Voltaire 5

Darras tome 39 p. 110

 

   62. La religion catholique était, depuis la seconde moitié du xviiie siècle, en butte aux attaques d'une conjuration d'impies, décorés fastueusement du nom de philosophes. Le clergé devait se défendre et se défendait en effet ; mais quantités d'abbés, de prê­tres et même de religieux, beaucoup trop frottés de philosophie voltairienne, voyaient avec indifférence, sinon avec joie, le triom­phe de l'incrédulité. Une partie du jansénisme, animée par une basse jalousie, soufflait la discorde, propageait l'anarchie et la révolte, s'associait avec le protestantisme et le philosophisme, pour féconder les principes révolutionnaires. Des ordres autrefois célèbres, avaient beaucoup perdu de leur première ferveur. Les Bénédictins ne gardaient plus une foi tout à fait intacte ; beaucoup d'Oratoriens étaient passés à l'ennemi. Daunou , qui ne voyait, dans le christianisme, qu'une forme temporaire, représente assez bien l'esprit de l'Oratoire. Nombre d'évêques, qui n'étaient pas montés au faîte par les degrés de la science et de la vertu, loin de rappeler les prêtres à l'esprit de foi et aux devoirs sacerdotaux, semblaient les encourager à l'insouciance et à l'apostasie. Quel­ques prêtres, sans se déclarer ouvertement, adoptaient les princi­pes antichrétiens ; tel l'abbé Coyer, qui décidait avec Rousseau, que tout homme naît bon et qui niait, sans y penser, le péché ori­ginel. Les apostats déclarés furent assez nombreux ; nous citons quelques-uns de ces répugnants personnages. — L'abbé de Prades (1720-1782) fut l'un des premiers à donner l'exemple des apostasies sacerdotales. Dans une thèse soutenue en Sorbonne en 1751, il avança les notions les plus hétérodoxes sur l'essence de l'âme, sur les notions du bien et du mal, sur l'origine de la société, sur la loi naturelle et la religion révélée, sur la certitude des faits historiques, sur la chronologie et l'économie des lois de Moïse, sur la force des miracles pour prouver la révélation divine, sur le respect dû aux Saints-Pères ; il soutint, en particulier, qu'on ne pouvait croire à la spiritualité de l'âme, que l'âme des bêtes périssait avec le corps

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et que, sans les prophéties et leur accomplissement, les miracles de Jésus-Christ ne prouveraient pas plus que les miracles d'Esculape ou d'Apollonius de Tyane. — Un autre prêtre de ce temps, dont l'apostasie fît grand bruit, fut Le Courrayer (1681-1776), qui, en 1737, publia un écrit intitulé : Déclaration de mes derniers sen­timents sur les différents dogmes de la religion ; écrit où il rejetait, tous les mystères de la religion chrétienne, notamment les mystè­res de la Trinité et de l'Incarnation, le péché originel, la présence-réelle, la transubstantiation, l'infaillibilité de l'Église. — Voltaire signale encore un abbé Andra qui professait l'histoire d'après l’ Es­sai sur les mœurs et que fit destituer l'archevêque de Toulouse. — L'abbé Morellet (1727-1819), adopta sans réserve les idées que repoussaient également la pureté de ses mœurs et la loyauté de son caractère. Dans l'entreprise des philosophes, il ne vit « qu'un grand et beau mouvement, une tendance vers le bien, et la vérité universelle. » Dans sa naïveté, il admirait « cette ardeur du savoir, cette activité de l'esprit qui ne veut pas laisser un effet sans en rechercher la cause, un phénomène sans explication, une assertion sans preuves, une objection sans réponse. Les erreurs où pou­vaient tomber quelques philosophes, ne lui paraissaient que des erreurs métaphysiques ou spéculatives et par là même nécessaire­ment étrangères à la multitude. Sous le nom de Panurge, il suivait les dîners du baron d'Holbach. Dans son voyage à Rome, il ren­contra le Directorium Inquisitorum, le traduisit et en fît scan­dale. Dans un pèlerinage à Ferney, il fut déclaré par Voltaire, visiblement appelé à l’Apostolat et baptisé du nom expressif de Mords-les. Morellet prit une part considérable à l’Encyclopédie. Quand la révolution l'eût ruiné, il modéra un peu son enthousiasme mais resta cependant fidèle jusqu'au bout à ces philosophes qu'il croyait chercheurs sincères de la vérité et apôtres du genre humain.

 

63. L'abomination dans le lieu saint est un des préludes des grandes catastrophes. Dans l'ordre moral, il y a pire, c'est la dé­fection des femmes abjurant les délicatesses de la foi et les exigen­ces de la vertu, pour se poser en femelles impies et insatiables :

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Jam lassata viris, non satiata :  trait caractéristique de toutes les imitatrices de Messaline. Le christianisme a relevé la femme d'abord en exaltant la virginité, puis en resserrant les liens du mariage, en astreignant à leurs devoirs sacrés les épouses et les mères. Lors­que la femme cesse d'être chrétienne, elle abandonne bientôt tous ses devoirs, et, quand elle trahit sa vertu,  elle devient un élément actif de dissolution. Au XVIIIe siècle, avec les philosophes qui ont juré la ruine du christianisme, à côté des prêtres qui ont déserté sa défense, il faut placer les femmes, infidèles à Dieu et à elles-mêmes, qui se sont mises au service de l'antichristianisme. Je serai bref sur ce chapitre ; je dirai seulement qu'alors les devoirs du mariage étaient, dans le grand monde,  généralement mécon­nus ; que les femmes vivaient séparées de leurs maris, et que maris et femmes se livraient, sans contrainte, à tous les excès de la dépravation. A cet affaissement général des mœurs s'ajoutait le prosélytisme de la débauche, dans certaines femmes qui écrivaient le panégyrique du vice ou, par  leurs  liaisons,  encourageaient encore les philosophes à l'impiété. Parmi ces initiatrices d'impiété et de libertinage, la première place, dans l'ordre des dates, appar­tient à Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin, sœur d'un cardi­nal de la sainte Église. Cette femme célèbre (1681-1749) ne fut jamais mariée ; elle avait fait des vœux chez les Augustines de Mont-Fleury, près Grenoble, d'où, après un premier éclat, elle passa à Neuville près Lyon, comme chanoinesse, ensuite, sans être déliée pleinement de ses vœux, sur un faux exposé fait au pape, elle rentra dans le monde. D'une liaison avec un chevalier des Tou­ches, elle eut un bâtard qui fut d'Alembert : puis elle se lia avec Fontenelle et avec deux autres successivement ou simultanément, elle n'a pas jugé à propos d'expliquer ce détail. Cette femme, qui ne signait pas ces enfants, signait des romans. Comme la mode était d'avoir un salon et de réunir, dans ce salon, un certain nom­bre de types curieux, Claudine de Tencin réunissait des hommes de lettres qu'elle appelait ses bêtes: elle joignait la politique à la littérature. Mademoiselle de Lussan et Madame de Grafugny, écrivassière comme Claudine de Guérin, paraissent moins libertines ;

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elles écrivent des romans amoureux, il paraît que les femmes qui écrivent ne savent guère faire autre chose ; en quoi elles se trom­pent beaucoup, car le propre d'une femme étant de se couvrir toujours des voiles de la modestie, on ne voit plus ce que fait, de ces voiles, une femme qui écrit. Des romans amoureux de ces dames naquirent des imitations infectes ; il suffit de citer ici les noms de Crébillon fils, de Rétif de la Bretonne, de Laclos, Louvet et marquis de Sade. Au XVIIe siècle, des femmes s'étaient passion­nées pour des controverses religieuses ; au XVIIIe, elles se passion­nèrent pour les passions irréligieuses et s'adonnèrent à la propa­gande; triste ambition qui fut d'autant plus fatate à leur vertu. Mademoiselle Aïssé (1693-1733) était une circassienne, achetée par un certain comte, élevée sans religion et dépravée par son acheteur. Coupable sans trop le savoir, elle vécut comme une femme qui ignore la vertu. Avant de mourir, elle revint à la pudeur ; elle était digne d'aider et elle aida les philosophes. Gabrielle-Emélie de Breteuil, marquise du Châtelet (1706-1749), après avoir fait admi­rer à Paris, dans un salon, les grâces de son esprit, se retira à Cirey avec l'impudique Voltaire, puis se bifurqua sur Saint-Lam­bert: elle cultivait la physique, science bien assortie à ses aspira­tions ; elle mourut des suites de ses adultères. Madame du Déliant, née de Vichy-Chamrond (1677-1780), après une éducation négligée, se laissa aller à tous les entraînements de la faiblesse, elle fut athée matérialiste et effroyablement libertine : déjà vieille et aveugle, elle s'était encore amourachée pour Horace Walpole : elle fut, elle en était digne, une des plus actives commères des philosophes. Mademoiselle de Lespinasse, lectrice de Madame du Défiant, déserta son salon pour en ouvrir un autre, où elle recevait d'Alem-bert, Turgot, Chastellux, les abbés de Brienne, de Boisgelin et de Boismont. Cette demoiselle écrivait ; sa plume n'était qu'au service de ses passions ; jeune encore, elle en fut victime et d'Alembert, son dernier concubain, célébra ses mânes. Madame Geoffrin (1597-1777) parait moins dépravée que les autres ; elle recevait et dirigeait un peu les philosophes. Avec Madame Necker le salon devient bureau d'esprit ; la porte s'ouvre aux derniers philosophes,
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la fenêtre s'ouvre sur la révolution. Après ce défilé de femmes, in­femmes, comme dit le comte de Maistre, il n'y a qu'à rappeler la maxime d'Horace : « Fœcunda culpœ secula nuptias primum inquinaveve et genus et domos : Les siècles féconds en crimes souil­lent d'abord les noces, les généalogies et les traditions domesti­ques. »

 

   64. Si je voulais tracer un tableau de la littérature française au XVIIIe siècle, je devrais parler des continuateurs des traditions du XVIIe siècle, d'Aguesseau, Rollin, Sacy, Lesage ; des initiateurs aux lettres nouvelles, Fontenelle, Lamothe, Terrasson ; des moralistes comme Vauvenargues, Duclos, Chamfort et Rivarol ; des historiens Vertot, Hénault, Vélly, Villaret, Garnier, Ruthière, Anquetil, Bar­thélémy ; des poètes Dancourt, Dufresny, Marivaux, Saurin, Sedaine Beaumarchais; des critiques et des érudits Dubos, Le Balteux, d'Olivet, Trublet, Grimm, La Harpe, Palissot, Mercier, Villoison, Nicéon, Goujet et Larcher ; des grammairiens et des philologues Restaud, Girard, Dumarsais, Beauzée, le président de Brosses, Court de Gébelin, Anquetil-Duperron ; des mathématiciens Montucla, Maupertuis, la Condamine, Legrange, Clairaut, La Caille, Bailly, Laplace, Lalande ; des géographes De l'Isle, LaMartinière, La Croix, d'Expilly, Danville, Buache, Gosselin et des physiciens, chimistes, minéralogistes, botanistes, médecins, les trois de Jussieu, Linnée, Pluche, Réaumur, le P. Regnault, Daubenton, Gueneau de Montbelliard, Vicq d'Azyr, Duhamel, Lacépède, Valmont de Bomare, de Saussure, Rouelle, Fourcroy, Berthollet, l'abbé Haiiy, Bichat, Barthez ; des orateurs comme Thomas, Garât, Lenfant, Maury, Beauregard ; des magistrats comme Cochin, Loyseau de Mauléon, Linguet, Tronchel, Lally, Malesherbes. Mais je n'écris point une histoire de la littérature ; je ne dois parler des lettres que dans leurs rapports avec les doctrines religieuses ; et, ici, pour achever l'énumération des philosophes, je n'ai plus qu'à citer les valets exécu­teurs de leurs basses œuvres. Dans cette vile engeance de sectaires sans doctrines et de fanatiques sans conviction, je cite Damilaville correspondant de Voltaire ; le comte de Boulanvilliers, un propaga-

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teur de l'athéisme ;  Thieriot,   d'Argental,  Naigeon. Le reste ne mérite pas qu'on l'exhume du cimetière de l'oubli.

 

   65. Le lecteur éprouve quelque stupéfaction à voir ce tableau de  dévergondages où rivalisent l'impiété et   la corruption. Un cynisme étonnerait partout ; dans la France très chrétienne , fille aînée de l'Église, royaume de Clovis, de Charlemagne et de Saint-Louis, on s'afflige et on se demande si la France va apostasier. Comment un peuple peut-il déroger ainsi à ses traditions et d'où vient cette infatuation d'erreurs ? Ce philosophisme est l'enfant de l'hérésie, c'est un pas de plus dans l'abîme de la négation. Les dogmes du christianisme sont reliés entre eux comme les pierres d'une voûte qui toutes rempliraient l'office de clef : ôtez peu importe lequel, vous ébranlez tout l'édifice. Tous les hérétiques, depuis Arius, s'ils avaient poussé jusqu'au bout leur logique, n'auraient pas nié seulement un article du symbole, ils auraient rejeté toutes les croyances. J'en dirais autant des philosophes qui, désertant l'une après l'autre les vérités élémentaires de la raison, auraient dû  s'ils avaient été conséquents rejetter tous ses principes. Au XVIIIe siècle, il ne s'agit plus de combat contre des vérités partielles ; il s'agit de tout l'ensemble des vérités reçues et des devoirs admis, non pas seulement dans l'ordre de la foi révélée, mais dans l'ordre même de la nature soucieuse de ne pas se détruire. Les erreurs successives du philosophisme d'école et des grandes hérésies abou­tirent à la négation, formelle et entière, du christianisme. Le ren­verser est le but de Voltaire et de ses adeptes ; le renversement des institutions qui s'adossent au christianisme, n'est qu'une question secondaire et ne doit venir que comme conséquence. La haine, armée du sophisme, veut d'abord abattre l'Eglise ; l'Église sera remplacée par un déisme vague qui permet aux hommes de penser ce qu'ils veulent et d'agir comme ils auront trouvé juste. Libre penseur, libre faiseur : on n'est l'un que pour devenir l'autre, disait un grand publiciste. Or ce libre-penser est le produit direct de l'hérésie. Le philosophisme applique aux traditions universelles du genre humain, le libre examen que l'hérésie n'appliquait qu'à la Bible. Le Voltairianisme applique à  toute  religion positive la

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haine que l'hérésie professe contre la seule Église catholique. Aussi est-ce sur le sol hérétique de l'Angleterre qu'est né ce philo­sophisme qui pousse à la ruine de toute société spirituelle. Ses principaux représentants dans la Grande-Bretagne furent, nous l'avons vu, les lords Schatesbury et Bolingbroke, Collins, Tindal, Tolland, Hume et Gibbon. Voltaire fit son apprentissage à leur école. Mais la haine qu'il importa d'Angleterre en France eut trop de retentissement dans ce dernier pays, pour qu'elle n'y ait pas rencontré des causes particulières de succès. La première de ces causes est le Jansénisme. Les opinions particulières sur l'affaiblis­sement de l'Église et ses révoltes plus ou moins dissimulées condui­saient naturellement au mépris de l'autorité spirituelle. On arrivait au même mépris par les idées gallicanes du Parlement et de évêques, les appels au futur concile, la suppression de bulles et de mandements, les remaniements de la Liturgie. La dégoûtante cor­ruption de la cour et de la noblesse conduisait d'autre part au mépris de toute autorité et préparait bon accueil au Voltairianisme. Le scepticisme historique du P. Hardouin préludait au scepticisme universel. Enfin l'indulgence du pouvoir, la connivence de la cen­sure, la faiblesse des études après le bannissement des Jésuites, sont autant de causes secondaires qui aident à expliquer l'étrange égarement de la nation très chrétienne. L'influence sourde du cal­vinisme eut peut-être aussi assez d'étendue pour que nous la men­tionnions ici.

 

   Avec le concours de ces causes diverses, les lettrés purent former un vrai complot contre le christianisme d'abord, et ensuite contre les institutions sociales. Les faits qui l'attestent sont : 1° Leur soin à enrôler tous les écrivains dans une même coterie. Ils se voient, se louent, se soutiennent, se réunissent dans des salons de femmes riches, n'admettent à la publicité que ceux qui seront des leurs, aident les débutants à condition qu'ils feront acte d’apostasie. On sait la résistance que leur fit Gilbert et on a pu dire d'un autre : La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré; 2° Un second fait c'est leur soin de faire converger vers le même but toutes les publications indivi­duelles. Voltaire, Rousseau, Montesquieu,  Diderot, d'Alembert,

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d'Holbach, Helvétius, Raynal, Mably, Buffon, Boulanger, Lalande, Maupertuis, d'Argens, Lamettrie, Demaillet, Brissot, tous paraissent travailler sur un thème donné et dans un but connu de destruction. L'analyse de leurs ouvrages en fournira la preuve; 3° Un troisième fait à signaler, c'est le langage de convention qui est adopté. On remplace le mot de religion par celui de superstition ou de fanatisme. On cherche les crimes des prêtres et si l'on n'en trouve pas on leur en prête en interprétant le bien à mauvaise intention. On fait ressortir les guerres de religion, l'intolérance politique. On exalte la nature en préférant les sauvages aux civilisés, on exalte la raison en célébrant les Grecs et les Romains. On n'attaque pas la royauté actuelle pour qu'elle n'oppose pas d'obstacles ; mais on l'attaque partout dans l'histoire, en taisant le bien, en exagérant le mal et en mentant même impudemment. Quand on sera en force, on dira qu'il faut étrangler le dernier prêtre avec le boyau du dernier roi et on demandera les États-Généraux; 4° II faut ensuite remarquer les peines que se donnaient ces philosophes pour vulgariser leurs écrits. D'ordinaire les hommes de spéculation n'ont point tant de zèle. Mais ceux-ci veulent écraser l'infâme, c'est leur mot d'ordre et ils répandent jusque dans le bas peuple mille pamphlets impies et libertins qui pourront être lus même des cuisinières. On dirait des empoisonneurs dont l'officine a son siège dans la capitale et dont les produits s'écoulent sans cesse pour d'invisibles canaux jusqu'aux contrées les plus éloignées; 5° Enfin ces philosophes s'ingénient à placer près des souverains des précepteurs, des académiciens, des conseillers, des ministres qui fassent les affaires de la secte. A ce point de vue, le Voltairianisme n'est pas borné à la France, c'est un fait européen ; il est partout, il circule dans l'air et amasse à l'horizon des tempêtes dont le déchaînement ne se fera pas attendre.

 

66. Le fait qui dévoile le mieux la conspiration contre l'Église, c'est la publication, par d'Alembert et Diderot, de l'Encyclopédie. Jean le  Rond  d'Alembert était fils naturel de Destouches et de Claudine de Tencin. On dit que,  dans sa jeunesse, il fit un com­mentaire sur l'épître de S. Paul aux Romains ; mais il s'appliqua bientôt à des ouvrages d'un genre  différent. Nous ne parlerons.

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point de ses travaux en géométrie qui commencèrent sa réputation, et qui en sont la base la plus solide. D'Alembert ambitionna encore d'autres titres à la renommée. Associé à Diderot pour mettre au jour l'Encyclopédie, il rédigea la préface de ce dictionnaire. Les métaphysiciens lui ont reproché d'y avoir rabaissé cette science. Ce n'était point un frondeur hardi de la religion. Son caractère ne le portait pas à attaquer de front, et à lever le masque, comme plusieurs incrédules de ce temps-là. Lui-même se peint dans sa Correspondance, comme un homme qui donne des soufflets en fai­sant semblant de faire des révérences. Cette comparaison exprime assez bien le genre d'attaque suivi par d'Alembert. Quand il lance une épigramme, il manque rarement d'ajouter un léger correctif. Son Abus de la critique en matière de religion est peut-être le moins répréhensible de ses ouvrages ; il y fait des aveux qui étonnent sous la plume d'un philosophe. Cependant Voltaire était content de cet écrit que dans leur Correspondance ils appellent leur lau-brusselerie, du nom du Jésuite Laubrussel, qui avait fait paraître, en 1710, un ouvrage sous le même titre. D'Alembert passe pour avoir secondé Diderot dans l'Apologie De la destruction des Jésuites en France, de l'abbé de Prades au sujet de sa thèse. Le philosophe se montra plus à découvert dans sa brochure intitulée : et dans la Lettre qui sert de supplément à cet ouvrage. L'une et l'autre sont adressées à un magistrat, qui paraît être la Chalotais, lié particulièrement avec l'auteur. On dit, dans la Biographie univer­selle, que d'Alembert, dans cet écrit, rend justice aux Jésuites et à leurs adversaires. C'était, en effet, l'avis de Voltaire ; mais quicon­que a lu cette brochure sans prévention trouvera au contraire que d'Alembert, sous prétexte de se moquer tour à tour des Jésuites et des Jansénistes, sait ainsi tourner en ridicule la religion elle-même, et voilà sans doute pourquoi Voltaire était si content de cette pro­duction et l'encourageait à continuer sur le même ton. Les Eloges des académiciens, par d'Alembert, sont écrits avec beaucoup plus de réserve. Il n'y a que dans les notes que l'auteur s'est mis plus à l'aise ; il y est caustique, artificieux, inexact et malin. Mais ce qui met le mieux d'Alembert à nu, c'est sa Correspondance. Lui-même

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l'adressait à la postérité, et, par précaution, en avait fait tirer deux copies. « On voit dans ses lettres à Voltaire, dit Condorcet, com­bien d'Alembert et Voltaire allaient au but par des moyens divers, l'un montrant plus de hardiesse parce que sa retraite et son âge faisaient sa sûreté, l'autre se découvrant moins, mais non moins utile par l'ascendant que sa réputation lui donnait sur l'esprit des gens du monde et des jeunes littérateurs. Il s'ouvrit entre eux, dit Lacretelle dans son Histoire de France au dix-huitième siècle, une correspondance très suivie, dans laquelle ils firent un déplora­ble assaut de mépris pour la religion chrétienne. Un grand poète et un grand géomètre semblent s'y donner le divertissement de jouer une conspiration……      Une pensée domine dans leurs lettres, c'est celle de réunir contre la révélation, toutes les forces de l'esprit philosophique ».

 

   La Correspondance de d'Alembert avec le roi de Prusse n'est pas une moindre preuve de son dévouement pour la même cause. Il s'y montre en quelque sorte l'ambassadeur de la philosophie auprès du monarque. Tantôt il le presse de chasser les Jésuites, et Frédé­ric lui-même est obligé de lui reprocher son acharnement. Tantôt il le sollicite de demander au grand Seigneur la réédification du temple de Jérusalem, pour l'embarras de la Sorbonne et les menus plaisirs de la philosophie. Ce double aveu a du moins le mérite de la franchise. D'Alembert recommandait fréquemment au roi des sujets à placer, de jeunes philosophes à favoriser. Pressé plusieurs fois par Frédéric d'aller se fixer auprès de lui, demandé aussi par l'impératrice de Russie, qui voulait le faire gouverneur de son fils, il refusa toutes ces offres. Il menait à Paris une vie tranquille et y jouissait de beaucoup de réputation. Il ne fut jamais inquiété, quoi­qu'on le connut bien pour un des coryphées de la philosophie, et obtint successivement pour 14,000 livres de pensions. On est étonné, après cela, que dans ses lettres au roi de Prusse, il se plaigne assez fréquemment de l’inquisition déchaînement contre la malheureuse philosophie, que l'on exerçait en France, et du et qu'ailleurs il crie à la persécution. Etrange abus de mots de prétendre que la philosophie était persécutée quand elle était toute puissante et d'ap-

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peler inquisiteur le gouvernement le plus indulgent pour ne pas dire le plus faible ! Nous devons dire, au reste, que d'Alembert était plus réservé dans son zèle que plusieurs de ses amis. Il se retira de bonne heure de la société du baron d'Holbach. Il n'approu­vait point qu'on cassât les vitres, et avait été aussi affligé qu'indigné de l'incroyable démence et sottise de l'auteur du système de la nature. Ce sont les propres expressions de d'Alembert dans sa lettre à Fré­déric, du 16 février 1783, et il ajoute que la philosophie a été en bien d'autres occasions menteuse et absurde. Il se plaint ailleurs que bien des faquins usurpent le nom de philosophe. Le 8 juin 1770, il écrivait au roi : « Je suis si excédé de livres et de brochures contre ce que Voltaire appelle l'infâme que depuis longtemps je n'en lis plus, et que je suis quelquefois tenté de dire du titre du philosophe : Je ne veux point de ce titre là. II y a trop de faquins qui le portent. On peut dire de tous nos écrivailleurs contre la superstition et le despotisme, ce qu'un Jésuite disait d'un de ses confrères : « Il nous mène si grand train qu'il nous versera. » Il est à regretter que d'A­lembert n'ait pas toujours été aussi judicieux.

 

   Ses dernières années se passèrent dans de douloureuses infirmi­tés. Il n'existait que pour souffrir, dit Marmontel, et il mourut dans les tourments de la pierre, n'ayant jamais voulu se faire opérer. Son testament commençait par ces mots : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. On dit que ses amis se relevaient pour le garder dans ses derniers instants, et l'empêcher de démentir les principes
qu'il avait professés. La Harpe assure dans sa Correspondance qu'un d'eux lui a dit que d'Alembert était canard. Grimm parle de lui avec une ironie marquée. « On l'accusait, dit-il, d'affecter très passionnément la gloire d'être le chef du parti encyclopédiste, et d'avoir commis pour les intérêts de cette gloire plus d'une injus­tice, plus d'une noirceur littéraire Ce qu'on ne saurait nier, c'est que les passions qu'inspire l'esprit de parti étaient bien sûrement celles dont il pouvait être le plus susceptible. » Grimm parle ensuite de ses petites persécutions philosophiques : « D'Alem­bert était devenu en quelque manière chef visible de l'illustre église dont Voltaire fut le chef et le soutien.... Mais cette domination ne

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fut jamais universellement reconnue. Aux yeux de beaucoup de gens il l'avait plutôt usurpée que conquise, et aux yeux même du grand nombre la supériorité de ses titres littéraires contribua bien moins à l'y maintenir que la subtilité de ses intrigues et de sa poli­tique (1).

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