Darras tome 23 p. 249
p249 CHAP. III. — ITINÉRAIRE D'URBAIN II JUSQU'A CLERMONT.
15. Le pape était à Milan, lorsqu'il reçut du roi d'Angleterre une ambassade fort inattendue. « Au retour de son inutile expédition contre son frère le duc Robert de Normandie 1, Guillaume le Roux séjourna, dit Eadmer, dans la résidence royale de Gillingham à quelques milles de Shaftesbury (automne 1094). L'archevêque Anselme vint l'y trouver pour lui annoncer son intention d'aller solliciter le pallium près du pape romain. « De quel pape entendez-vous parler? demanda le roi. — Du pape Urbain II, le seul légitime, répondit l'archevêque.» A ces mots, Guillaume s'écria qu'il n'avait point encore embrassé l'obédience d'Urbain. « Moi seul en Angleterre, dit-il, j'ai le droit de faire reconnaître l'autorité d'un pape. Ce droit, mon père l'a exercé ; nul ne m'en dépouillera. Autant vaudrait m'enlever la couronne. » Vainement Anselme lui rappela les conventions antérieures2. Pour toute réponse Guillaume maintint sa prétention et déclara à l'archevêque qu'il pouvait choisir entre le pape et lui ; mais que s'il préférait le pape, il serait traité en sujet rebelle. Anselme proposa alors, tout en réservant les droits inaliénables du saint-siége, de soumettre la question à une assemblée générale des évêques, abbés et princes du royaume. « Si la décision m'est défavorable, ajouta-t-il, je quitterai le sol d'Angleterre et n'y rentrerai qu'après la reconnaissance du seigneur apostolique, voulant pas, même une heure, manquer à l'obéissance due au bienheureux Pierre et à son vicaire. » Le roi accepta ce moyen terme. En conséquence, le troisième dimanche de carême 11 mars 1095, une assemblée synodale de tout le royaume eut lieu à Rockingham en présence du roi. Dans un discours aussi éloquent que solide, Anselme exposa la question. Il rappela qu'avant d'accepter le siège primatial de Cantorbéry il avait expressément déclaré reconnaître Urbain II pour pape légitime, déclaration que le roi avait ratifiée. Puis interpellant directement les évêques, il leur demanda si en continuant de faire aujourd'hui ce qu'il avait fait la veille, il manquait en quoi que ce fût aux devoirs d'un fidèle sujet. Les évêques anglais ne se sentaient
----------------------------
1 Cf. chap. précédent, n" 93.
2. Cf. chap. précédent, n°» 79 et 91.
=========================================
p250 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (2° PÉRIODE 1094-1096).
aucun attrait pour la persécution, encore moins pour le martyre. Ils évitèrent donc de se prononcer. « Vous êtes, dirent-ils à Anselme, un modèle de science, de sagesse et de vertu ; il ne nous appartient pas de vous donner un conseil. » Le lendemain, interpellés de nouveau, ils se hasardèrent à dire que le parti le plus sûr était de se conformer à la volonté du roi. A ces mots, l'homme de Dieu leva les yeux au ciel dans une attitude inspirée et il fit entendre ces graves paroles: «Puisque vous, pasteurs des âmes, vous ne reconnaissez d'autre règle doctrinale que la volonté du roi ; moi, votre primat, je vous donnerai l'exemple en consultant le souverain pasteur, le prince de tous les évêques, l'ange du grand conseil, le successeur du bienheureux Pierre et l'héritier de son divin privilège. « Tu es Pierre et sur cette pierreje bâtirai mon Eglise, » a dit le Sauveur. » Il parlait ainsi non à un empereur, à un roi, duc ou comte, mais au prince des apôtres et en sa personne à tous ses successeurs légitimes. » Guillaume le Roux entra en grande colère ; il intimida tellement les évêques que ceux-ci conjurèrent Anselme de cesser toute résistance. «Abandonnez l'obédience d'Urbain II, lui dirent-ils. Ce pape ne peut rien pour vous si le roi se déclare votre ennemi : il ne peut rien contre vous, si le roi vous conserve ses bonnes grâces. —Prouvez-moi d'abord que je manque à la fidélité due par un sujet à son souverain, répondit Auselme, quand je reste dans l'obédience du pape légitime. » Naturellement aucun d'eux n'essaya de faire une pareille démonstration. Mais Guillaume le Roux dont ces débats prolongés redoublaient la colère finit la discussion en disant aux évêques: « Je vous ordonne de renoncer à la communion d'Anselme. De ma vie je ne le reconnaîtrai comme archevêque. » Les lâches prélats se soumirent à cette tyrannique injonction ; ils déclarèrent qu'ils n'auraient plus aucun rapport avec le primat rebelle. « Et moi, leur dit Anselme, je vous tiendrai toujours pour mes frères ! » L'attitude des seigneurs laïques et des simples fidèles forma un heureux contraste avec la défaillance des évêques. Sur le passage d'Anselme, un soldat sortit de la foule et fléchissant le genou devant l'archevêque : «Notre seigneur et père, lui dit-il, nous tous vos enfants, nous vous supplions de ne pas laisser troubler votre cœur. Le bienheureux Job dans son dénuement triompha du démon, tandis
=========================================
p251 CHAP. III. — ITINÉRAIRE D'URBAIN II JUSQU'A CLERMONT.
qu'au milieu des délices du paradis terrestre Adam se laissa vaincre. L'homme de Dieu accueillit avec bonheur ce gage de foi simple et vive, il comprit que le cœur du peuple était avec lui. Lorsque le roi somma les seigneurs d'imiter les évêques et de rompre toutes relations avec Anselme :« Il est notre archevêque, répondirent les fiers Anglais. C'est lui qui gouverne la chrétienté de ce pays. Nous sommes chrétiens et dès lors nous ne pouvons décliner sa juridiction, d'autant qu'il ne vous a donné aucun sujet de le traiter avec tant de rigueur. » Le roi dut entendre cette noble réponse et contenir sa fureur, car la multitude prenait ouvertement parti pour Anselme. On murmurait aux oreilles des prélats complaisants les surnoms injurieux de Judas, de Pilate et d'Hérode. Inébranlable dans sa résolution, l'archevêque mit fin à ce déplorable conflit en déclarant qu'il allait quitter le sol britannique ; il fit demander au roi un sauf-conduit pour gagner un port de mer et s'exiler jusqu'à ce que Dieu eût apaisé l'orage. Cette demande contraria fort le roi. Bien qu'il souhaitât le voir partir, il ne voulait pas que ce fût en emportant son titre avec lui. Mais les évêques refusaient d'aller plus loin dans la voie du servilisme : lorsque Guillaume leur enjoignit de procéder à la déposition d'Anselme, tous s'écrièrent : « Anselme est notre juge ; il n'est lui-même justiciable que du siège apostolique. Nous nous sommes, il est vrai, séparés de lui, mais uniquement sur la question spéciale de l'obédience d'Urbain II. » Guillaume le Roux les congédia à l'instant même, leur reprochant de l'avoir engagé dans une lutte qu'ils n'avaient pas le courage de soutenir jusqu'au bout. Puis faisant appeler les seigneurs, il leur déclara son intention de cesser toute querelle, d'inviter paisiblement l'archevêque à retourner à Cantorbéry, et de remettre jusqu'à l'octave de la prochaine Pentecôte, dimanche de la Trinité (20 mai 1095), la décision à prendre définitivement par rapport à la reconnaissance officielle en Angleterre de la légitimité d'Urbain II. Anselme ne fut pas médiocrement surpris de se voir mandé au palais pour y entendre de la bouche du roi des propositions si inespérées. Il les accepta sans hésitation et reprit le chemin de la métropole. De son côté, Guillaume le Roux fit partir dans le plus grand secret pour l'Italie deux clercs de sa chapelle palatine, Girard et Willelm. Ils avaient
=========================================
p252 PONTIFICAT DU B. UUBAIN II (2e PÉRIODE 1094-1096).
pour mission de s'enquérir du véritable état des affaires, et de vérifier l'exactitude des nouvelles répandues alors dans toute l'Europe sur les prodigieux succès de la cause d'Urbain II. Dans le cas où elles seraient constatées, ils devaient remettre au pape une lettre du roi lui demandant le pallium pour l'archevêque de Cantorbéry. Ce fut à Milan vers la fin du mois d'avril que les deux envoyés remirent leur message au bienheureux pontife Urbain. Celui-ci les accueillit avec sa mansuétude accoutumée ; il confia le pallium sollicité par le roi au cardinal évêque d'AIbano, Gauthier, qu'il fit partir immédiatement avec les deux clercs du palais, en l'accréditant comme légat apostolique près de Guillaume le Roux. Le 20 mai 1095 époque désignée, le cardinal et les deux clercs, sans que personne eût été mis dans le secret, étaient depuis deux jours au palais de Guillaume, à Windsor. Ce fut un coup de théâtre quand le dimanche de la Trinité en présence d'Anselme, des évêques et des seigneurs, Guillaume déclara que le royaume d'Angleterre reconnaissant Urbain II pour pape et seigneur apostolique, il en donnait acte au légat du saint-siége. S'approchant alors de l'autel où le pallium avait été déposé, le roi voulut le prendre pour le placer lui-même sur les épaules d'Anselme. « Non, non ! s'écria le courageux évêque. Le pallium n'est pas un don royal, mais un insigne privilégié conféré par le bienheureux Pierre. » Des applaudissements unanimes accueillirent cette protestation et arrêtèrent Guillaume le Roux, qui n'osa pas pousser plus loin sa tentative. Le légat apostolique se rendit à Cantorbéry, déposa le pallium sur le maître-autel de la cathédrale et Anselme, pieds nus, vint respectueusement le prendre, comme s'il le recevait des mains du prince des apôtres1.»