois après il renouvelait ses intrigues, et quittait Luxeuil pour aller au monastère de Romaric (Remire-mont), qu'il eut l'adresse d'entraîner dans son erreur. Cependant l'année qui lui avait été fixée par Eustaise n'était pas encore finie, lorsqu'Agrestinus fut tué d'un coup de hache par un de ses servi­teurs dont il avait outragé la femme. Cette mort terrible mit fin au schisme ; elle ouvrit les yeux de Romaric, qui racheta un instant de faiblesse par une vie sainte et une mort précieuse aux yeux de Dieu 2. »

 

8. Jonas, l'historiographe à qui nous devons ces récits, était né à Suze en Ligurie. Il embrassa, vers l'an C18, la vie monastique à Bobbio, sous la direction de saint Attale, successeur de Colomban. La distinction de son esprit, son érudition littéraire, sa science de l'Écriture, ses vertus religieuses, le firent choisir pour visiteur des maisons de son ordre dans les Gaules. En cette qualité, il par­courut successivement les monastères de Luxeuil, de Réomaûs (Moutier-Saint-Jean), d'Eboriacum (Faremoutiers), prenant partout des notes, recueillant sur les divers personnages, illustres par leur sainteté, qu'il rencontrait sur sa route, des témoignages et des renseignements authentiques. Devenu abbé d'Elnone (aujourd'hui Saint-Amand-en-Pevèle, in Pabula, diocèse de Tournay) 3, il mit en ordre et rédigea ces précieux documents que Mabillon devait, dix siècles plus tard, insérer dans les Acta sanclorum ordinis Sancti Benedicti. Le style de Jonas ne manque ni de chaleur ni

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1 Labbe, Concil., tom. V, col. 1686, 1687. Ce récit authentique du concile de Mâcon ne fait pas la plus légère allusion à la question de la Pâque, objet de tant de controverses à l'époque de saint Golomban. Il paraît donc que les moines de Luxeuil avaient dès lors abandonné la pratique erronée des quartodécimans, rapportée d'Irlande par leur fondateur.

2. Jonas,  Vit. S. Eustas., n° 15; Patr. lat., tom. LXXXV1II, col. 1053.

3 Nous adoptons ici l'identification de D. Ceillier, qui est d'ailleurs presque unanimement admise par la science moderne. (D. Ceillier, Hist. des aut. eccl., tom. XI, col. 737, édit. Vives.)

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d'élégance, mais il abonde en périodes contournées, en expres­sions peu naturelles, qui accusent la décadence de la langue, sous l'influence lombarde, dans l'Italie septentrionale où l'auteur était né. Nous avons de lui les Vies de saint Colomban, de saint Eus-taise second abbé de Luxeuil, de saint Àttale et de saint Bertulf deuxième et troisième abbés de Bobbio, de sainte Burgondofara (sainte Fare) abbesse d'Eboriacum (Faremoutiers), et enfin le Livre des miracles de saint Jean de Reomaus (Moutier-Saint-Jean) en Bourgogne. Ce dernier fut écrit dans les circonstances suivantes : « J'étais au monastère de Reomaus, dit Jonas, lisant et relisant le manuscrit de la vie du saint fondateur 1, lorsque mon très-cher ami, le diacre Laetus, entra dans ma cellule, et me baisant la tête : Frère, dit-il, puisque vous vous occupez de recueillir et d'ajouter à ce volume les détails qui ont pu échapper au précédent bio­graphe, je veux vous communiquer à ce sujet tout ce qui est venu à ma connaissance personnelle, et je vous supplie d'en tenir note. Un jour, le saint abbé Jean m'envoya porter au patrice Secundinus une lettre de recommandation, en faveur d'un pauvre opprimé. Secundinus, après avoir lu l'épîtrc, la foula aux pieds, puis tournant contre moi sa colère, m'accabla d'injures et de menaces. Me sou­venant alors du précepte evangélique, je secouai la poussière de mes sandales, et me retirai. Mais en ce moment, Secundinus fut pris d'un tremblement convulsif de tous les membres ; il n'obtint sa guérison qu'après avoir dépêché à l'homme de Dieu un message pour lui demander pardon et lui accorder la faveur vainement sollicitée jusque-là. — Vous ne connaissez pas par expérience, grâce à Dieu, continua Laetus, l'effroyable peste inguinaria, qui dans ces dernières années ravagea la cité des Parisii (Paris). Au retour d'un voyage fait dans cette ville, j'en fus atteint. Ma mère au désespoir se déchirait le visage et les joues. Je la priai d'aller me chercher de l'eau au puits du monastère. L'homme de Dieu avait béni ce puits. Je bus l'eau miraculeuse : un bienfaisant sommeil ferma soudain mes paupières ; au réveil j'étais guéri,

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1. Cf. tom. XIV de cette Histoire, p. 136.

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les boutons contagieux avaient disparu. » Jonas écrivait ces récits authentiques sous la dictée du pieux diacre, et il termi­nait sa rédaction en ces termes : « Tant de miracles nous font comprendre la vénération et l'amour que les rois et les plus nobles guerriers de la race franque professèrent pour l'homme de Dieu. Ils enrichirent à l'envi son monastère de donations au­thentiques, dont les chartes sont conservées jusqu'à ce jour dans les archives abbatiales, où chacun peut les lire 1. Jean de Reomaus eut pour successeur le vénérable abbé Sylvester (saint Sevêtre), qui jouit aussi de la confiance et de l'affection des rois très-chré­tiens - Clotaire Ier et Childebert Ier. Il rendit son âme à Dieu le XVII des calendes de mai (15 avril 615)3. »

 

   12. La même année, le IV des calendes de mai (28 avril), saint Eustaise mourait à Luxeuil.   « Après le concile de Mâcon, dit Jonas, les évêques des Gaules, Appellinus lui-même, rivalisèrent d'ardeur pour propager la règle de saint Golomban et pour multi­plier les maisons de son ordre. Le noble Eligius (saint Éloi), depuis évêque de Noyon, que je ne louerai point pour ne pas me donner le rôle d'adulateur, car il vit encore, le noble Eligius fondait près de Limoges, sur la Vienne, le monastère de Solemniacum (Solignac)4. En même temps il obtenait de la munificence royale et

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1. C'est d'après ce passage que les Bollandistes concluent à l'existence d'une charte de donation faite par Clovisl au monastère de Reomaûs. Cf. tom. XIV de cette Histoire, p. 137, note 3.

2. On remarquera ce titre de « rois très-chrétiens » donné ici aux enfants de Clovis par le chroniqueur, en conformité avec plusieurs lettres des sou­verains ponlifes, citées précédemment.

3. Jonas, lib. Mirac. S. Joan. Heomaens.; Pair, lat., tom. LXXXVI1, col. 1083-1088.

4. Nous avons encore une charte par laquelle saint Éloi, devenu évêque de Noyon, confirmait en 631 les donations précédemment faites par lui au mo­nastère de Solignae et à Remaclius (saint Remacle) qui en était abbé : Ea tamen conditione interposila ul vos vel successores vestri tramiiern religionis sanc-torum virorum Luxoviensis monasterii consequamini, et régulant beatissimorxm patrum lienedicii et Columbani firmiter teneatis. (Saint Elig., Charta; Pair, lat., tom. LXXXVIII, col. 659 C.) Ces paroles prouvent que, dès l'an 631, l'institut de saint Colomban s'était déjà affilié dans les Gaules à l'ordre de saint Benoît.

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dotait à Paris une maison de religieuses de notre institut, placée sous la direction de la vierge Aurea (sainte Aure) 1. A Bourges, une franque de noble race, nommée Berthoara, érigeait un monastère de filles (qui s'appela plus tard Notre-Dame-de-Sales). Aux envi­rons de cette ville, le vénérable Théodulfe, surnommé Bobolenus, fonda un premier couvent de religieux dans une île formée par la rivière de Milmandra (la Marmande), puis un second à Gaudiacum, non loin de l'Albeta (l'Aubois); une communauté de vierges du Christ à Carantonium (Charenton) sur la Marmande 2, et une seconde près de la ville de Nevers. Le bienheureux Eustaise put voir et bénir ces établissements nouveaux, gloire de son ordre, et les transmettre dans un état florissant à son successeur Wandelbert. L'heure était venue en effet où l'homme de Dieu, après une longue carrière fidèlement parcourue, allait être appelé devant le souverain juge. Le Seigneur voulut le purifier par une dernière maladie. Dans une vision, le bienheureux eut à choisir entre qua­rante jours de souffrances moins vives, ou trente jours seulement de cruelles douleurs, après lesquels son âme, entièrement déga­gée des souillures de la terre, monterait au ciel. Eustaise répon­dit : II vaut mieux durement souffrir trente jours, que de languir plus longtemps avec des infirmités moins pénibles. —Le Seigneur ratifia son choix. Le trentième jour, Eustaise bénit ses religieux,

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1 Sainte Aure vit jusqu'à trois cents religieuses réunies sous sa direction : elle les gouverna trente-trois ans, avec autant de prudence que de piété. Six ans après la mort de saint Éloi, ce grand évêque lui apparut et l'avertit de se préparer, ainsi que ses religieuses, au passage de l'éternité. Remplie de joie à la vue de sa fin prochaine, Aure tâcha d'inspirer à ses compagnes les senti­ments dont elle était animée. Un an après, elle mourait de la peste avec cent soixante de ses religieuses, le 4 octobre 666. Toutes furent enterrées dans le cimetière attenant à l'église de Saint-Paul. Mais cinq ans après, on exhuma les restes de sainte Aure, et ils furent rapportés dans l'église de Saint-Martial près de son monastère. La ville de Paris a plusieurs fois res­senti les effets de la protectiou de cette sainte abbesse.2. II ne faut pas confondre le monastère de Notre-Dame-de-Carentoninm (Charenton près Bourges) avec celui du même nom, érigé au diocèse de Paris vers 1145, sous le nom de Notre-Dame-du-Val-d'One, et plus tard appelé Notre-Dame-de-Charenton.

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leur annonça qu'il allait mourir, reçut le viatique, et son âme monta au ciel 1. »   

 

9. Les renseignements que Jonas nous a transmis sur la vénérable Burgondofara (sainte Fare) et sa communauté d'Eboriacum, depuis si célèbre sous le nom de Faremoutiers, au diocèse de Meaux, ne sont pas moins intéressants. Le moine révolté, Agrestinus, avait essayé de porter à Eboriacum le trouble qu'il avait trop facilement semé à Remiremont. « Mais, dit Jonas, la vierge du Christ Burgondo­fara lui opposa une résistance virile. Tu espérais donc, lui dit-elle, toi, l'ennemi de la vérité, le propagateur de nouveautés im­pies, tu espérais, sous le miel de tes discours, cacher le poison de ton cœur et nous donner la mort en nous distribuant la parole de vie ! Colomban que tu blasphèmes, je l'ai connu ; j'ai éprouvé la sainteté de sa vie, la pureté de sa doctrine, qui a conduit tant d'âmes à la béatitude céleste. Rappelle-toi le mot d'Isaïe : « Malheur à ceux qui appellent bien le mal, et mal le bien5. » Sors d'ici, n'em­poisonne pas un instant de plus cette maison de charité et de paix 3. » — Lorsque plus tard Jonas vint à son tour visiter, non pas en loup ravisseur mais en pasteur fidèle, le monastère d'Ebo­riacum, il fut accueilli avec vénération par la noble abbesse, et fut témoin des merveilles de sainteté dont ses religieuses don­naient à l'envi l'exemple. La règle de saint Colomban était obser­vée dans toute sa rigueur; on ne buvait pas de vin, mais seule­ment de la cervoise (bière)4. Durant l'avent et le carême on n'u­sait point de laitage. Une sainte religieuse, Blithilde, malade en ce temps, vit tout à coup la lampe qu'on avait allumée près de son lit se remplir de lait. Elle appela les infirmières qui recueil­lirent l'huile surnageant et débordant de toutes parts, au-dessus du lait miraculeux 5. Trois fois le jour, les religieuses devaient rendre compte de l'état de leur âme aux prieures ou à l'abbesse. Une jeune religieuse de noble race, Hercantrude, élevée dès sa plus

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1.  Jonas, S. Eustas. Vila, n° 17, 18; Pair, lai., tom. LXXXVIf, col. 1054. — 2 Isa., v, 20. — 3 Eustas. Vit., Jouas, S. n° 14 ; Pair, lat., tom. cit., col. 1042 D.

2.Jouas, S.Burgundofar. Vit., cap. xn; Patr.lat., tom. LXXXV1I, col. 1082 D.

3. Id., ibid., cap. xi,  col. 1081.

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tendre enfance dans l'enceinte du monastère, était un modèle de vertu et de pureté. Un jour, s'étant accusée d'une négligence lé­gère, Burgondofara lui infligea pour pénitence de ne pas communier le lendemain. Or, on était à la veille de la fête de saint Martin. Hercantrude, désolée de passer cette belle solennité sans recevoir le corps du Seigneur, demeura toute la nuit en larmes et en prières. Sa pénitence fut agréée de Dieu. Un ange lui apparut et lui dit : Allez vous réconcilier avec le Christ. Votre faute vous est remise ; dites-le à la vénérable mère. — L'humble religieuse courut se prosterner aux pieds de Burgondofara, et obtint la faveur de parti­ciper avec ses sœurs au sacrement d'Eucharistie 1. Ce qui surtout commandait l'admiration, dans cette communauté fervente, c'était la mort. Il y avait là des princesses du sang royal des anglo-saxons, Sedridc qui succéda à Burgondofara, Edilburge et Hereswide, trois sœurs, filles du pieux Auna, roi des Est-Angles, Artongate sœur du roi de Kent. Toutes attendaient comme un triomphe le jour du trépas, ou comme elles disaient, de la déli­vrance. Jonas, témoin de quelques-unes de ces morts bienheu­reuses, nous en a raconté les détails. Hercantrude sur son lit de mort fit éteindre les lumières qui brûlaient autour d'elle dans la nuit, et comme on lui demandait pourquoi, elle répondit : « Ne voyez-vous pas l'illumination des anges ; n'entendez-vous pas les chants célestes qui déjà retentissent? » Elle fixa ensuite un dernier regard sur Burgondofara, et rendit l'âme en murmurant ces mots : Confitemini Domino quoniam bonus, quoniam in aeternum misericordia ejus 2. Heudeberta, couchée sur son lit d'agonie, entourée des sœurs, avait les yeux tournés vers le ciel et priait en silence. Tout à coup elle s'écria : « Prince des apôtres, glorieux Pierre, à quelle heure voulez-vous que j'aille vous rejoindre ? » Comme on lui de­manda à qui elle parlait de la sorte : « Ne voyez-vous pas, répon­dit-elle, notre patron, le prince des apôtres? Il est là au milieu de vous, il m'appelle. » Et en achevant ces dernières paroles, elle

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1 Jonas, S. Burgundofar. Vit., cap. m, col. 1073, 1074. —2.Psalm. cxïxv3 1. Le martyrologe bénédictin place au 14 mai la fête de sainte Hercantrude.

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p350    PONTIFICAT  DE  SAINT  BONIFACE   V   (618-624).

 

expira 1. Deux anges apparurent au lit de mort de la bienheureuse Sisetrude, escortant son âme au ciel 2. Un jour, Burgondofara tomba malade, et bientôt fut réduite à toute extrémité. Une jeune religieuse, sa parente, Gibitrude, offrit sa propre vie au Seigneur en échange de celle de l'abbesse. Elle pria longtemps avec larmes, enfin il lui fut répondu: « Servante du Christ, ta prière est exaucée. » Burgondofara guérit, et, six mois après, Gi­bitrude mourait à la fleur de l'âge, au jour et à l'heure qu'elle avait d'avance prédits 3. Un dimanche, pendant la célébration de la messe, au moment où Burgondofara et ses compagnes se dispo­saient à recevoir la communion, le chœur chantait ces paroles : «Recevez pour la vie éternelle le corps et le sang du Seigneur4. » Une des chanteuses, nommée Domna, après avoir reçu la sainte Eucharistie, alla reprendre sa place au chœur. Tout à coup un globe de feu parut se reposer sur ses lèvres, et illumina tout le sanctuaire. Jonas fut témoin de ce miracle ; il ajoute que l'humble abbesse prenait les précautions les plus sévères pour conserver dans le silence du cloître les merveilles qui s'y accomplissaient. Sa vie se prolongea sous les règnes de Clotaire II, Dagobert Ier et Clovis II. Dès l'an 632, elle avait rédigé, le VII des calendes de no­vembre (2G octobre), un testament que nous avons encore 5. « Au nom de Dieu, dit-elle, moi, Burgondofara, échappée aux dignités ou plutôt à la malice du siècle, j'ai voulu, pour l'amour du Christ et la rémission de mes péchés, fonder ce monastère d'Eboriacum, où j'attends le jour de ma dissolution et l'heure du suprême juge­ment. Pour honorer ce lieu, situé dans le pagus Briegius (la Brie), et dédié à Notre Dame sainte Marie et à saint Pierre prince des apôtres, je lui laisse les biens que je paraissais posséder dans le siècle. » La testatrice énumère ensuite les diverses propriétés dont

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1 Jonas, loc. cit., cap. vm, col. 1078. — 2 Id., ibid., cap. i, col. ,1071. — 3 Id., ibid., cap. n, col. 1072.

4    Hoc sacrum corpus Domini et Salvatoris sanguinem sumite vobis in vitam aeter-
nam.
(Jonas, VitaS. Burgundof., cap. vi; Patr.lat., tom. LXXXVII, col. 1076 B.) Ces paroles, souvent citées contre les protestants, sont une preuve de la foi du VIIe siècle au dogme de la transsubstantiation.

5    Toussaint du Plessis, Hist. de l'Église de Meaux, tom. II, p. 1.

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p351 CHAP.   VI.   —  HAGIOGRArniE  DES   GAULES.     

 

elle entend disposer. Nous y remarquons la villa de Campellis Luvra (Champeaux), plus tard collégiale importante du diocèse de Paris, léguée au monastère, et celle de (Louvres), qu'aux termes de la loi Théodosienne interdisant aux testateurs sans enfants de déshériter entièrement leur famille, Burgondofara laisse par indivis à ses deux frères Faron depuis évêque de Meaux, Chagnoald (saint Cagnou) depuis évoque de Laon, et à sa sœur Agnetrude. » La toute-puissance divine invoquée, dit-elle en ter­minant, j'appelle au tribunal du souverain juge, et rends respon­sable de mes propres péchés, quiconque oserait enfreindre cet acte de ma dernière volonté, fait pour le remède de mon âme et l'abso­lution de mes fautes. » Burgundofara survécut vingt-trois ans en­core à cette donation testamentaire. « Le III des nones d'avril (3 avril G55), dit Jonas, cette vénérable abbesse ferma les yeux à la lumière mortelle, pour être admise dans le chœur des vierges célestes qui suivent partout où il va l'Agneau divin, l'époux cé­leste, Jésus-Christ Notre-Seigneur 1. »

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