Darras tome 32 p. 97
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27. Les Turcs mettaient à profit les divisions des Chrétiens pour agrandir leur empire. Bajazet, qui s'était emparé l'année précédente d'une partie du pays des Valaques, envahit la Cilicie et la réduisit en son pouvoir. Puis il décida de tourner ses armes contre le sultan d'Egypte, qui refusait de lui livrer la femme et les fils de Zizim confiés à sa garde. Les préparatifs considérables qu'il faisait pour engager la lutte sur terre et par mer alarmèrent Pierre d'Aubusson, qui mit Rhodes en état de défense et fît savoir au Pape tout ce qui se passait. L'occasion était favorable pour une croisade. Les populations du Caucase et les Chrétiens de la Médie et de la Perse étaient soulevées. Le fanatisme et la cruauté des Ottomans avaient rendu leur joug intolérable. Les persécuteurs venaient d'être exterminés en masse chez les Circassiens1. Le Pape se mit aussitôt en devoir de préparer enfin une campagne fructueuse contre les Infidèles. L'alliance du Saint-Siège avec Venise fut le premier pas dans cette voie. La proclamation de cette ligue, qui était consentie pour vingt-cinq ans. eut lieu au mois de février 1487. Les Vénitiens étaient alors en guerre avec Sigismond d'Autriche: Innocent amena promptemenl une réconciliation. Il s'entendit, en outre, avec l'empereur, qui tint à ce sujet une diète à Nuremberg, pour travailler à la pacification de la Chrétienté déchirée par les guerres civiles. Seulement, les décisions de ce congrès demeurèrent lettre morte2. L'audace des Turcs ne connaissait plus de frein: leurs colonnes volantes envahissaient à tout moment par surprise et ravageaient les pays germains qui touchaient à la frontière de leur empire; leurs corsaires infestaient les côtes d'Italie. Le Souverain Pontife ordonna la prédication d'une croisade, dont il confia l'organisation à Frédéric III. Le prince était engagé dans une guerre funeste avec les Hongrois, et tâchait de réunir des forces suffisantes pour reprendre l'Autriche à Matthias. Mais il fut malheureux dans
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1 Cosus, likt.eqv.it. Jerosot. part, ir, lit). XIV. — Bizar. Hist. Rer. Penic. x. — Joseph. Bamsar. Uinernr.
2.Volaier. iv. — Iufissur. Ms. Arch. Vatic. sign. num. 111. — Buhchard. Ms. Arth. i alk. pag. 609. — Nauclkr. vol. h, gen. 50. — Paul La\g. Chron. Ci-U. omio 1487 — But. vin. — Sacel. E/mead. 10, lib. VIII.
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cette entreprise, subit une grande défaite ; il vit la défection se mettre dans les rangs de son armée. Le malheureux empereur était sous la menace de revers plus graves encore. Cette situation critique le conduisit à la décision la plus sage: il conclut une trêve avec la Hongrie1.
28. On pouvait donc espérer maintenant que les forces de la Germanie s'organiseraient enfin contre Bajazet. Bien que le successeur de Mahomet II protestât de son intention sincère de vivre en paix avec les princes chrétiens et parût être tout entier, pour l'heure présente, aux grands préparatifs qu'il faisait contre le sultan d'Egypte, qui avait fourni des secours à Zizim, la prudence ne permettait pas qu'en deçà de la Méditerranée, on s'endormît sur ces apparences. La considération que c'étaient les deux plus puissants empires musulmans qui allaient en venir aux mains ne pouvait pas suffire. Non seulement les Chrétiens avaient tout intérêt à intervenir dans la lutte pour favoriser le succès de Zizim leur allié, mais ils y étaient poussés aussi par l'instinct de leur propre conservation. Il ne fallait pas perdre de vue que les Maures de Grenade, réduits aux abois par Ferdinand de Castille, faisaient à la fois d'actives démarches, pour être secourus, au Caire et à Constantinople. C'eût été folie de ne pas prévoir que les deux sultans feraient trêve, au moins momentanément, à leurs discordes personnelles et s'uniraient pour conjurer, s'il était possible, la ruine de la domination mulsulmane dans l'extrême Occident. Il y avait donc lieu de présumer fortement que les troupes égyptiennes, au lieu d'être dirigées par la Syrie contre les Turcs, prendraient le chemin du nord de l'Afrique pour intervenir dans le sud de l'Espagne contre les ennemis du Coran, et que les préparatifs de Bajazet contre le sultan d'Egypte serviraient à l'invasion de l'île de Sicile, dépendance de l'empire espagnol. Le Pape avait même à craindre les tentatives des Turcs contre les Etats de l'Eglise et contre Rome. Bucolino, qu'une usurpation avait fait prince d'Osimo, leur en avait enseigné la route. Maintenant, il sollicitait à Constantinople l'envoi de dix mille
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1. Bonfw. dec. 4, lib. VIII. — Bas-ut, Citron Ungaric. amio 1487 ; et alii.
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hommes ; s'ils lui arrivaient au mois de mai, il promettait de faire en six mois du Picénum une province de l'empire musulman. Une fois maître du Picénum, Bajazet n'aurait eu qu'à étendre la main pour s'emparer de toute l'Italie1. Le danger était imminent: le Saint-Siège auquel des lettres interceptées avaient révélé le complot, recourut aux mesures les plus promptes pour le conjurer. Les pontificaux mirent le siège devant Osimo ; le cardinal de la Ballue, légat du Picénum, avait pleins pouvoirs de raser la ville après qu'on l'aurait prise, d'en partager aux soldats le territoire.
29. Bucolino, qui croyait à l'arrivée prochaine des secours qu'il avait demandés, calcula son système de défense de manière à faire traîner les opérations en longueur. Or, on savait à Rome que la flotte en construction à Gallipoli touchait au moment d'être prête. Il fallut recourir sans retard aux expédients diplomatiques. Laurent de Mcdicis entama des négociations dont la conduite fut donnée à l'évêque d'Arezzo. Ce prélat réussit à détacher Bucolino de l'alliance turque ; il obtint même de lui qu'il rendit Osimo par capitulation à l'Eglise, moyennant rançon de sept mille florins d'or. Bucolino se retira d'abord à Florence, où Laurent lui fit l'accueil le plus amical ; mais il eut l'imprudence de se laisser attirer à la Cour du duc de Milan, voulut se mêler à des intrigues, se rendit suspect et finit par se faire pendre2. Les offres faites par ce dangereux personnage à Bajazet avaient été découvertes par l'entremise de Pierre d'Aubusson, qui pressa vivement le Pape de saisir cette occasion propice pour déchaîner la croisade contre les Turcs avec le concours de Zizim3. Innocent abondait dans la manière de voir du grand maître ; malheureusement les funestes querelles qui divisaient la Chrétienté firent échouer ses généreux efforts. Après la guerre entre Sigismond d'Autriche et les Vénitiens dans les Alpes rhétiques, guerre entre les Flamands et les Français, guerre entre
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1 SuriT. Aima!, xx, 79. — Lnfissur. Ms. Arch, Valic. sign. num. 111. — Via-
laro. Vit. Innocent, vin, anno 1487. — Sabel. Ennemi. 10, 1. VIII.
2 Ikfissuii.
Ms. Arch. Valic. sign. num. 111. — Yulaed. Vit. Innocent. Tin,
abi supra.
a 3. Eoâirs, part, n, lib. XIV.
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Laurent de Médicis et la république de Gènes, guerre civile à Gênes que la faction des Frégosio livre un moment aux Sforza de Milan, troubles en Corse, rébellion toujours menaçante dans les Etats ponlificaux, dissentiments entre Rome et Florence, divisions partout 1.
§ V. LES ENNEMIS DU PAPE.
30. Ferdinand de Naples, au mépris de la paix conclue en 1486, usa de la plus odieuse perfidie pour se venger des seigneurs qui s'étaient alliés à l'Eglise dans la précédente guerre : il les fit appeler à des fêtes magnifiques, au milieu desquelles ils furent arrêtés par son ordre; et les plus cruels traitements suivirent de près cette trahison. Le Pape, lorsqu'il apprit ces arrestations arbitraires, crut que tout se bornait encore à la détention des seigneurs, et que le roi, pour sauvegarder les apparences de la justice, faisait instruire leur procès. Le 8 juillet 1487 il écrivit à Ferdinand pour le mettre paternellement en garde contre les iniquités auxquelles l'entraînerait la colère; quelques jours après, il donna mission à l’évêque de Cêzena d'obtenir la mise en liberté des prisonniers et d'annuler toule procédure contre eux. Mais l'atroce vengeance du fourbe Napolitain avait pris les devants : il avait fait massacrer ses malheureux captifs, couper en morceaux leurs membres, et jeter à la mer ces sanglantes dépouilles ; seulement, pour retarder l'explosion des haines populaires et les sévères censures de l'Eglise, il avait ordonné qu'on feignit de porter chaque jour de la nourriture à ses victimes, comme si elles vivaient encore2. L'évêque de Cêzena devait réclamer à Ferdinand, en outre de la mise en liberté des seigneurs, le paiement de la redevance annuelle que ce prince, malgré ses engagements, refusait toujours d'acquitter. Le 25 août l'inter-
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1Isf ssi:r. 31s. Arch. Vati*. sign. Dum. ill. — Brdt. viii. — Aogiîst. Jdst. y — Bizar. xv. — Foliet. xi ; et alii.
2. I.TPissun. Ms. At\h. l'ntic. sign. imm. lil. — Vialard. Vit. Innnr-ent. VIII, anno UH7. — Si:rit. xx, G6. — &b. Bu/iar.; apud Brovium, pag. 2h8. — Ms. Arch. laiic. siga. nain. 1909, pag. 581.
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nonce était de retour à Rome. Le roi de Naples n'ayant pas voulu le recevoir dans son palais, l'envoyé pontifical avait dû se mettre aux aguets auprès d'une porte par laquelle le monarque allait sortir pour une chasse. Ferdinand prévenu l'avait fait appeler alors. A la demande du cens annuel le Napolitain répondit avec impudence qu'il n'avait pas d'argent, qu'il s'était imposé beaucoup de sacrifices pour l'Eglise et qu'il serait juste de l'exempter de toute redevance pendant quatre ans. Sur la question des bénéfices, il se contenta de représenter en deux mots qu'il connaissait les hommes de ses Etats, tandis que le Pape et sa Cour ne les connaissaient pas ; il entendait que le droit de donner les bénéfices lui demeurât, afin qu'ils fussent donnés à ceux qui les méritaient. En ce qui concernait les seigneurs, il récrimina, pour n'avoir pas à se défendre : le Pape Sixte IV, dit-il, avait fait emprisonner des cardinaux soupçonnés de trahison à son égard ; il prétendait avoir la même liberté dans son royaume contre les barons révoltés.
31 En présence de ce langage tenu par Ferdinand, Innocent résolut de prononcer sa déchéance et de reconnaître les droits que Charles VIII prétendait avoir à la couronne de Naples. Toutefois, il ne fallait pas se lancer à la légère dans une entreprise où pouvait être impliquée la ruine de toute l'Italie, la perturbation même de toute la Chrétienté : le prince qui s'était fait une habitude de fouler aux pieds toute religion pour lâcher la bride à sa vengeance, n'hésiterait probablement pas à s'allier aux Turcs, le jour où son sceptre serait mis en cause. Ce n'était certes point faire injure à Ferdinand que de le supposer capable d'une compromission pareille, puisque la rumeur publique l'accusait d'aider secrètement de ses deniers les Maures de Grenade, afin que la Castille, obligée de se tenir toujours sur le qui-vive de ce côté, ne pût prêter le secours de ses armes à la cause pontificale. Quant au roi de France, si bien disposé qu'il fût, encore devait-on lui laiser le temps de préparer une entreprise aussi considérable que la conquête d'un royaume lointain. Or, à ce moment, il était aux prises avec Maximilien d'Autriche, et le 17 août il venait d'essuyer une défaite. Le pape était réduit à ses propres forces, insignifiantes après les pertes de la
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dernière guerre, le massacre des princes napolitains alliés et l'écrasement d'Aquila. Qu'on ne s'étonne donc point s'il remit à un autre temps l'exécution de ses projets contre Ferdinand de Naples, malgré les instances des réfugiés napolitains dont la Cour de France était devenue l'asile, tels que le prince de Salerne et les fils du seigneur de Bisinia, une des victimes du tyran1.
32. Ferdinand d'Aragon et de Castille craignait, non sans des motifs plausibles et basés sur les faits antérieurs, que Bajazet ne tournât contre la Sicile les préparatifs qu'il faisait contre le sultan d'Egypte ; aussi donnât-il l'ordre d'équiper une flotte suffisante pour parer à cette éventualité. Un commencement de réalisation ne se fit pas attendre :_en 1483, les Turcs firent une descente dans l'île de Malte, et emportèrent un riche butin. On regarda même comme un miracle que cette île ne fût point tombée en leur pouvoir, ce qui eût été un véritable désastre pour la république chrétienne, Malte pouvant être considérée comme la clef de la Sicile et de l'Italie. Dès que les corsaires ottomans furent éloignés, une citadelle fut immédiatement construite dans cette île pour protéger le port, dont le mouillage est des plus commodes. Toutefois, la guerre se fit entre Constantinople et le Caire, au printemps de 1488. Une flotte ottomane jeta cent mille Turcs sur la Cilicie. Le sultan d'Egypte avait pris ses mesures : au mois d'août, son armée était aux prises, non loin d'Issus, avec cinquante mille cavaliers de Bajazet, en tuait plus de trente mille et mettait le reste en fuite. Huit mille Mamelucks périrent avec leur général dans cette journée. Une moitié de la flotte turque ayant mis à la voile vers la Syrie dont elle voulait dévaster les rivages, fut jetée sur les écueils et détruite par la tempête2. Pierre d'Aubusson, grand maître de Rhodes, informé de tout ce qui se passait, écrivit au Pape au mois de septembre, et lui fit savoir comment la guerre s'était allumée entre Cons-
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1. Mvfisstjh. Ms. Arch. Vatlc. sign. num. 111. — PANm. Vit. Innocent. VIII, anno 1487. — Vialahd. Vit. Innocent. VIII, eod. annu. — Cramtz. Saxon, un»
7. — COMMIN. VII, 3.
2. ScniT. Annal, sx. 79. — Marhn. ïxv, 13. — Bosius, p. 2, 1. XIV. — BilAR. Bist. rer. Persic. x. — Sabel. Ennead. 10, 1. VIII ; et alii.
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tanlinople et le Caire à propos de Zizim. Les parties belligérantes avaient envoyé des ambassadeurs à d'Aubusson pour l'attirer dans l'un ou dans l'autre camp, par de brillantes promesses; il ne s'était déclaré ni pour l'un ni pour l'autre, dans l'attente d'une recrudescence de discordes entre princes musulmans. Peu de jours après, l'amiral ottoman, en croisière dans les eaux de Rhodes, prodiguait au grand maître les démonstrations d'amitié; puis c'était le sultan d'Egypte informant le même grand maître qu'il envoyait un ambassadeur a Rome et à Naples pour presser les princes d'Occident de rétablir Zizim sur le trône de Constantinople. Or, avant cela, le 10 juin, Matthias de Hongrie avait envoyé un plénipotentiaire à Pierre d'Aubusson pour obtenir que Zizim lui fût livré par les chevaliers. Matthias préparait une expédition contre Bajazet en Europe, au moment où le sultan d'Egypte écrasait ce prince en Asie, et la victoire ne lui paraissait pas douteuse, plusieurs grands de Turquie, partisans de Zizim, ayant fait secrètement alliance avec la Hongrie. Ce fut dans ces conjonctures que le grand maître, après mûre discussion dans le conseil de l'Ordre et avec l'assentiment de Charles VIII, pour couper court à toutes les demandes qui lui étaient faites par les princes séculiers, livra Zizim au Souverain Pontife, le fit conduire de France en Italie 1.