Darras tome 17 p. 223
43. Cependant une révolution inattendue s’accomplissait en Aquitaine, et terminait la campagne que les deux frères, Carloman et Pépin, entreprirent contre ce pays en 743. Franchissant la Loire, avec leurs armées si souvent victorieuses, ils s’attendaient à rencontrer l’ennemi sur l’autre rive. Mais Hunald, éclairé enfin par le mauvais succès des Germains ses alliés, ne crut pas devoir soutenir la lutte. Il prévint les premières hostilités, et s’empressa de demander la paix. Comme preuve de la sincérité de ses dispositions, il rendit
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1 S. Bonifac., Epist. ud Cuthbert., tom.
LXXXIX, col. 763-768; Labbe,
Concil., tom. VI, col.
1570. La Patrologie latine, qui reproduit cette lettre, en
a supprimé, nous ne savons pourquoi, tout le dernier paragraphe, relatif à
l'abus des liqueurs enivrantes que saint boniface reproche si énergiquernent
aux Anglais.
2 Curn
igitur ex diversis Britannia? provineiis sacri ordinis prœsules cum minoris
ordinis dignitalibus convenissent, et recitnta essent scripta in duabus chartis
venerandi papœ Znchariœ, quitus adnioncbat Anglos ut castigatius virèrent, et contemnenles excommunicare minabalur. (Concil.
Cloveshcviœ il, l'roœmium. Labbe,
tom. cit., col. 1571.!
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p224 Pontificat dr saint zaciiaiue (741-752J.
la liberté à Lantfred, abbé de Saint-Vincent-de-Paris 1, que les deux princes francs lui avaient envoyé comme ambassadeur, et qu’il avait durant trois ans retenu captif. Un traité de paix fut signé à la condition expresse que l’Aquitaine reconnaîtrait la suzeraineté du duc de Neustrie, Pépin. Les présents d’usage furent donnés et reçus de part et d’autre, et les princes francs se retirèrent. «La conduite de Hunald tenait, dit M. Fauricl, à une résolution étrange à laquelle le duc venait de s’arrêter. Il avait résolu de renoncer au monde, de se démettre de la souveraineté de l’Aquitaine en faveur de Vaifre (Vaifarius), son fils unique, et de se faire moine. Pour être plus libre d’exécuter cette résolution comme il l’entendait, il avait décliné la guerre et juré fidélité à Pépin ; mais il n’est pas aisé de donner les motifs par lesquels il s’était décidé à un parti si imprévu. En effet, il était encore dans la vigueur de l’âge ; il n’avait point cessé d’aimer la domination, n’avait rien perdu de sa capacité pour le gouvernement ; enfin il n’y avait rien en lui qui eût l’air d’une vocation à la vie du cloître ; tout cela fut bien prouvé par la suite. On ne peut attribuer son projet qu’à de singuliers calculs de politique. En se mesurant sérieusement contre Pépin, il ne s’était point trouvé son égal. Dans cette position, il s’estima heureux d’avoir un fils qui lui était supérieur en toute chose. Ce fils unique, Vaifre, était alors dans toute la force de la jeunesse; à une taille de géant il joignait un cœur intrépide, et à toute l’énergie d’un mérovingien des premiers temps la souplesse et la vivacité d’un aquitain. Hunald vit en lui l’homme dont la race de Caribert avait besoin contre Pépin et contre les Francs, et forma aussitôt le projet de le porter au gouvernement de l’Aquitaine. Mais une simple abdication en faveur de Vaifre ne suffisait pas. Hunald avait un frère, le duc Hatto, héritier comme lui de leur commun père le duc Eudes. Or, Hatto ne dissimulait pas ses sympathies pour les princes francs; on le soupçonnait d’être en intelligence
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1 Tel était eucore le nom que portait l'abbaye fondée par saint Germain. Elle changea de vocable en 754, après la translation solennelle des reliques de son fondateur, dont nous parlerons plus loin, et fut dès lors désignée sous son titre actuel de Saint-Germain-des-Prés.
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p225 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
secrète avec eux. Hunald se hâta d’écarter cet obstacle sans reculer, sans hésiter devant les moyens. Hatto se trouvait alors à Poitiers, et il fallait l’attirer au piège, c’est-à-dire probablement à Bordeaux, résidence ordinaire des ducs d’Aquitaine. L’histoire ne dit pas comment Hunald s’y prit pour cela ; il est seulement sûr qu’il s’y prit comme il fallait. Il eut son frère en son pouvoir, lui fit crever les yeux et l’enferma dans une prison, où l’on ne sait si le malheureux resta longtemps, mais d’où il ne sortit plus. Hatto avait trois fils qui approchaient de l’âge viril, Lupus, Artalgaire et Ithier; non-seulement ils ne furent point compris dans la disgrâce de leur père, mais il y a lieu de présumer que leur cousin Vaifre leur laissa quelque part au gouvernement de l’Aquitaine. Ayant ainsi aplani de son mieux la carrière à son fils, Hunald lui fit ses adieux, prit congé de sa propre femme, et alla revêtir l’habit de moine dans le même monastère de l’île de Rhé où son père Eudes avait son tombeau 1. »
44. Si extraordinaires que puissent paraître les motifs que le savant historien de la Gaule méridionale attribue à l’abdication de Hunald et à la fin tragique de son frère Hatto, nous devons dire qu’ils sont confirmés par un document à peu près contemporain. Nous voulons parler des actes de Bertarius (saint Berthier) et de son neveu le diacre Atalcnus (saint Atalein). Ils s’expriment en ces termes : «Le prêtre Bertarius, d’une noble famille d’Aquitaine, était attaché au palais du duc Vaifre. Dans ce repaire de tous les crimes, sa vertu éclatait comme une rose entre les épines. Tel autrefois le patriarche Loth vivait immaculé, dans une autre Sodome. Rejeton d’une mauvaise race, et lui-même plus méchant que son père, Vaifre était fils de ce duc d’Aquitaine Hunald, lequel, désespéré de ne pouvoir, en dépit de ses trahisons réitérées, triompher de Pépin et de la puissance des Francs, s’était tout à coup, par un artifice plein de fourberie, confiné dans un monastère. Voyant son fils Vaifre croître chaque jour en force et en bravoure et le surpasser en ruse et en méchanceté. Hunald s’estima
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1.Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, toai. III, pag. 180-183.
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heureux d’abdiquer en sa faveur, léguant ainsi à Pépin un ennemi plus redoutable qu’il ne l’avait jamais été lui-même. Pour écarter les compétitions qui pouvaient, dans sa propre famille, faire obstacle à ce fils bien-aimé, il attira son frère Hatto dans un guet-apens, lui fit crever les yeux, et après cette action méritoire il courut revêtir l’habit de moine. Dans un pareil milieu, le prêtre Bertarius, par un miracle de la grace, donnait l’exemple de toutes les vertus. Vaifre ne pouvait s’empêcher de lui rendre hommage, il aimait et estimait un homme dont la vie était la condamnation de la sienne. Or, Bertarius avait un neveu dont il dirigea lui-même l’éducation, et qui, après avoir passé par tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique, venait d’être promu au diaconat. Ensemble ils conçurent le pieux dessein de faire le pèlerinage de Rome, et d’aller prier sur le tombeau du prince des apôtres. Ils sollicitèrent l’autorisation de Vaifre. C’est une bien longue et dangereuse excursion, leur répondit-il. Votre absence me sera pénible ; pourquoi ne restez-vous pas dans cette province où vous êtes aimés? —Mais, dirent-ils, c’est un vœu que nous avons fait au Seigneur, et nous ne pouvons en différer l’exécution. — Allez donc en paix, reprit Vaifre ; que Dieu bénisse votre voyage et que son ange guide vos pas sur le chemin 1. » — Bertarius et son neveu se mirent en route : leur dessein était d’entrer en Italie par le Tyrol, sans doute afin d’éviter l’ascension des grandes Alpes. Ils allaient à pied : un âne portait leurs modestes provisions. A Tours, ils prièrent au tombeau de saint Martin; à Orléans, ils visitèrent « la vénérable église de Sainte-Croix, » et continuèrent de la sorte, visitant tous les lieux saints qu’ils rencontraient, sur leur passage, jusqu'à ce qu’enfin ils arrivèrent sur le territoire des Burgondes, au comitatus Portuensis (Port-sur-Saône), en un lieu nommé Manaor (Menoux), non loin du castrum Faberniacum (Faverney), où la pieuse abbesse Godoila gouvernait saintement le monastère de Sainte-Marie 2. Les pèlerins s’arrêtèrent dans une
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p227 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
prairie, au bord d’une fontaine, déchargèrent l’âne, et, pendant qu’il paissait en liberté, eux-mêmes étanchèrent leur soif, puisant de l’eau dans une coupe d’étain poli et brillant. Un scélérat, nommé Agenulf, qui faisait le métier de voleur de grand chemin, épiait de loin tous leurs mouvements. La coupe, brillant au soleil comme l’argent le plus pur, tenta sa cupidité ; les sacs déposés à terre devaient, dans sa pensée, être pleins de riches marchandises. Il aborda les étrangers, et, sous prétexte de leur indiquer un bon gite pour la nuit prochaine, les attira au village de Rauseriœ (Rosières) dans la maison de Servatus, son maître, et brigand comme lui. Le lendemain Bertarius et son neveu, reprenant leur route, furent égorgés en pleine campagne par les deux scélérats, qui s’empressèrent d’ouvrir les sacs précieux. A leur grand désespoir, ils n’y trouvèrent d’autres trésors que la coupe d’étain, un ornement sacerdotal, un exemplaire de la Genèse, un missel et une passio de sainte Eugénie 1. En ce moment même, on vint les prévenir que le comte Galemann, chargé par le duc Pépin de purger la Burgondie des voleurs et routiers, arrivait avec ses hommes d’armes. Les meurtriers, éperdus, coupèrent aux deux victimes leur tête tonsurée qu’ils jetèrent dans la Saône, et s’enfuirent, laissant sur la route les cadavres mutilés et sanglants. Un pêcheur retrouva les deux têtes; les cadavres furent rencontrés par les habitants de la contrée. Le crime, avec tous ses horribles détails, fut révélé par la propre mère de Servatus. L’abbesse de Faverney donna la sépulture aux deux martyrs ; les miracles opérés sur leur tombeau y attirèrent une foule de pèlerins. Plus tard, leurs reliques furent transférées par les comtes de la March dans le duché de Luxembourg â Florenville, près d’Arlon, où elles sont encore aujourd’hui vénérées.
45. Tels sont les actes des saints Bertaire et Atalenus. L’auteur inconnu qui les a rédigés n’est rien moins que favorable au duc Hunald d’Aquitaine et à son fils Vaifre. Sans vouloir pousser
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destinaient à suivre la règle de Saint-Colomban. Au temps de Chifflet, les reliques de l’abbesse Godoila (vulgairement sainte Guende) étaient l’objet d’un culte public à Faverney. Cf. Boll., loc. cit., vi jul.
1. La fête de sainte Eugénie,vierge et martyre, tombe le 25 décembre. Ses actes, ou Passio, se trouvent à cette date dans les Vitae Sanctorum de Surius.
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p228
trop loin la suspicion contre son témoignage, il faut cependant faire observer qu’écrivant après la victoire définitive de Pépin le Bref et le couronnement de ce prince, il put subir l’infiuence de ces événements politiques et exagérer les torts d’une dynastie vaincue. Quoi qu’il en soit, le duc d’Austrasie, Carloman, songeait alors à renoncer lui-même au monde pour embrasser la vie monastique. Les motifs qui inspirèrent sa résolution furent aussi purs que ceux d’Hunald semblent l’avoir été peu. «L’an746, disent les Annales de Metz, le prince Carloman vit encore une fois se révolter les Alamanni. Il pénétra sur leur territoire et vint tenir un placitum (plaid national) au lieu appelé Condistat, où les deux armées franque et germaine se trouvèrent en face l’une de l’autre. II s’accomplit là une véritable merveille de stratégie. Pendant que les conférences étaient engagées entre les chefs des deux partis, l’armée des Francs enveloppa celle des Alamanni et la força de se rendre tout entière sans aucun combat. Parmi les prisonniers, se trouvaient Théobald et les autres princes germains, alliés du duc de Bavière Ogdilo. Carloman les traita avec douceur, s’assura de leur fidélité et revint triomphant en Austrasie 1. Cette même année, il déclara à son frère Pépin la résolution qu’il avait prise d’abandonner le siècle pour se consacrer au service du Dieu tout-puissant. Après cette ouverture, les deux princes se préparèrent, l’un, c’est-à-dire Carloman, au voyage ad limina; l’autre, c’est-à-dire Pépin, à faire escorter le duc son frère avec les plus grands honneurs, et à préparer les magnifiques présents destinés au tombeau du prince des apôtres 2. »
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1 Le continuateur de Frédégaire donne à cette expédition un caractère fort différent. Voici ses paroles : Dum Alamanni contra Carlomonnum eorum firlctn fcfellissent, ipse cum magno furore, cum cxercitu in eorum palriam perac- cessit, et plurimos eorum, qui contra ipsum rebelles existebanf, gladio trucidavit. La contradiction entre les deux récits est complète. Nous croyons que les Annales de Metz méritent ici toute confiance, parce qu’émauant d’uue source austrasieune, elles furent composées eu un pays où l’on ne pouvait ignorer l’histoire militaire de Carloman. Le continuateur de Frédégaire était neustrien ; l’armée de Neustrie n'ayant point pris part à l’expédition de 746, il put ignorer les détails de cette guerre et la raconter en termes généraux, de la façon qu’on vient de lire.
2. Annul. Melons. ; D. Bouquet, Scriptor. rer. Francortom. IL pug. 6S7.
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p229 CHAP. II CARLOMAN ET PEPIN LE BREF.
46. «Au printemps de l'année 747, continue le chroniqueur, prince Carloman fit l'abdication solennelle de ses états et partit pour Rome, accompagné d'un grand nombre de ses optimales, et emportant de riches offrandes pour les déposer à la confession des apôtres1.» Walafrid Strabon nous apprend que le noble cortège prit son itinéraire par la Suisse actuelle. « Le prince Carloman, dit-il, passa par Saint-Gall, au moment où, épris d'amour pour le royaume du ciel, il venait de renoncer aux pompes de la terre et se rendait à Rome. Il voulut par dévotion s'arrêter quelques jours au monastère , alors gouverné par le bienheureux Othmar. Témoin des miracles qui s'opéraient au tombeau de saint Gall et des vertus pratiquées par les religieux : « Cette abbaye est petite et pauvre, s'écria-t-il, mais elle mérite la réputation qui la rend célèbre dans tout l'univers. » Il aurait voulu, par une importante donation, subvenir à l'indigence du monastère : « Mais, dit-il, j'ai renoncé aux biens que je possédais en Austrasie; il ne m'est plus permis d'en disposer.» Il écrivit donc à son frère Pépin, le priant d'octroyer, par amour pour lui, une largesse royale à cette abbaye, et Pépin s'empressa d'accomplir le vœu fraternel 2. Arrivé à Rome, le prince franc, après avoir prié au tombeau des apôtres, « fit couper sa chevelure, et reçut l'habit monastique des mains du bienheureux pape Zacharie 3. » Il paraît qu'un assez grand nombre de ses compagnons de voyage imitèrent son exemple. « Avec eux, dit Eginhard, il releva au mont Soracte l'ancien monastère de Saint-Sylvestre, ruiné par les Lombards, et goûta enfin avec ses frères le repos de la vie contemplative, qu'il était venu chercher de si loin. Mais les nobles francs, qui allaient en grand nombre faire leur pèlerinage ad limina, voulaient tous saluer, avant leur départ, celui qui avait été leur seigneur 4. » La retraite du Mont-Soracte devint ainsi comme une succursale de la cour d'Austrasie. Trois ans après, par
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1. Annal. Metens. D. Bouquet, Scriptor. rer. Françor., tom. M, pag. 678.
2. Walafrid Strab., Vit. S. Catli, Iib. 11, cap. xi ; Pair, lai., tom. CX1V, col. 1013.
3. Annal. Melena., loc. cit. — 4. Eginhard., Vit. Carol. Magn., cap. Il; Pati: lai., loin. XCV1I, col. 28.
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p230 PON'TIFICAT DE SAINT ZACflARIE (741-752).
le conseil du pape, Carloman résolut de se soustraire à une telle affluence. « A l'insu des frères, dit Regino de Pruym, il partit secrètement durant la nuit, avec un seul compagnon, un comte franc, qui n'avait jamais voulu le quitter, et dont il avait éprouvé la fidélité depuis son enfance. Il n'emportait absolument rien que la misérable tunique qui lui couvrait le corps. Pauvre, à la suite du Christ, il arriva au Mont-Cassin, frappa humblement à la porte, selon l'usage, et demanda le père abbé (c'était alors Optât, successeur du bienheureux Pétronax). Prosterné devant lui, la face contre terre : Je suis, dit-il, un pécheur souillé de tous les crimes. Mes mains ont versé le sang et tué bien des hommes. J’implore miséricorde, et vous demande une place dans votre monastère pour y faire pénitence. — A son accent, Optât reconnut qu'il était étranger. De quel pays et de quelle nation êtes-vous? lui demanda-t-il. — Je suis né au pays des Francs, répondit le prince ; j'ai quitté la France et me suis volontairement exilé sur la terre, uniquement dans le but de ne point perdre la patrie céleste. — L'abbé lui fit donner, ainsi qu'à son compagnon, une cellule de novice, et après un an d'épreuve ils firent tous deux leur profession solennelle. Rien n'avait transpiré de leur véritable origine. Un jour, Carloman se trouvant, selon la règle de l'ordre bénédictin, chargé pour la semaine d'aider à la cuisine, accepta avec plaisir cet humble emploi, mais par défaut d'habitude il s'en acquitta fort mal. Le cuisinier s'emporta jusqu'à lui donner un soufflet. Que Dieu et Carloman vous pardonnent ! se contenta de dire le prince. — Mais le comte franc, témoin d'une pareille brutalité, saisit un pilon à concasser le pain qu'on détrempait pour le maigre potage des religieux, et, de toute sa force, il en déchargea un grand coup sur les épaules du cuisinier : Méchant serviteur, s'écria-t-il, que ni Dieu ni Carloman ne te pardonnent! — On accourut au bruit ; le trouble fut grand parmi les frères. On s'indignait qu'un étranger, reçu par miséricorde, se livrât à de telles violences. Le coupable fut, selon l'usage, enfermé dans la cellule de pénitence jusqu'à ce qu'on eût statué sur sa faute. Le lendemain, il fut amené au milieu de la salle conventuelle; là, en présence de tous les reli-
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p231 CHAP. II. — CARLOMAN ET PEFIN LE BREF.
gieux, l'abbé lui demanda pourquoi il avait levé la main sur un frère ministre (frère lai). — Parce que, répondit le comte, je voyais le plus méchant des serviteurs frapper le meilleur des hommes, le plus grand des princes qui soit sur la terre. — Quel est le prince dont vous parlez; cet homme dont la noblesse et la vertu dépassent, selon vous, ce qu'il y a de meilleur et de plus grand ici-bas? — Désignant alors Carloman : Le voilà, répondit l'accusé. Ce religieux dont vous ne connaissez pas l'origine, c'est Carloman, qui régnait naguère sur la nation des Francs. Par amour pour Jésus-Christ, il a quitté un royaume et la gloire du monde. D'un si haut rang, il s'est humilié non pas seulement jusqu'à remplir les offices les plus vils, mais jusqu'à supporter les outrages d'un cuisinier. — A ces mots, les religieux, quittant leurs sièges, vinrent se prosterner devant le prince méconnu, le priant d'excuser leur ignorance. Carloman, s'agenouillant à son tour, les suppliait de ne pas faire attention aux paroles qu'ils venaient d'entendre. Mais enfin il lui fallut avouer ce qu'il était, et accepter leurs témoignages de respect et d'admiration 1. »
47. Cependant Pépin, demeuré seul maître des Gaules, achevait, en deux expéditions victorieuses, la défaite des Saxons et celle des Bajoarii. En l'an 749, la pacification de la Germanie fut complète. « Le prince Pépin, sous la conduite du Christ, dit le continuateur de Frédégaire, revint en France, dans son palais, avec une pompe triomphale 2. » Ce succès et l'enthousiasme qu'il excita présageaient le prochain avènement de la dynastie carlovingienne. Roi de fait, Pépin n'était en droit que le ministre d'un fantôme royal, Childéric III, prince sans pouvoir, inconnu même à ses propres sujets. Une telle situation était trop anormale pour durer plus longtemps. L'alliance des fils de Charles Martel avec le clergé des Gaules et de Germanie avait effacé le souvenir des spoliations de leur père. De ce dernier, on ne voulait se rappeler que les grandes luttes contre les Sarrasins et la
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1. Regino I'rumiens., Chronicon, ann. 747; Pair, lat., taxa. CXXAII, col. 46. 2. Fredegar., Chrome, continuât., U pars; Pair, lat., toia. LXXI, col. 684.
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p232 PONTIFICAT DE SAINT ZACDARIE (741-752).
fameuse bataille de Poitiers, où le héros sauva la chrétienté tout entière. « D'un concert unanime, reprend le chroniqueur, l'assemblée des Francs décida que le pape Zucharie serait consulté, pour confirmer par son autorité apostolique l'élection qui devait appeler Pépin à régner sur la nation. » Nous n'avons plus ni les actes ni le capitulaire de cette grande assemblée, où, sans aucun doute, selon ce qui s'était pratiqué les années précédentes, saint Boniface ainsi que les évêques de Germanie et des Gaules durent être présents. Mais Eginhard nous en fait connaître le résultat. «L'an 751, dit-il, Burehard, évêque de Wurtzbourg, et Fulrad, chapelain du prince franc et abbé de Saint-Denis, furent envoyés à Rome, avec la mission de soumettre au pape Zacharie cette question : A qui est-il plus juste de donner le nom de roi, à celui qui n'a plus rien de l'autorité royale que le nom, ou à celui qui la possède tout entière sans le nom? — Le pape répondit : Il est juste et raisonnable que celui qui a toute la puissance royale ait aussi le nom de roi. — L'année suivante (752), Pépin le Bief fut élu roi des Francs, sacré par le saint archevêque de Mayence, Boniface, et, selon la coutume nationale, élevé sur le pavois dans la ville de Soissons. » La décision du pape saint Zacharie a été l'objet des critiques les plus diverses. On l'a taxée d'injustice, sous prétexte qu'elle dépouillait un légitime souverain, Childéric III, du pouvoir qui lui appartenait de fait et de droit : on l'a taxée d'empiétement pontifical sur le domaine temporel des rois. Nous nous contenterons, sans renouveler ici une discussion inutile, de citer à ce sujet les opinions de trois écrivains français, dont les noms sont à eux seuls des autorités, Bossuet, Fénelon et M. de Chateaubriand. «Le pontife est con-
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1 Surnom donné à Pépin à cause de l’exiguité de sa taille, laquelle ne l'empêchait cependant pas d'être d'une forçe extraordinaire. Ou sait l'histoire du bœuf et du lion qu'il tua du même coup dans l'arène. Le moine de Saint-Gall ajoute qu'après cet exploit Pépin, s'adressant aux leudes. s'écria : « Maintenant croyez-vous que je puisse être votre seigneur? N'avez-vous donc jamais entendu parler du David, qui, malgré sa petite taille, tua le géant Goliath ; ni d'Alexandre, le plus petit des Grecs par la stature, le plus grand par ses triomphes ? » (Sangaliens. Alonach., De gestis Curoti Magni, lib. II, cap. xxiii ; Pair, lat., tom. XCVII1, col. 140i).
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p233 CHAP. II. — CARLOMAN ET TÉPIN LE BREF.
sulté, dit Bossuet, comme dans une question importante et douteuse, s'il est permis de donner le titre de roi à celui qui a déjà la puissance royale. Il répond que cela est permis. Cette réponse, émanée de l'autorité la plus grande qui soit au monde, est regardée comme une décision juste et légitime. En vertu de cette autorité, la nation elle-même ôte le royaume à Childéric et le transporte à Pépin. Car on ne s'adressa point au pontife pour qu'il ôtât ou qu'il donnât le royaume, mais afin qu'il déclarât que le royaume devait être ôté ou donné par ceux qu'il jugeait en avoir le droit1.» — « Le pape Zacharie, dit Fénelon, répondit seulement à la consultation des Français comme le principal docteur et pasteur, qui est tenu de résoudre les cas particuliers de conscience pour mettre les âmes en sûreté5. » — «Ainsi, ajoute-t-il, l'Église ni ne destituait ni n'instituait les princes laïques; elle répondait seulement aux nations qui la consultaient, sur ce qui touche à la conscience, sous le rapport du contrat et du serment. Ce n'est pas là une puissance juridique et civile, mais seulement directive et ordinative, telle que l'approuve Gerson 3. » — « Traiter d'usurpation l'avènement de Pépin à la couronne, dit M. de Chateaubriand4, c'est un de ces vieux mensonges historiques qui deviennent des vérités à force d'être redits. Il n'y a point d'usurpation là où la monarchie est élective; c'est l'hérédité qui, dans ce cas, est une usurpation. Pépin fut élu de l'avis et du consentement de tous les Francs ; ce sont les paroles du premier continuateur de Frédégaire. Le pape Zacharie, consulté par Pépin, eut raison de répondre : Il me paraît bon et utile que celui-là soit roi qui, sans en avoir le nom, en a la puissance, de préférence à celui qui, portant le nom de roi, n'en garde pas l'autorité. »
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1 Bossuet, Dcfensio Cleri gallic, liv. II, col. 34. — 2 Œuvres complètes de Fénelon, Versailles, tom. Il, pag. 382. — 3. Idem, ibid., pag. 384. — 4. Études historiques, tom. III, pag. 243.
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p234 PONTIFICAT DE SAINT ZACIIAIIIE (7il-75cJ).
Egbert d'York dans son « pontifical, » le premier monument liturgique d'Occident où se rencontrent les cérémonies du sacre des rois. L'Eglise, en versant l'huile sainte sur les têtes couronnées, a un double but : elle veut rendre l'autorité plus vénérable aux peuples en la plaçant sous la sanction immédiate de Dieu, mais, en même temps, elle avertit les princes que leur mission est un apostolat, que plus le pouvoir dont ils sont investis est grand, plus il relève directement du Dieu « qui juge les justices et tient dans ses mains le coeur des rois. » D'après le Pontifical de saint Egbert, la cérémonie du sacre commençait par le serment. « Je jure, disait le roi, de conserver en paix l'Eglise de Dieu et tout le peuple chrétien sous mon gouvernement; de réprimer l'injustice, de quelque part qu'elle vienne; de joindre, dans tous mes jugements, l'équité à la miséricorde. Ainsi puisse le Dieu très-bon et très-clément nous pardonner à tous dans sa miséricorde éternelle ! » On versait alors l'huile sainte sur la tête du roi. Les principaux seigneurs s'approchaient, et, conjointement avec les évêques, lui plaçaient le sceptre dans la main. L'archevêque commençait les acclamations. « Qu'il soit toujours victorieux et magnanime ! Que tous ses jugements soient équitables et sages ! Que son règne soit paisible et que ses triomphes ne coûtent point de sang! Que sa vie soit une suite de prospérités ! Qu'après son règne terrestre, il jouisse de la félicité éternelle ! » Le peuple criait ensuite par trois fois : Vivat rex in œternum ! Le sens moral serait bien affaibli dans les cœurs, si l'on ne comprenait pas qu'une pareille cérémonie inaugurait mieux un règne que les vociférations de la rue, les orgies et les massacres populaires.
49. Childéric III eut les cheveux coupés, et passa le reste de sa vie dans un cloître. Avec lui, disparut la royauté mérovingienne. Bien que l'avènement de la nouvelle dynastie répondît au besoin réel et à la sympathie générale des Francs, elle souleva toutefois sur quelques points d'énergiques résistances. Grypho, que Pépin avait remis en liberté, tenta en Neustrie une révolte dont nous aurons bientôt l'occasion de parler. En Austrasie, le leude Wulfoald, comte de Verdun, vénérable vieillard dont les
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p235 CHAP. II. — CARLOMAN ET PÉPIN LE BREF.
vertus et la prudence étaient en haute estime, et auquel les diplômes contemporains donnent le titre de vir inluster, refusa également de reconnaître les faits accomplis. Dans sa jeunesse, Wulfoald avait fait, par dévotion à l'archange saint Michel, un pèlerinage au mont Gargano. A son retour, en 708, deux ans après la fondation par l'évêque d'Avranches du monastère de Saint-Michel-in-periculo-maris, Wulfoald fondait lui-même, sur une petite éminence appelée Castellio, à une lieue de la Meuse, un établissement de ce genre, qui fut transféré plus tard sur la rive même du fleuve, et devint le berceau de la ville de Saint-Mihiel. Le comte de Verdun prit les armes pour soutenir la cause désespérée de la race mérovingienne. Après divers incidents, dont l'histoire ne nous a point transmis le détail, il fut réduit à implorer la clémence de Pépin le Bref, qui remit l'examen de la cause au placitum (plaid national). Le comte de Verdun, jugé par ses pairs, fut condamné à mort. L'abbé de Saint-Denys, Fulrad, obtint du roi qu'il lui serait fait grâce; mais les riches domaines que le comte possédait à Verdun et à Toul furent confisqués, et Pépin accorda à l'abbaye de Saint-Denys un droit de jus-patronat sur Saint-Mihiel1. Tel fut le dénoûment de cette lutte locale, impuissante à ébranler sur la tête de Pépin le Bref une couronne que la reconnaissance publique et l'autorité du saint-siége y avaient placée. La décision solennelle, rendue en cette circonstance, fut le dernier acte du pape Zacharie, qui mourut saintement le 15 mars 732.
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1. Cf. Bigot, Bhtoirc du. royaume d'Auslrasie, totn. IV, pag. 192 et saiv.